Benjamin Monteil
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Dossier

Resserrer nos mondes : retrouver le territoire

Renaud-Selim Sanli, chargé de projets à Culture & Démocratie

19-11-2021

La notion de territoire a mauvaise presse dans le champ de l’idéologie. Pourtant des penseurs comme Bruno Latour lui redonnent une force critique. Le travail de ce sociologue et philosophe a nourri une part importante des discussions en amont de ce dossier. Cet article en livre quelques éléments qui, en écho à d’autres pensées voisines, résonnent avec notre projet éditorial. Il montre comment la notion de territoire chez Bruno Latour peut servir de point de départ pour comprendre et agir sur les nœuds politiques, économiques, culturels et sociaux. Loin d’une notion surplombante qui aurait pour objectif de « distribuer le Savoir critique », cette notion peut permettre d’apprendre à lutter avec le monde dans lequel nous vivons.

La notion de territoire renvoie souvent à un espace fermé, ou du moins circonscrit, à partir duquel certaines choses et existences sont incluses et d’autres exclues. Autrement dit, elle comprend sa propre clôture. Nous aurions pourtant tendance à vouloir toujours ouvrir, ouvrir vers autre chose, englober tout, être universel·les, absolument cosmopolites, ne surtout pas circonscrire. Et pourtant nous y tenons, à cette notion. Pourquoi ? Retournons le problème : n’avons-nous justement pas été trop larges, trop grand·es, trop démesuré·es, trop universel·les, trop planétaires lorsque nous abordions des questions politiques, sociales, juridiques, économiques, lorsque nous abordions la question de nos valeurs, de nos modes de vies, de nos analyses, soit de notre écologien ? À force de vouloir penser global, n’avons-nous pas perdu non la Terre mais nos mondesn ? Pour autant, nous refusons l’idée d’un retour au territoire clos — le national, l’étatique. Bruno Latour, dans une pensée nouvelle de nos manières d’habiter la Terre, insiste depuis quelques années sur notre nécessité d’être, de devenir, des « terrestres »n, de réellement prendre en compte nos manières d’habiter, et donc sur la nécessité de repartir d’où nous vivons et de quoi nous vivons. La proposition a tout l’air d’une évidence, pourtant nous n’en avons pas l’échelle.

Prenons pour axiome, comme le propose Latour dans son livre suis-je ?n, que nous sommes dans un Nouveau Régime Climatique, un régime de catastrophes et de désorientation − axiome qui semble difficilement révocable s’il fallait encore attendre les derniers rapports du GIEC pour s’en persuader. Désorientation du monde, des mondes, mais aussi notre propre désorientation écologique. Jusqu’ici le progrès nous donnait un horizon, une ligne à suivre, qui bien que sans horizon visible laissait à croire que chaque génération était garantie par celle d’avant et garantissait la suivante. Cet horizon n’existe plus et nous qui vivons désormais avec et dans nos manières d’être sommes pris·es dans des réflexes de double-contradictions, des manières qui semblent se contredire. D’un côté « sauver la terre pour se sauver », de l’autre « prendre l’avion pour se reposer à la plage après une année éprouvante », ou encore « faire 500 km en voiture pour voir ses proches ». Des réflexes qui sont aussi de trop grosses abstractions dans nos manières de nous y rapporter, de les penser comme dépendances contradictoires. Le problème est posé sur le mode du « ou/ou », soit celui d’une proposition qui doit être tranchée entre l’un ou l’autre. Et peut-être est-ce le cas d’ailleurs ! Mais comment atterrir avec cette proposition ? Comment ne pas tomber dans la culpabilité de ne pas « faire », nous qui pourtant « savons que »n ?

Si l’on suit la pensée de Bruno Latour avec Isabelle Stengers, la question de repartir de nos territorialités, de nos pratiques situées, court-circuite les voies parfois sans issue d’une critique rationnelle de nos modes de vies, des grandes explications qui nous permettent de « bien comprendre », de « bien savoir » et pourtant de ne pas réussir à changer ce de quoi nous sommes devenu·es conscient·es. Ce monde dont nous savons expliquer les rouages ne se retrouve-t-il pas d’emblée figé, dépeuplé par la critique elle-même froide ? La pensée critique est ici comprise comme pensée qui se rend consciente des processus d’oppression, et dont la conscience suffirait à se défaire de sa propre aliénation. Si c’était le cas, le capitalisme aurait péri depuis très longtemps.

