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Dossier

Richesses et pauvreté : la redistribution comme rêve nécessaire

Pierre Hemptinne, directeur de la médiation culturelle à PointCulture, administrateur de Culture & Démocratie

28-08-2024

Il serait intéressant d’étudier l’histoire des discours sur les pauvres. Peut-être serait-ce le moyen de révéler la dimension délirante, arbitraire et politique du maintien de la pauvreté dans notre système social. Selon les faits et non selon un quelconque esprit complotiste.

Voici un échantillon des années 1970 : Crispin Tickel – futur ambassadeur britannique aux Nations unies, chef de cabinet du président de la Commission européenne et conseiller de Margaret Thatcher –, reprend les thèses du pasteur Malthus, formulées deux siècles plus tôt, et affirme que si les gouvernements risquent « d’endommager les délicats mécanismes de l’atmosphère », c’est parce qu’ils répondent aux demandes exorbitantes « des affamés, des pauvres ou des chômeurs ». En effet, « trop miséreux, les pauvres détruisent l’environnement en surexploitant les ressources naturelles. Trop bien organisés, ils obtiennent de l’État social une redistribution indue de la richesse. La propriété privée est menacée et l’État devient ingouvernable – d’après les penseurs conservateurs de l’époque. Au grand banquet de la nature, écrivait Malthus, tout le monde n’a pas son couvertn. »
Ces manières de penser (si cela s’appelle penser) n’ont pas disparu avec les années 1970, elles évoluent, elles s’adaptent. Ceux et celles qui cultivent le « mépris du pauvre qui serait seul responsable de son sort et phagocyterait les richesses produites par d’autres n» donnent le ton au niveau de l’opinion publique la plus répandue. Cela résulte du culte de la réussite économique que l’on ne devrait qu’à soi-même, immergé dans l’économie de marché, en oubliant que toute richesse est une production sociale, donc collective. Au moment des élections, aucun programme ne donne la priorité à l’instauration d’une société égalitaire, résorbant la pauvreté. La prédominance va à défendre une croissance chimérique et la création d’emplois, en libéralisant le marché du travail, en encourageant une flexibilité qui fragilise les droits des travailleurs et, in fine, en criminalisant le chômeur : s’il ne trouve pas de travail, c’est de sa faute.
Emmanuel Macron, certainement, incarne cette opinion quand il répond à un jeune en t-shirt qui l’apostrophait en soulignant l’inégalité de leurs vêtements : « La meilleure manière de se payer un costard, c’est de travailler. » Violent dialogue de sourds qu’explicite une prof sur Facebook : « Mais Macron, tes costards, c’est des Lagonda, ça coûte 1.200 euros pièce. Tu sais que 1.200 euros c’est le salaire d’une caissière en un mois ? Tu crois qu’elle ne bosse pas, elle ? Tu crois qu’elle reste toute la journée sur un transat à rien foutre ? » (Pour voir la petite vidéo qui fait du bien, tapez « Macron, ta gueule » dans Google.)

