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Table ronde 2 - Regarder l’autre

Représentation de l’exil et assignation

Hamedine Kane
Artiste plasticien, réalisateurn

11-01-2020

Je m’appelle Hamedine Kane, je suis artiste, réalisateur et je fais des installations vidéos. Je suis en Belgique depuis dix ans. Quand je suis arrivé en Belgique, je me suis d’abord retrouvé au centre d’accueil d’Yvoir dans le namurois, dans le cadre de ma procédure de demande d’asile. J’y ai vécu quelques années avant de venir m’installer à Bruxelles. Ce sont les rencontres que j’ai faites ici qui m’ont amené à me confronter à certaines pratiques artistiques, au cinéma puis aux arts plastiques.

Arriver dans un nouveau pays est difficile. Il y a toutes sortes de vexations. On n’imagine pas la violence de la confrontation à l’administration : comment on est traité, comment on est regardé, comment on est diminué. On devient un numéro, un dossier, un affabulateur potentiel. Le rapport au corps est très violent et on est aussi nié en tant que personne capable de penser. Le premier contact que l’on a avec l’administration du pays d’accueil est pour moi assez problématique. Ce que les gens vivent là fera partie d’eux·elles. C’est ça que l’Europe doit comprendre : que les conditions d’accueil déterminent l’inscription dans un territoire et le rapport au pays d’accueil. Ce n’est pas de la politique, c’est la vie. Le temps politique est très court, très fini, et le temps de la vie de quelqu’un qui s’inscrit dans un nouveau corps, un nouveau territoire, est beaucoup plus long et implique beaucoup plus de choses.

Il y a deux ans, je suis allé à Calais pour travailler sur les questions de migrations, d’exil et de représentations. La zone de Calais est l’endroit où il y a eu la plus grosse production d’images en 2016. Mais cette surmédiatisation ne donnait pas la mesure de ce qui se passait. Ce que l’on nous montrait à la télévision, c’était juste des ombres ou des masses de gens, sans identité, sans spécificité. Ce n’était même pas vraiment des personnes, juste des hordes d’ombres. Ce traitement médiatique faisait qu’on ne les voyait plus, qu’il·elles n’existaient plus que comme assignation. Et c’est cela qui m’intéressait. J’ai alors fait un travail de convocations et d’invocations à partir de ce qui se passait pendant l’esclavage, des routes esclavagistes par la mer, et j’ai essayé de le connecter avec ce qui se passe aujourd’hui. Il y a un réel travail de mémoire à faire. Lier des territoires sur des réalités passées et des réalités actuelles et sur ce que cela dit de notre humanité à tou·tes. Quand je suis dans un centre d’accueil comme celui d’Yvoir ou que je vais travailler à Calais, la question que je me pose en tant qu’être humain c’est : pourquoi cette différenciation ? Pourquoi est-ce qu’il·elles sont assigné·es là ? Comment s’inscrivent-il·elles dans une humanité, un pays ou une communauté ? Il faut accepter cet état de fait et ce que ça dit de nous. En tout cas moi c’est à partir de là que je travaille. Sur la question de la représentation, je pense qu’il est très important que des gens qui vivent des processus d’exil et de migration puissent eux·elles-mêmes se positionner sur ces questions d’une façon intellectuelle, littéraire, artistique, créative et même politique. Que ces personnes puissent définir ce qu’elles sont en train de vivre, les concepts, la pensée et le langage pour le dire. Camus disait : « Quand on nomme mal les choses, on rajoute aux malheurs du monde. » Même moi, qui ai vécu un processus de demande d’asile et d’intégration dans un nouveau pays, quand je suis à Calais, il m’est difficile de trouver la bonne distance pour comprendre les choses. Les caméras ne sont pas toujours adaptées pour capter ce qui fait qu’entre celui qui regarde et celui qui est regardé il y a quelque chose qui se passe, mais j’essaie de faire attention à cela. La difficulté et la crispation du traitement de la question migratoire en Europe vient aussi de la distance qui existe entre celles et ceux qui arrivent et celles et ceux qui sont là. La non-rencontre, ou la distance, ou l’assignation. Mon intuition est qu’une des manières de faire que cette rencontre se fasse est de passer par le cinéma, par l’art, par la littérature. Sinon, ça passe aussi par le travail des acteur·rices de terrain. Ces rencontres sont possibles, elles se font. Il est faux de dire que l’Europe n’est que rejet. Le rejet existe, on constate tous les jours les drames en Méditerranée, la présence des lieux d’enfermement et d’empêchement partout en Europe, mais c’est une réalité politique qui dépasse un peu le.a simple citoyen·ne. Dans leur positionnement individuel, humanitaire et humaniste, dans leur façon d’habiter le monde, certain·es Européen·nes font preuve d’un véritable engagement.

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Un entretien avec Hamedine Kane, intitulé « Il n’est de frontière qu’on outrepasse », est paru dans le hors-série du Journal de Culture & Démocratie – «Camps». L’article est disponible en ligne ici.