À ce mode opératoire réflexif, Bruno Latour préfère une redéfinition du cadre d’action dans lequel nous nous trouvons : partir du territoire, de l’enquête comprise comme une description minutieuse de nos dépendances. Il n’y a pas un territoire et dans un second temps ses habitant·es (humain·es), mais des enchevêtrements de dépendances (humaines, techniques, sociales − plus qu’humaines en somme) qui sont le territoire. En un sens, l’enquête fait le territoire. Le territoire est ce de quoi et avec quoi on vit, il peut donc parfois dépasser les localités administratives et mêmes géographiques pour s’étirer jusqu’au bout du monden (nous dépendons par exemple du pétrole pour rouler), et nos attaches ne sont pas seulement rationnelles. Isabelle Stengers et Philippe Pignarre écrivaient dans La sorcellerie capitaliste qu’en termes de puissance d’agir et de lutte, la pensée critique court le risque de la grande explication qui se suffirait à elle-même et pourrait transcender sa position enchevêtrée avec les processus capitalistes.

Ceux-ci relèvent plus d’un système sorcier, d’envoutement, de mobilisation des corps que d’une machine analytique dont il suffirait de comprendre l’ensemble des rouages pour nous en défaire.

« Mais la question peut se poser également à d’autres, à tous ceux, toutes celles qui procèdent par grandes explications […] La faute au Capitalisme, à la Société, à la Technoscience, au Patriarcat, à … Toutes ces dénonciations peuvent certainement annoncer et inspirer des pratiques de résistance et de lutte très importantes. Nous ne sommes pas des juges et jamais ce que nous écrirons ne devra être entendu sur le mode de “voilà ce qu’il faut faire”, ou ne pas faire. De notre point de vue de jeteurs de sonde, ce qui importe est la manière dont de telles luttes pourront se protéger contre ce qui les menace toutes. Elles ont, en effet, en commun d’invoquer quelque chose qui, si l’on n’y prend garde, peut très facilement revêtir les traits d’une vérité qui transcende les conflits, et les explique. Ce qu’on appelle la politique − les pratiques qui s’adressent aux situations qui divisent et font hésiter − n’est plus alors qu’un théâtre des apparences, où l’on s’agite, discourt et magouille, alors que les vrais enjeux seraient ailleurs. Comme si, en conséquence, la politique était vouée à disparaitre lorsque, enfin, le véritable responsable de tout ce qui nous divise aurait été vaincu. »n

Atterrir, complexifier les relations dans lesquelles nous sommes pris·es, au sens parfois même de capturer pour mieux en sortir, non pas pour retrouver un ciel vidé de relations, décoller de la Terre comme veulent le faire les Jeff Bezos de ce monde, mais en créer d’autres, avoir d’autres dépendances et savoir en prendre soin.

Prenons une situation assez concrète, celle de mars 2020. Tout s’arrête. Le virus fait rage, mais en même temps, une situation inédite s’offre à nous : il est possible d’arrêter la production effrénée du capitalisme, l’extractivisme pendant un temps. Alors pourquoi ne pas s’engouffrer dans ce moment et repenser nos modes de productions de mondes ? Seulement face à l’ampleur d’un monde globalisé, encore une fois, nous nous retrouvons désemparé·es. « Il y a trop », et à partir de là soit c’est le défaitisme, soit sa forme inversée, un triomphalisme d’« à qui sait le mieux ce qui nous arrive ». Il y a trop. Chaque usine arrêtée est peut-être un bienfait pour l’écologie, mais est parfois désastreuse pour nos territoires existentielsn : combien de personnes se retrouvent au chômage forcé provoquant une misère économico-sociale de grande ampleur ? Certes, nous pouvons proclamer que d’autres emplois plus en adéquation avec le dérèglement actuel seront créés. Mais quand c’est dans votre région qu’arrivent ces licenciements, que ce sont vos voisins et voisines qui sont impacté·es, tout change. Non que nous ne soyons pas capables d’empathie politique au-delà du chez-soi, mais nous nous rendons soudain compte que oui, notre quartier vit avec un grand supermarché en son centre, qui nourrit telle et telle famille, qui fait travailler tel·le et tel·le producteur·ice, telle et telle compagnie de transport. Et plus nous enquêtons, plus nous nous apercevons que la situation est complexe parce que peuplée de relations qui le sont tout autant. Et tant mieux !

Face à l’état du monde, nous ne cessons de craindre et conjurer la dévastation (risque réel), mais à y regarder de plus près, nous ne sommes pas encore des êtres esseulés. Le territoire aussi s’étire et se contracte selon les relations qui le tissent. Mais du supermarché, pourtant, en voulons-nous ? Bruno Latour de raconter un moment télévisuel durant le confinement d’un producteur de tulipes en pleurs devant les caméras, obligé de jeter toutes ses fleurs. Mais au fur et à mesure de l’entretien nous comprenons et voyons que toute sa production est hors-sol et acheminée en avion. Que faire alors ? Comment depuis nos territoires interrompre le front de modernisation qui nous mène à notre perte et ce depuis nos territoires ? Remplacer un supermarché par une « alternative » qui semble plus locale, bio pourrait exclure à son tour une partie de nos coexistant·es.

