Ritualités collectives

Traces de la discussion du 2 décembre 2023 au cinéma Nova.

25-06-2024

Culture & Démocratie questionne la culture sound system dans le cadre d’une interrogation plus globale : comment peut-on se donner de la force et se doter d’outils d’émancipation par des actions, créations, moments collectifs musicaux ritualisés ? À travers un panel d’invité·es engagé·es dans diverses actions, ce sont les enjeux et problématiques des deux numéros du Journal de Culture & Démocratie consacrés aux rituels qui ont été étudiés.
Quelles pratiques sont susceptibles de réparer le monde, d’inventer d’autres modes d’existences collectifs pour mieux vivre ensemble demain ?

Introduction : Dany Ben Felix (médiateur culturel à PointCulture et membre de l’équipe bénévole du cinéma Nova), Sara Lovisetto (collectif Osmose), Margaux Notarianni (collectif Osmose), Hélène Hiessler (coordinatrice à Culture & Démocratie)

Discussion : Souria Cheurfi (rédactrice pour Vice, membre du collectif Psst Mlle), Dries Talloen (fondateur du Roots Explosion Soundsystem à Bruges, historien, étudiant la culture des sound systems reggae), Jean-Christophe Sevin (maitre de conférence à l’Université d’Avignon et chercheur associé à Sonic Street Technologies), Maxime Lacôme (artiste sonore, coordinateur de l’Axoso – Atelier de Création Sonore et Sauvage), Rrita Jashari (membre du 54 Kolaktiv et du 54Sound)
Modération : Emmanuelle Nizou (coordinatrice artistique de projets collectifs, membre de Culture & Démocratie)

Introduction

Dany Ben Felix : Bienvenue à cette soirée dédiée à la culture du sound system et de manière plus générale aux ritualités musicales collectives porteuses d’une puissance transformative. Je tiens à remercier tous les bénévoles du Nova qui rendent possible cette soirée, ainsi que tous les partenaires. L’idée de cette soirée est née d’un article que j’ai écrit pour le dossier « Rituels » du Journal de Culture & Démocratie : « Culture sound system, un rituel de résistancen ».
Ce soir, avant le film et la partie festive, nous aborderons plusieurs thématiques liées aux sound systems et aux milieux festifs, et la problématique du care. À ce titre je donne maintenant la parole au collectif Osmose.

Sara Lovisetto : Bonsoir, c’est un plaisir d’être ici. Merci à Culture & Démocratie qui nous invite ce soir à la suite d’un entretien paru dans le dossier « Rituels » du Journal de Culture & Démocratien. Nous y évoquons les dimensions ritualisées du milieu festif où nous travaillons dans le champ du care avec des actions allant de la prévention à la formation. Cet entretien nous a permis de sortir de notre image habituelle de veilleuses, soucieuses, soigneuses de ce milieu, qui est une image un peu limitante de nous-mêmes. Il nous a permis de nous inclure dans une dimension différente, celles de personnes sexiséesn, racisées, mais surtout passionnées et porteuses d’un savoir sur ce milieu. Nous croyons fortement à la dimension collective, et c’est aussi pourquoi nous avons créé Osmose. Ce collectif qui existe depuis deux ans est devenu une asbl depuis un an.
Nous travaillons dans le milieu festif et socio-culturel pour introduire et partager la notion de care dans un discours politique et d’économie sociale. Venu des États-Unis et issu du mouvement féministe, le mouvement du care s’appuie sur une pensée développée initialement dans le secteur des métiers du soin et met en lumière les rapports de domination et de discrimination. Dans la pratique, on peut constater que ces métiers sont principalement exercés par des personnes sexisées et très souvent précaires. Cette éthique du soin s’inscrit pour nous dans un discours politique dans la mesure ou l’enjeu de la reconnaissance de ces métiers participe de façon plus large à la valorisation de l’empathie et répond à des besoins sociétaux toujours d’actualité dans de multiples domaines.
En pratique, avec le collectif Osmose, nous travaillons beaucoup sur le terrain, lors d’évènements festifs où nous veillons au bien-être des publics à 360°, en menant des actions qui visent à réduire les risques d’agression, d’injustice, de violence, ou même les risques de détresse due à la consommation de certains produits. Nous offrons une prise en charge psychique, mentale, physique.
Nous voulons partager ici notre histoire à toutes les deux, qui avons créé ce collectif. Je m’appelle Sara Lovisetto, je suis Italo-Dominicaine, et un peu Bruxelloise puisque j’habite Bruxelles depuis 11 ans, et je me définis comme une dancefloor warrior, une guerrière du dancefloor. Depuis mon enfance, j’ai toujours utilisé l’expression corporelle, la danse pour extérioriser mes émotions. Je suis une personne hypersensible, et j’avoue qu’il m’est parfois difficile de canaliser tout ce que je ressens. La danse a toujours été pour moi une manière cathartique de vivre ces émotions de manière plus saine et peut-être plus légitime, avec une dimension de transe.

