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Dossier

Revenir sur Terre et démentir la fatalité du dualisme nature/culture

Alexandre Galand
Docteur en histoire, art et archéologie

20-04-2017

Depuis plusieurs siècles, l’Occident entretient un certain dualisme entre les notions de Nature et de Culture. Mais d’autres manières d’être et d’appréhender notre environnement existent (en Sibérie, en Amazonie, en Nouvelle-Zélande...). Alexandre Galand, après un rappel de ces différentes ontologies*, nous invite à « recomposer les rapports » entre nature et culture.

« Les rivières sont nos frères » (Chef Seattle, 1854n)
Ce mercredi 15 mars 2017, le Whanganui, un cours d’eau de la Nouvelle-Zélande, s’est vu attribuer par le parlement une « personnalité juridique, avec tous les droits et les devoirs attenants n». Cette décision rend compte d’une vision a priori surprenante, où les êtres de la nature — les animaux, les éléments du paysage…, objets qu’on peut utiliser et auxquels on peut porter atteinte sans risque d’une réaction proportionnée –, deviennent sujets. Cette volonté de divers peuples de faire reconnaître les « autres qu’humains » comme des individus disposant de droits semblables à ceux des humains traduit une vision du monde où les frontières et lignes de tensions entre « nature » et « culture » ne passent pas aux mêmes endroits qu’en Occidentn.

Le dualisme occidental
Mots d’origine latine, « nature » et « culture » désignent moins des objets concrets que des ensembles de représentations. Comme l’histoire ou l’art, ce sont des concepts issus de contextes géographiques et temporels spécifiques, comme celui de l’Occident. Ils ont notamment servi à décrire et expliquer des sociétés non-européennes, comme si leur validité descriptive était universelle. La méfiance, de mise face à ces outils et notions prétendument universalistes, impose la pratique du relativisme, qui consiste « à ne pas prendre les valeurs et les institutions de l’observateur comme modèle pour étalonner les valeurs et les institutions de l’observén ».
Étymologiquement, l’idée de nature (du latin natura) correspond à un état de devenir – ce qui naît – qui évoluerait sans l’apport d’une intervention extérieure. Cet état dynamique s’opposerait à l’artificiel. Mais cette distinction ne serait qu’une illusion : « Tout artefact n’existe que par le substrat naturel qui le compose et, à quelques exceptions près, on peut dire de la nature sur la planète Terre qu’elle est aujourd’hui une nature habitée par la présence humaine et inévitablement marquée par les interactions avec ellen. » L’anthropocène*, cette période – contemporaine – où l’humanité devient l’égale d’une force tellurique, constituerait ainsi l’acmé de cette confusion entre nature et artifice, entre nature et culture.
À travers l’histoire, l’homme occidental s’est pourtant émancipé de la nature au point de se considérer comme « un empire dans un empire ». (Spinoza, préface de l’Éthique, 1677). Dès la préhistoire, la fabrication des premiers outils, la maîtrise du feu, l’usage de pratiques funéraires et l’invention de l’art sont autant de pas éloignant l’homme et ses ancêtres de la « nature ». C’est durant le néolithique que le processus s’enracine avec la domestication des animaux et des plantes par le biais de l’agriculture (et les coupes de forêts qui en résultent).

« Nature » et « culture » désignent moins des objets concrets que des ensembles de représentations. Comme l’histoire ou l’art, ce sont des concepts issus de contextes géographiques et temporels spécifiques, comme celui de l’Occident. Ils ont notamment servi à décrire et expliquer des sociétés non-européennes, comme si leur validité descriptive était universelle.