L’analyse des discours sur la pauvreté recouperait l’histoire des notions de propriété privée et de redistribution. Jusqu’à ce que ces questions, dans les phases les plus récentes du néolibéralisme, soient niées, tues, pour mettre en place ce que Maurizio Lazzareto appelle une gouvernance par la dette, complètement décomplexée (comme on le dit d’une certaine droiten). Une loi de la dette qui ne fait qu’engendrer pauvreté et exclusion. Voici comment le journal Le Monde rendait compte de cet ouvrage : «  »Transformer chaque individu en sujet économique endetté », telle est la logique du système dans lequel nous vivons aujourd’hui. L’Homo debitor, affirme Maurizio Lazzareto, est la nouvelle figure de l’Homo economicus. Il n’a plus de droit au logement, mais un crédit immobilier. Il n’a plus le droit à la scolarisation mais, sur le modèle anglo-saxon, à des prêts pour payer ses études. La dette […] est donc un formidable outil de contrôle social. Elle permet « de disposer à l’avance de l’avenir ». Elle conjugue de façon anticipée « toute bifurcation imprévisible des comportements ». […] C’est l’idée que l’on n’en a jamais fini avec la dette. Une de ses thèses les plus audacieuses, et donc évidemment discutable, est que le passage d’une dette finie à une dette « infinie » est caractéristique de la modernité. L’homme endetté serait le Sisyphe des temps modernes. »
Aux États-Unis, où ce modèle est florissant, un individu sur deux ne peut faire face à une dépense imprévue de 400 dollars. Dans ce cadre, on comprend bien ce que signifie que toute bifurcation soit hautement improbable. Sauf pétage de plomb. Nul besoin de sombrer dans la paranoïa pour considérer que le capitalisme trouve de l’intérêt à entretenir une masse importante de chômeurs, précaires et exclus pour exercer une pression sociale constante favorable aux « réformes » du droit du travail. Quand on est acculé au rien, on est prêt à accepter n’importe quoi.

En lisant le petit livre didactique La juste part de David Robichaud et Patrick Turmel, j’ai mesuré combien l’esprit qui devrait inspirer la redistribution et en faire évoluer les modalités est soigneusement dévitalisé. Quel responsable politique en fait encore, dans ses discours publics, un pilier de la vie démocratique ? L’idée la plus répandue – écoutez dans les trains, les files à la caisse, sur le trottoir – est que la redistribution, incarnée par les taxes et l’impôt, est une sorte de vol, une manière de priver les individus de leurs biens durement acquis. « On présume ainsi qu’il existerait un revenu avant taxes et impôts qui représenterait ce que nous aurions pu obtenir par nous-mêmes sur le marché, et que l’État viendrait en bonne partie nous confisquern. »
C’est un égoïsme profond et structurel qui fleurit, qui laisse entendre que chaque individu devrait recevoir le fruit intégral de son travail, ça lui revient. C’est le triomphe sans partage de l’économie de marché et de ses mythes de la réussite personnelle, le culte du self-made man, la fascination du Lotto… La philosophie de la redistribution, c’est tout autre chose : tout seul, je ne peux rien, je ne peux rien créer, rien penser, rien posséder, absolument rien. Cette dimension fondamentale du vivre ensemble devrait jouer un rôle décisif dans la détermination des valeurs d’échange des biens et services, dans l’évolution des droits de propriétés, matérielles et intellectuelles. Malheureusement, elle souffre de son côté abstrait, ce qui en facilite la mise à l’écart par le politique.