Pour décrire le sound system comme dispositif de care, j’aimerais citer une phrase de l’article de Dany Ben Felix du Journal de Culture & Démocratie qui parle du sound system comme d’un « moment d’évasion de la réalité où l’expression individuelle se fond dans la célébration collective, créant une expérience de transcendance sociale et culturelle ».

Margaux Notarianni : Bonsoir, je suis co-fondatrice du collectif Osmose, Française mais Bruxelloise de cœur depuis 11 ans. J’ai une relation avec la musique un peu différente de celle de Sara. Je me considère comme une collectionneuse d’images, de sons et d’évènements festifs. Cela m’a permis d’échapper à un sentiment de solitude, de vide et de rejet que j’avais, plus jeune, et de faire des découvertes sonores avec des personnes aux profils et univers très différents à travers de nombreux voyages, festivals, etc. Malgré nos deux personnalités et nos deux récits très différents, Sara et moi nous sommes réunies après la crise sanitaire autour du besoin assez urgent qui se faisait sentir de libérer la parole sur les violences sexuelles et sexistes en milieu festif. Par la suite nous avons élargi cela à tout type de violence. Quand on a commencé à apercevoir le sommet de cet iceberg dans le milieu festif, qui pour nous n’est pas synonyme de violence − au contraire −, on a ressenti le besoin d’agir tout de suite, un peu, dans un premier temps, pour protéger notre espace.
Osmose est un projet volontairement militant qui veut faire perdurer le milieu festif comme milieu d’expression de soi par le corps, comme outil de libération, de pouvoir, d’empouvoirement. Mais Osmose est aussi un dispositif qui apporte du confort et qui rassure à la fois un public et des travailleur·ses du secteur. Ce qui nous a amenées à développer peu à peu une réflexion plus sociologique sur notre travail de terrain. C’est ainsi qu’on a commencé à s’intéresser à la politique du care en lien avec notre pratique dans le milieu festif. C’est aussi pour nous une grille de lecture qui nous semble importante pour la culture sound system et cohérente par rapport à son origine de base. Nous avons souvent constaté la perte de cette dimension de soin, de care que le sound system peut avoir. Aujourd’hui de nombreuses personnes ignorent l’histoire des sound systems ou l’ont oubliée et réduisent le sound system à un objet technique, un « simple » dispositif sonore composé d’enceintes et un potentiel commercial. Mais cette vision est très réductrice.

Sara Lovisetto : En effet, les sound systems étaient à l’origine aussi un moyen de se réunir en collectivité pour dénoncer des injustices, lutter contre des violences et légitimer différentes subjectivités et individualités avec également cette notion d’empouvoirement des individus, en leur donnant la possibilité de prendre part, de participer et de partager des pratiques collectives de résistance, de résilience pour maintenir, perpétuer le monde de la meilleure façon possible, y compris dans ce qu’il a de vulnérable. Autrement dit, le sound system est pour nous un véritable dispositif de care, et nous trouvons très important qu’il puisse garder ou retrouver cette raison d’être, afin de redonner une visibilité et un pouvoir d’action aux individus qui y prennent part. Et c’est l’envie de poursuivre et partager cette réflexion qui nous amène ici.

Margaux Notarianni : Pour décrire ce dispositif de care, j’aimerais citer une phrase de l’article de Dany Ben Felix du Journal de Culture & Démocratie qui parle du sound system comme d’un « moment d’évasion de la réalité où l’expression individuelle se fond dans la célébration collective, créant une expérience de transcendance sociale et culturelle ». Nous sommes très heureuses d’ouvrir cette soirée qui donnera la parole à un panel très riche, à l’image de ce sujet.