Dans la mythologie gréco-romaine, par exemple dans la Théogonie d’Hésiode au VIIIe siècle av. J.-C., nature et culture sont indissociablement reliées. Tous les êtres vivants sont issus des mêmes êtres divins : le Ciel, la Terre, le Soleil ou la Lune. Rien ici ne sépare donc l’humain de la nature. A contrario, la philosophie qui s’élabore en Grèce durant les siècles qui suivent contribue fortement à fixer le paradigme séparateur de la position occidentale face à la naturen. Parmi d’autres notions, le dualisme de Pythagore, repris par Platon, postule que l’homme dispose d’un corps lié au monde physique et contingent, à la nature, tandis que son âme reflète le divin. Cette transcendance de l’âme humaine a pour effet de mettre la nature, mécanique et profane, à distance.
La tradition judéo-chrétienne et les versets 27 et 28 de La Genèse ont également influencé la manière dont l’homme s’est cru autorisé par Dieu à user et abuser de la nature à sa guise : « Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu, il créa l’homme et la femme. Dieu les bénit, et Dieu leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre. »
Promoteur de l’éthique environnementale, John Baird Callicott a dégagé trois types d’interprétation de ce passage, dont une qu’il décrit comme « despotiquen ». Nul doute que celle-ci, reposant sur le supposé droit divin de l’homme à exploiter la nature sans modération, a eu les pires conséquences, même si certains aspects de l’histoire judéo-chrétienne tel le message de saint François d’Assise ont pu (trop légèrement) tempérer ces néfastes effets.
La Renaissance, moment charnière, est caractérisée par l’essor de la science moderne et d’un regard réflexif sur les choses de la nature et de la culture. La pensée de René Descartes est à ce titre fondatrice. Pour ce dernier, le monde équivaut à un système mécanique dans lequel évoluent des corps et des animaux-machines. Ceux-ci ne seraient que des assemblages de pièces et de rouages, dénués de conscience, qu’on pourrait dès lors user et maîtriser. Par contre, les hommes disposeraient d’une âme les distinguant radicalement de ce monde mécanique et leur permettant de s’ériger en « maîtres et possesseurs de la nature ». Sur la destruction mécanisée du vivant en abattoirs, sur la sixième extinction des espèces, plane ainsi l’ombre de la pensée dite cartésienne.
Avec la Révolution industrielle, dès la fin du XVIIIe  siècle, le processus d’artificialisation des paysages et des expériences s’accélère et contribue encore à faire reculer la nature et à la dissocier de la culture. L’homme occidental peut désormais évoluer dans un monde à son unique mesure, dans lequel la nature serait un arrière-plan utile et indispensable (pour combien de temps ?), mais désinvesti et désenchanté. Cette vision n’est cependant pas unique. On peut ainsi citer la philosophie romantique selon laquelle l’homme et la nature font partie d’un tout, d’une même unité (il s’agit notamment de « l’être un avec le tout » dans l’Hyperion d’Hölderlin, 1797-1799), où les choses du monde sont investies d’une âme, d’un souffle vitaln.

Par-delà nature et culture
Cette manière duale d’être et de se concevoir est pourtant minoritaire dans l’histoire de l’humanité. Néfaste à l’échelle globale, elle n’est notable qu’en Occident depuis seulement quelques siècles. Dans Par-delà nature et culture, Philippe Descola a démontré la diversité des liens tressés par l’homme avec son environnement, à l’échelle de l’humanitén. Les quatre grands modèles dégagés par l’anthropologue, les ontologies animiste, naturaliste, analogique et totémique seraient caractérisées par les relations qu’entretiennent humains et non-humains. Par exemple, en Occident, l’ontologie qui prévaut depuis quelques siècles est le naturalismen. En son sein, les humains se distinguent des non-humains en ce qu’ils seraient les seuls à disposer d’une intériorité (d’une âme, d’une conscience). Leur physicalité par contre (le corps constitué d’atomes et régi par les processus physico-chimiques) les rapprocherait des non-humains.
Cette séparation nette entre les hommes et leur environnement n’est pourtant pas une fatalité ontologique. L’animisme (en Sibérie, en Amazonie, dans le nord de l’Amérique du Nord…) par exemple est l’exact inverse du naturalisme : les non-humains (animaux, plantes…) présentent une intériorité proche de celle des humains, voire identique, mais ils se différencient tous par leur physicalité. Dans un tel monde, la chasse par exemple est loin d’être un acte anodin puisqu’il s’agit de tuer et de consommer un proche avec lequel il faut dès lors négocier.
Dans le cadre de cette ontologie animiste, la perspective amérindienne considère que « chaque espèce d’existants se voit elle-même comme humaine […]. Ainsi, quand un jaguar regarde un autre jaguar, il voit un homme, un Indien, mais quand il regarde un homme – ce que les Indiens voient comme étant un homme –, il voit un pécari ou un singe, puisque ce sont là les gibiers les plus appréciés par les Indiens amazoniens. […] L’ »humanité » est à la fois une condition universelle et une perspective localen. » Dans un tel monde, on pourrait presque dire que la nature n’existe pas, puisque tout relève de « l’humanité » et donc, de la culture !