Pour la rendre plus palpable, les deux auteurs de La juste part partent d’une expérience réelle et très parlante. Le designer Thomas Thwaites s’est lancé ce défi : parviendrait-il, selon le principe d’un Robinson sur une île déserte, à construire un grille-pain, sans aucune aide, complètement seul ? Cet appareil banal qui semble assez rudimentaire et coûte autour de 10 euros ne semblait pas impossible à dupliquer. Au final, cet engin se révèle « composé de 404 pièces faites des matériaux les plus variés » et cela lui a coûté « 250 fois le prix du modèle de départ, sans compter l’effort, le temps et les milliers de kilomètres parcourus pour trouver les matériaux nécessaires n». Et au bout du compte, si l’appareil homemade réussit un peu à chauffer le pain, « il faut surtout noter que Thwaites n’a pas lui-même conçu le grille-pain : il ne s’intéressait qu’à sa fabrication, en calquant un travail d’ingénierie et de design déjà fait. Il n’inventait pas non plus les méthodes de transformation des ressources naturelles, il avait recours à des savoirs spécialisés nombreux et variés, par des lectures ou des rencontres avec divers spécialistes. Et il utilisait pour cette transformation des outils (dont un four à micro-ondes !) dont il ne pouvait certainement pas réclamer la paternité. Et que dire de toute son éducation préalable, nécessaire non seulement pour reconnaître les pièces et les matériaux, mais tout simplement pour lire et parler de tout ça n? »
En partant de cet exemple imagé, si on passe un peu de temps à se représenter concrètement qui est impliqué dans la conception, la fabrication du grille-pain et dans la transmission des savoir-faire nécessaires à continuer à produire ce type d’engin, on établit fermement à quel point une invention n’est jamais la propriété d’un seul inventeur, d’une seule marque. Il n’y a pas que les corps de métier impliqués dans l’invention proprement dite, mais aussi, avant et autour, tous les individus qui permettent à ces corps de métier de naître et se former, d’exister, d’exercer, de forger des compétences spécifiques, se différenciant avec le temps. Et pour que ces corps de métier puissent travailler, recruter du personnel, s’appuyer sur les bonnes compétences et les modes de gestion efficaces, d’innombrables institutions doivent fonctionner, ainsi que les structures de soins, d’éducation culturelle et de scolarité avec leurs personnels particuliers.
C’est une ramification énorme et qui ne tisse pas des liens de dépendance uniquement entre ceux et celles qui inventent ou jouent des rôles déterminants, mais incluant des métiers annexes, proches et lointains, ainsi qu’une multitude de « petites mains » qui travaillent dans l’ombre, et font en sorte que les choses se fassent, que les savoir-faire se propagent dans le corps social, se partagent comme patrimoine commun. En poussant cet exemple jusqu’au bout, on atteint peut-être une limite absurde où tout le monde pourrait revendiquer un droit de propriété sur la fabrication industrielle de chaque grille-pain, et pourtant, cet absurde dit quelque chose de fondamental qu’il faut préserver et enseigner.
Les auteurs de La juste part utilisent un autre exemple pour expliciter la dimension collective de chaque production de richesse : « Bill Gates mérite-t-il de posséder une fortune qui équivaut au produit intérieur brut de bien des petits pays ? N’a-t-il pas profité d’un contexte social, culturel, technologique et économique dont il n’est pas du tout responsable ? Ses idées, aussi brillantes soient-elles, auraient-elles été aussi profitables pour lui s’il était né dans un contexte différent ? Probablement pasn. »
Ce sont des exemples qui peuvent sembler simplistes, mais justement, cette dimension naïve accompagnée d’extraits d’études scientifiques déconstruisant les évidences de la propagande néolibérale, éclaire à quel point nous sommes plongés dans une économie individualisante, une compréhension étriquée du vivant et de la création qui légitime, à travers nous souvent, que les plus-values produites par toutes et tous alimentent avant tout les caisses d’une minorité (le 1% le plus riche).
C’est là, probablement, qu’il y a une captation du commun par les dominants, une enclosure des savoir-faire anonymes sans lesquels rien ne se réalise et, enfin, un détournement de la notion de propriété au profit des nantis (qui possèdent déjà), que ceux-ci soient grands patrons des industries, des sociétés de loisirs ou de management, stars artistiques ou sportives. Au contraire, si la pensée creuse le sillon imagé du grille-pain, elle va renouer avec le rêve d’autres logiques de redistribution. Le fait que les bénéfices que dégage une activité économique retournent principalement aux personnes investissant leur capital dans l’affaire perdra son statut d’évidence ! Ce n’est pas l’argent qui définit le droit de propriété.
Ce qui s’applique au grille-pain se transpose aussi aux œuvres d’art et productions culturelles. Dans ce domaine aussi, personne ne crée tout seul au départ de rien, chaque œuvre est non seulement redevable à une longue généalogie artistique, mais aussi aux pratiques culturelles de nombreux citoyens, aux patrimoines des musées, aux connaissances sur l’esthétique, à l’histoire des techniques, aux écoles, aux infrastructures, aux médias… Un prélèvement sur les recettes des industries culturelles (événements, grands spectacles) et les droits d’auteur (passé un certain niveau de revenus) permettrait de financer les politiques socioculturelles publiques et d’investir dans tout ce qui développe la démocratie culturelle et notamment rendre effectifs tous les droits culturels pour l’ensemble de la population (des initiatives existent déjà, par exemple une possibilité de taxer les places de cinéma, mais cela devrait être plus significatif et systématisé).