Un an et demi après le premier confinement de 2020, la proposition de Bruno Latour nous parait trop optimiste, le rythme a repris et le monde d’après est le monde d’avant. Pourtant dans les lignes qui suivent, rédigées en mars 2020, quelque chose reste opératoire et peut nous servir de ligne directrice pour tout travail politique ou culturel et social : « D’où l’importance capitale d’utiliser ce temps de confinement imposé pour décrire, d’abord chacun pour soi, puis en groupe, ce à quoi nous sommes attachés ; ce dont nous sommes prêts à nous libérer ; les chaines que nous sommes prêts à reconstituer et celles que, par notre comportement, nous sommes décidés à interrompre. Les globalisateurs, eux, semblent avoir une idée très précise de ce qu’ils veulent voir renaitre après la reprise : la même chose en pire, industries pétrolières et bateaux de croisière géants en prime. C’est à nous de leur opposer un contre-inventaire. Si en un mois ou deux des milliards d’humains sont capables, sur un coup de sifflet, d’apprendre la nouvelle “distance sociale”, de s’éloigner pour être plus solidaires, de rester chez soi pour ne pas encombrer les hôpitaux, on imagine assez bien la puissance de transformation de ces nouveaux gestes barrières dressés contre la reprise à l’identique, ou pire, contre un nouveau coup de butoir de ceux qui veulent échapper pour de bon à l’attraction terrestre. »n

Nous n’avons pas cessé de décrire notre monde, ne serait-il pas temps de le changer ? En quoi le fait de décrire le monde proche dans lequel on vit et sur lequel on veut agir change les choses ? Cette fois-ci décrire veut aussi dire nous inclure, nous positionner au sein d’une zone critique, comprendre vraiment par quel·les acteurs et actrices, quelles existences passe notre propre mode d’existencen. Savoir très concrètement de quoi il se nourrit et ce qui l’empêche, quels autres modes d’existence il détruit ou contraint et ainsi de suite. Plus cette description sera complète, plus nous verrons d’abord que ce monde n’est pas si dépeuplé, uniquement accaparé par des logiques froides, et ensuite quels nœuds serons-nous devenu·es capables de couper collectivement pour en fortifier d’autres, ilots après ilots, territoires après territoires. C’est à partir de ces territoires que nous pourrons combattre les décollements hors-sols de la politique − qu’elle soit culturelle, sociale, écologique ou économique − qui menacent ce à quoi nous tenonsn.

 

Image : © Benjamin Monteil

1

Ici écologie se réfère à une science des relations dans le sens de Félix Guattari et des territoires existentiels. Voir Les trois écologies, Galilée, 1989.

2

Voir Bruno Latour, « Si tu en viens à perdre la Terre, à quoi bon sauver ton âme ? », in Jacques-Noël Pérès (dir.) L’avenir de la Terre : un défi pour les Églises, Desclée de Brouwer, 2010,
p. 51-72.

3

Bruno Latour, Où atterrir ?, La Découverte, 2017.

4

Bruno Latour, Où suis-je ?, La Découverte, 2021.

5

Lire à ce sujet les ouvrages d’Isabelle Stengers, Médecins et sorciers et bien sûr La Sorcellerie capitaliste mais aussi le malheureusement presque prophétique Au temps des catastrophes.

6

Lire à ce sujet le très beau livre d’Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde, trad. Philippe Pignarre, La Découverte, 2017.

7

Isabelle Stengers et Philippe Pignarre, La sorcellerie capitaliste, La Découverte, p. 25.

8

C’est peut-être l’arme la plus importante du capitalisme contemporain, nous situer dans des positions de double- contraintes, contradictoires et de force égales. Voir notamment l’article : Aline Fares, « La sorcellerie capitaliste : pratiques de désenvoutement, Isabelle Stengers et Philippe Pignarre », in Neuf essentiels sur la dette, le surendettement et la pauvreté, Culture & Démocratie, 2019.

10

La question des modes vient d’Étienne Souriau. Voir à ce sujet : Renaud-Selim Sanli, « L’abaliété et le problème de la connaissance du singulier : les procédés romanesques », Nouvelle revue d’esthétique, vol. 19, n°. 1, 2017, p. 43-53.

11

La formule nous vient du magnifique livre d’Émilie Hache, Ce à quoi nous tenons. Propositions pour une écologie pragmatique, La Découverte, 2011.

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Journal 53
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