Hélène Hiessler : Merci au cinéma Nova pour son accueil. Culture & Démocratie est une association d’éducation permanente, un réseau de plus de 50 membres et de nombreux·ses collaborateur·ices. Nous menons un travail de réflexion sur les droits et les pratiques culturelles, et plus généralement sur les dimensions culturelles de la vie citoyenne. Nous avons plusieurs thématiques de travail, et nos activités s’appuient essentiellement sur des publications, dont le Journal de Culture & Démocratie qui parait deux fois par an. Cette année l’association fête ses 30 ans, et nous avons choisi de travailler sur les rituels, mais pas n’importe lesquels.
Dans nos journaux, nous choisissons une thématique et nous cherchons ensuite à y apporter des éclairages en recueillant et en nous appuyant sur une multitude de points de vue, de savoirs et de savoir-faire sans hiérarchisation de formes ou de types de savoirs. Le dossier « Rituels » est paru en deux numéros, et c’est au deuxième qu’ont participé le collectif Osmose et Dany Ben Felix. Ce dossier se situe dans le contexte du changement climatique, du besoin de nouveaux imaginaires pour nourrir un processus de changement radical de modèle culturel. Nous nous intéressons aux rituels comme outils de lutte, notamment pour les territoires, comme vecteurs de résistance et d’émancipation, comme terrains d’expérimentation, comme outils de fiction pour représenter des choses que nous n’arrivons pas à saisir, qui nous dépassent, en mobilisant le symbolique. Nous nous intéressons notamment aux rituels de la fête, que viennent documenter les deux contributions que je viens de citer. Nous vous proposons de poursuivre les réflexions qui y sont amorcées avec le panel rassemblé ce soir, qui parlera de ritualités collectives, de pratiques qui, à l’image du sound system, cultivent le partage et sont porteuses d’une culture émancipatrice. C’est Emmanuelle Nizou qui sera la modératrice : elle connait bien ce dossier « rituels » pour y avoir contribué entre autres en tant que membre de notre comité de rédaction.

Discussion

Emmanuelle Nizou : Pour ce dossier « Rituels », nous sommes parti·es du constat qu’il y a, dans l’histoire de notre modernité, un rejet de l’irreprésentable, de l’invisible, et que le néolibéralisme, le matérialisme capitaliste vient écraser certaines histoires marginalisées au profit d’autres. Ce sont quelques-unes de ces histoires invisibilisées, de ces alternatives auxquelles nous avons envie de faire place ce soir. Car dans de nombreux domaines, on assiste malgré tout à l’émergence de rituels positifs et plutôt bienfaisants, vecteurs de changements. Nous allons voir en quoi des rituels musicaux et de la fête peuvent être porteurs de ces changements, et desquels. Pour qui, pour quoi ces collectifs militent-ils ? Nous allons suivre trois mouvements : d’abord en quoi la dimension collective de vos pratiques permet de refonder, de réunir vos communautés ? Comment vous ouvrez ces collaborations à d’autres en créant ainsi des alliances qui nous mettent en puissance (empouvoirement). Une deuxième partie s’intéressera à la culture do-it-yourself ou DIY et aux manières dont le dispositif technique permet aussi des échanges de savoirs et de savoir-faire. Enfin, nous verrons en quoi ces musiques peuvent être un outil de résistance. Commençons par un tour de présentation. Souria ?

Souria Cheurfi : Je suis rédactrice au sein du media Vice et membre du collectif féministe Psst Mlle, une plateforme intersectionnelle qui milite pour davantage d’inclusion et contre les discriminations de genre, économiques et raciales.

Dries Talloen : Je suis historien et professeur d’histoire. J’ai écrit une thèse à l’Université de Gand sur le transfert culturel des sound systems, de leur culture et subculture, en fonction de leur lieu géographique, de la Jamaïque à la Belgique en passant par l’Angleterre. Je suis aussi le fondateur d’un sound system à Bruges depuis 2016.

Jean-Christophe Sevin : Je suis maître de conférences à l’Université d’Avignon, membre du laboratoire Centre Norbert Elias, basé à Marseille. Je mène des recherches sur les musiques populaires, leurs rapports aux territoires et les formes d’appropriations dont elles peuvent faire l’objet. Je suis membre du projet de recherche international Sonic Street Technologies (SST).

Maxime Lacôme : Je travaille dans les arts sonores. J’ai monté l’association Atelier de Création Sonore et Sauvage (Axoso) basé dans les Marolles, qui fait de la musique avec tout et avec tout le monde.