L’intention du président Hollande d’instaurer un impôt de 80% sur les grosses fortunes a été décriée, abandonnée. Bizarrement, l’opposition était surtout populaire. Pourtant, de nombreux économistes sérieux considèrent que ce serait une bonne mesure, juste et applicable et qu’elle rapporterait des sommes non négligeables dont l’utilisation, là aussi, pourrait soutenir toute mesure en faveur d’un système plus égalitaire. Cela relève de l’illusion capitaliste : la conviction des bienfaits que l’économie de marché dispense est largement répandue, même et surtout chez ceux qui sont exclus de ces bienfaits. De plus en plus abandonnés par l’État, ils croient que c’est le seul système qui peut les aider à s’en sortir, voire un jour à faire fortune. Parce que tout le monde a sa chance, pourvu qu’il le veuille (c’est le slogan).
Et le paradoxe de voir des populations fragilisées, en situation précaire, voter pour des candidats qui prônent des politiques économiques favorables à la minorité la plus riche, s’observe dans de nombreux pays. Ce serait parce que tout le monde s’imagine pouvoir devenir riche et donc, un jour, on ne sait jamais, bénéficier des avantages réservés aux classes riches. « Il y a donc près de 40% de la population (peut-être même la majorité des citoyens qui exercent leur droit de vote) qui croit qu’elle profite ou profitera de politiques fiscales avantageuses pour le 1% le plus richen. » Or, ces politiques fiscales concrétisent toujours un peu plus l’idéologie du chacun pour soi, renforce l’égoïsme de l’économie de marché et le pire est bien que, ce faisant, ce vote contribue à « réduire les ressources disponibles pour des politiques sociales ». Ce paradoxe est probablement aussi renforcé par une atténuation du clivage gauche droite entraînant un affaiblissement de la culture politique de classe ?

La ligne claire de ce bouquin délivre un message salutaire : on peut tout changer. Les dogmes sont soudain tout nus comme le roi, ils perdent leurs oripeaux du pouvoir et l’on peut recommencer à rêver, ce qui est indispensable pour engendrer de nouveaux communs. Il n’y a rien qui justifie de gouverner par la dette et d’accepter qu’une part si importante des citoyens vivent dans la pauvreté ou aux franges de la pauvreté. Il ne s’agit pas non plus de dresser les uns contre les autres : une société égalitaire est meilleure pour les pauvres et pour les riches en termes d’équilibre, de qualité de vie, de longévité…
« Si, à l’époque de Pascal, « les institutions […] font délirer le peuple pour autant que ce dernier les confond avec le réel et imagine qu’il faut honorer les grands parce qu’ils sont grands et non parce qu’ils possèdent les signes de la grandeur », qu’en est-il de nos jours – c’est-à-dire à l’ »époque » du capitalisme 24/7 tel qu’il détruit la faculté commune de rêver n? » Recréons la faculté commune de rêver et exigeons, pour toutes et tous, la juste part. C’est simple !

1

Romain Felli, La grande adaptation. Climat, capitalisme et catastrophe, Seuil, Paris, 2016, p. 7.

2

David Robichaud, Patrick Turmel, La juste part. Repenser les inégalités, la richesse et la fabrication des grille-pains, Les Liens qui libèrent, Paris, 2016, p.11.

3

Maurizio Lazzareto, Gouverner par la dette, Les prairies ordinaires, Paris, 2014.

4

Ibid., p.23.

5

Ibid., p.18.

6

Ibid., p.19.

7

Ibid., p.21.

8

Ibid., p.118.

9

Bernard Stiegler, Dans la disruption, comment ne pas devenir fou ?, Les liens qui libèrent, Paris, 2016, p.207.

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Journal 42
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