Choisir son camp dans la « guerre de Gaïa »
S’il est bien un contexte qui semble indiquer que le dualisme nature/culture ne tient pas ou plus la route, c’est celui de l’anthropocène. À force d’être ignorée et abimée, la nature revient sur le devant de la scène (pour autant qu’elle l’ait jamais abandonnée), sous la forme du réchauffement climatique et des catastrophes qui en découlent, de la sixième extinction des espèces, mais encore – liste non exhaustive – de la modification des cycles « naturels » de l’eau, de l’azote… Cette nature que les Occidentaux ont voulu externaliser se révèle peu encline à s’éclipser. À l’ère de l’anthropocène, l’heure d’une révolution ontologique a peut-être enfin sonné. Bien entendu, on ne décide pas de changer d’ontologie et les Occidentaux ne pourront pas adopter l’animisme des Amérindiens par conviction morale et/ou politique. Mais il est certainement envisageable de bousculer nos valeurs anthropocentrées et notre ontologie naturaliste pour restaurer ou instaurer des connexions moins mortifères entre humains et non-humains.
La distinction entre l’homme et la nature doit encore et toujours être questionnée, mais conservée : les humains sont tenus de prendre en charge toute une série de responsabilités vis-à-vis des non-humains. On désirera ainsi « desserrer l’étau » du dualisme pour « recomposer les rapports » entre nature et culture, « en les concevant comme des rapports de participation, non d’exclusionn ». Ces « rapports de participation » impliquent un décentrement du regard et de l’action. Par exemple, légiférer est d’une importance cruciale afin de conférer une existence juridique à tous ces non-humains qui pourraient, dès lors, comme cette rivière de Nouvelle-Zélande, faire entendre leur voix, par le biais de représentantsn. Promouvoir des imaginaires propres à réenchanter le monde, à réanimer les « choses » et à préserver la diversité des manières d’être et de faire est enfin un chantier majeur.
Il convient pour conclure d’évoquer ce que Bruno Latour nomme la « guerre de Gaïa », guerre opposant les Humains et les Terriens, ainsi que des non-
humains dans chaque camp opposé (des animaux, des glaciers, le CO2, des machinesn…). Ce conflit décisif a lieu partout, entre les individus et au sein même de ceux-ci. Les Humains sont ceux qui continuent à nier la nature, à se bercer des illusions du progrès et du dualisme, à aggraver les effets néfastes de l’anthropocène. Les Terriens, par contre, sont ceux qui prennent acte courageusement des catastrophes en cours et choisissent de revenir sur Terre, afin d’assurer la « survie du futurn ». À chacun, désormais et « par-delà nature et culture », de choisir son camp.

https://pardelablog.wordpress.com

1

Sentence du Chef Seattle, issue d’un discours (dont l’authenticité est discutée) prononcé en 1854.

2

« En Nouvelle-Zélande, un fleuve reconnu comme une entité vivante », Le Monde/AFP, 16/03/2017 : http://lemde.fr/2m3vOI4

3

On peut également citer la constitution de l’Équateur qui a institué Pachamama, la Terre-Mère, comme un sujet de droit.

4

Philippe Descola, La composition des mondes. Entretiens avec Pierre Charbonnier, Flammarion, Paris, 2014, p. 243.

5

Bernard Feltz et Charlotte Luyckx, « Nature (histoire et philosophie) » in Dominique Bourg et Alain Papaux, Dictionnaire de la pensée écologique, Puf, Paris, 2015, p. 681-685. Sur l’idée de nature, voir également François Dagognet, Considérations sur l’idée de nature, Vrin, Paris, 2000 et Robert Lenoble, Histoire de l’idée de nature, Albin Michel, Paris, 1969.

6

Pierre Hadot, Le voile d’Isis. Essai sur l’histoire de l’idée de Nature, Gallimard, Paris, 2004.

7

John Baird Callicott, Pensées de la terre. Méditerranée, Inde, Chine, Japon, Afrique, Amériques, Australie : la nature dans les cultures du monde, Wildproject, Marseille, 2011, p. 45-59.

8

Bernard Feltz et Charlotte Luyckx, op. cit., p. 682-683. Ces auteur-e-s mentionnent également l’essor de la deep ecology, l’écologie profonde, comme alternative à l’anthropocentrisme occidental.

9

Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, Paris, 2005.

10

N.D.L.R. Cette qualification ne va pas de soi comme le rappelle Joël Roucloux, page 13.

11

Déborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro, « L’arrêt de monde » in De l’univers clos au monde infini, Dehors, Paris, 2014, p. 280-281.

12

Catherine et Raphaël Larrère, Penser et agir avec la nature. Une enquête philosophique, La Découverte, Paris, 2015, p. 52-53.

13

Valérie Cabanes, Un nouveau droit pour la Terre. Pour en finir avec l’écocide, Seuil, Paris, 2016. C’est également ce qu’a proposé Bruno Latour avec son « parlement des choses » (voir notamment l’article « À nouveaux territoires, nouveau sénat », paru dans Le Monde du 10/01/2003 : http://bit.ly/2oc30tE).

14

Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, La Découverte, Paris, 2015.

15

Déborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro, op. cit., p. 339..

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