Rrita Jashari : Je suis membre du 54kolaktiv et du 54sound. Le 54kolaktiv [prononcer cinq-quat’ kolaktiv] existe depuis presque 20 ans et a organisé beaucoup de soirées à Bruxelles, en commençant par la place Sainte Catherine – d’où notre nom car on disait « Sainte Cath ». On vient de l’espace public, c’est là que nos idées, nos fêtes et nos collectifs sont nés. L’an prochain on fêtera les 10 ans du sound system. Le 54kolaktiv est un très grand collectif de personnes qui écoutent plein de musiques différentes. À un moment, nous avons décidé de construire un sound system parce que c’était important pour nous d’avoir une bonne sono, qu’on ne trouvait pas toujours à Bruxelles, et parce que ça nous rendait mobiles. Nous étions inspiré·es par la culture sound system jamaïcaine, anglaise et la bass music en général.

Emmanuelle Nizou : Jean-Christophe, peux-tu nous parler un peu du projet Sonic Street Technologies et nous expliquer en quoi consistent les sounds systems, nous en partager l’historique et une contextualisation : quand et pourquoi naissent-ils en Jamaïque, et comment se répandent-ils dans le monde ?

Jean-Christophe Sevin : Le sound system nait dans un pays périphérique et à l’époque encore colonisé des Caraïbes : à la base ce sont des gens qui s’aperçoivent très prosaïquement que quand ils passent de la musique dans leur échoppe ils attirent plus de clients et vendent davantage. Ce qui conditionne l’invention du sound system c’est un contexte où il n’y a pas d’accès à des équipements et des lieux de diffusion de musique : c’est là le ferment d’une création durable parce qu’un ensemble de musiques comme le ska, le reggae, le rub-a-dub, etc., vont s’épanouir dans les sound systems. Et les façons de faire de la musique à partir de supports enregistrés qui naissent dans les sound systems irriguent une grande partie des musiques actuelles. La Jamaïque étant une ancienne colonie, le sound system reggae suit la diaspora afro-caribéenne en Angleterre où elle subit discrimination et marginalisation et va faire de la session sound system un lieu de résistance et d’affirmation dont on voit un aperçu dans le film Babylone de Franco Rosson. Le projet Sonic Street Technologies – qui peut se traduire par « technologies sonores mobiles » – se situe dans cet héritage.
C’est un projet de recherche international financé par l’Union européenne, basé à la Goldsmiths University of London et dirigé par Julian Henriques, professeur au département média et communication. Il vise à cartographier la diffusion et l’histoire de ce qu’on appelle en Europe les sound systems, mais qui prend d’autres noms et d’autres formes dans les pays du Sud global (on les appelle sonideros au Mexique, aparelhagem au Brésil, etc.), d’où l’intitulé « Sonic Street Technologies » qui permet de rester « agnostique » en termes de labellisation. Car même si l’intérêt de départ porte sur les sound systems reggae, l’idée n’est pas de s’y restreindre. Il s’agit d’étudier les conditions sociales, économiques et culturelles de leur développement et de mieux comprendre l’utilisation de ces technologies sonores mobiles.
Pour cela, le projet propose aux différents collectifs de s’inscrire sur une carte, la Sonic Map, en renseignant ce qui tient à la composition du collectif (en termes de genre, de distribution des rôles, etc.) et ce qui tient au type de musiques diffusées et au type de matériel et de supports utilisés (combien de caissons de basses, de construction artisanale ou non, utilisation d’un pré-ampli ou non, combien de séparateurs de fréquence, etc.). Un autre volet du projet consiste en des enquêtes sur les communautés locales et les types d’appropriation dont ces technologies sonores mobiles font l’objet, la contribution sociale, culturelle qu’elles apportent à leurs communautés.

Les façons de faire de la musique à partir de supports enregistrés qui naissent dans les sound systems irriguent une grande partie des musiques actuelles. La Jamaïque étant une ancienne colonie, le sound system reggae suit la diaspora afro-caribéenne en Angleterre où elle subit discrimination et marginalisation et va faire de la session sound system un lieu de résistance et d’affirmation dont on voit un aperçu dans le film Babylone de Franco Rosson.

Emmanuelle Nizou : Dries, peux-tu compléter sur la manière dont la culture sound system se poursuit en Angleterre ? Comment elle devient un outil de résistance ?

Dries Talloen : Dans le monde du sound system et du reggae, il existe beaucoup de mythes. En Jamaïque on dit : « In Jamaïca, there is no truth, there is only version. » [En Jamaïque, il n’y a pas de vérité, seulement des versions.] C’est une référence à la face B d’un vinyle reggae qui porte la version dub : on appelait ça version, une alternative à la face A. Il existe donc beaucoup d’histoires du sound system, et chacun·e raconte la sienne à sa manière. Quoi qu’il en soit le premier sound system est né en Jamaïque : il y a eu ensuite une importante migration de travail de Jamaïque vers les États-Unis, et beaucoup ont vu là-bas que certains magasins utilisaient de petits systèmes de sono pour attirer du monde, et ont ramené ça en Jamaïque. Finalement, les tout premiers sound system suivaient une logique capitaliste, ou en tout cas marchande, dans un endroit où beaucoup de monde en était victime. Mais après l’intérêt économique, il y a eu aussi une volonté de divertir, d’entertainment.
Ensuite, après la Deuxième Guerre mondiale, de nombreux·ses Jamaïcain·es ont émigré en Angleterre pour y trouver du travail, et là-bas, pour faire la fête le week-end, il y avait une règle qui valait partout, et qui disait : « No Irish, no blacks, no dogs. » [Pas d’Irlandais, pas de Noirs, pas de chiens.] Les Jamaïcain·es étaient donc exclu·es et c’est comme ça qu’ils et elles ont commencé à utiliser leur propre sono pour pouvoir diffuser leur musique et la culture de leur pays d’origine.

Rrita Jashari : Il faut dire aussi qu’en Jamaïque, [sous l’autorité coloniale,] la musique reggae n’était pas diffusée sur les radios, où on n’entendait que de la musique américaine. Or il y avait pourtant une importante production de reggae qui était beaucoup écoutée par les populations plus pauvres. Le sound system était une occasion de jouer cette musique qui n’était pas acceptée ailleurs.

Dries Talloen : Tous les musiciens reggae devenus les plus connus, de Bob Marley à Peter Tosh, Barrington Levy ou Gregory Isaacs, ont commencé par faire des essais avec un sound system dans la rue, et c’est seulement après qu’ils sont allés en studio. Mais leur musique était passée par les sound systems. C’est aussi comme ça que ça s’est passé en Angleterre.

Emmanuelle Nizou : Dans chacune de vos pratiques, la dimension collective est importante. Ce soir vous parlez seul·es mais en réalité vous être très entouré·es ! Alors quelles sont ces personnes qui vous entourent, et à qui s’adressent vos pratiques ?

Souria Cheurfi : Psst Mlle compte une dizaine de membres dans son noyau dur. Autour de ce noyau gravite toute une communauté et on considère simplement que toute personne qui participe à un projet ou performe lors de nos events, fait partie de la communauté. Au-delà de ça, on a aussi lancé une data base open sourcen qui reprend les artistes sexisé·es basé·es en Belgique. Il s’agissait à la base d’un tableau Excel qu’on a alimenté au fil des ans et qu’on a mis à disposition sous la forme de site web en invitant tout le monde à y contribuer. Au-delà des personnes physiques qui travaillent dans le collectif, Psst Mlle c’est aussi toutes les personnes avec qui on a interagi, et qu’on n’a peut-être pas toutes rencontrées physiquement, des personnes sexisées. Et dans notre combat féministe basé sur les discriminations de genre, on prend beaucoup en considération les discriminations raciales et économiques, à ce stade en tout cas.

Emmanuelle Nizou : Le Journal de Culture & Démocratie n° 57 montre comment la force de certains rituels peut permettre de souder des liens déjà existants et d’en produire d’autres, d’exprimer la puissance d’un être-ensemble. Les liens révélés par ces rituels se traduisent en paradigmes esthétiques et politiques qui fondent une collectivité puissante. Dans quelle mesure l’expression de cette relation collective et la création d’alliances résonnent-elles avec la pratique de l’Axoso ? Peux-tu nous expliquer un peu la genèse du projet ?

Maxime Lacôme : Quand je suis arrivé à Bruxelles j’ai organisé des ateliers de lutherie sauvage avec des enfants dans les Marolles en face d’une cité qui s’appelle les Visitandines. On construisait des micros piézo ou de contactn, et on a trouvé une aubaine au marché aux puces de la place du Jeu de Balle, une grosse sono Yamaha des années 1960 avec deux colonnes d’1m80, un caisson de basse et des tweeters [hauts-parleurs] pour une somme assez modique. C’est ce qui a permis de créer un premier groupe dans les Marolles, l’Orchestre Sauvage de Belgique, avec des enfants de la cité autour d’un projet socio-artistique qui a duré 4 ans. Concernant le rapport à la ritualité : le principe de l’Axoso est de se réunir, de se mettre en cercle, de faire de la musique improvisée et amplifiée, et de l’enregistrer pour pouvoir la réécouter et la reproduire à un moment donné. Mais surtout, de faire tout cela sans avoir de connaissance classique de la musique, c’est-à-dire du solfège ou de l’apprentissage de la musique, etc. Cela fait naitre un lieu et différentes communautés, qui sont des groupes de musique − parmi lesquels l’Orchestre Sauvage de Belgique composé d’enfants jusqu’à ce qu’ils et elles deviennent adolescent·es et n’aient plus envie de poursuivre ce type de projets.
Après ces quatre ans, des jeunes du centre Le 8ème jour sont arrivé·es au jardin Akarova, en face de la cité rue des Visitandines, pour faire des pizzas dans le four qui a été construit à l’époque par Recycl’art. Le 8ème jour est un centre de jour qui accueille des personnes présentant une déficience mentale légère et cherche à les autonomiser en leur offrant un foyer et un accompagnement. Assez vite, avec ces jeunes, nous avons envisagé de faire de la musique. Ça fait aujourd’hui 4-5 ans que le groupe existe : il s’appelle Micuicocola et se produit régulièrement en concert. Dans cette communauté, il y a 5 intervenant·es et 15 personnes qui viennent 2 fois par semaine du centre Le 8ème jour à l’Axoso pour faire de la musique, écrire des chansons, et essayer de reproduire des espèces de chansons. On branche les enceintes (qui ont un sacré buzz et qui envoient), une table de mixage, plein de micros de contact, quelques synthétiseurs et bien sûr des microphones. Et là, ça part en improvisations. Puis au fur et à mesure, on commence à constituer des morceaux. On pourrait dire que Micuicocola, c’est plein de MC − de Maitres·ses de cérémonie − qui toastent, qui posent leur chanson pendant cinq minutes, puis qui prennent un instrument. Et tout est interchangeable : les instruments et les micros ne sont pas dédiés à une seule personne. Et il n’y a pas non plus de chef·fe d’orchestre.

Quand je suis arrivé à Bruxelles j’ai organisé des ateliers de lutherie sauvage avec des enfants dans les Marolles en face d’une cité qui s’appelle les Visitandines. […] Concernant le rapport à la ritualité : le principe de l’Axoso est de se réunir, de se mettre en cercle, de faire de la musique improvisée et amplifiée, et de l’enregistrer pour pouvoir la réécouter et la reproduire à un moment donné. Mais surtout, de faire tout cela sans avoir de connaissance classique de la musique, c’est-à-dire du solfège ou de l’apprentissage de la musique, etc.

Emmanuelle Nizou : La dimension collective des ateliers de l’Axoso implique la participation de toutes et tous, mais surtout une interchangeabilité des rôles : tout le monde est inclus dans le processus. Ces valeurs sont aussi très importantes dans la culture sound system. Rrita je me tourne vers toi : y a-t-il aussi une horizontalité dans le mode de fonctionnement du 54kolaktiv ?

Rrita Jashari : Le collectif est parti d’un groupe d’ami·es intéressé·es par la musique. Beaucoup d’entre nous collectionnaient déjà des disques, il y avait des rappeurs (par exemple le collectif Stikstof est aussi issu de 54kolaktiv), des DJs, des musicien·nes,… On se connaissait tou·tes, on faisait la fête ensemble et on en organisait aussi, et c’est comme ça que le collectif a vraiment commencé. Mais au début on était 30-40 personnes, toutes avec des gouts différents, donc on organisait des soirées dubstep, des soirées Mo’Yo’Fro’ (funk soul disco), etc. On variait les formats, dans différentes salles de différents bâtiments, et parfois dans l’espace public : c’était important pour nous d’essayer d’être indépendant·es, d’éviter les clubs ou des endroits où il y a beaucoup de règles. On maintenait le prix d’entrée accessible, les toilettes gratuites, etc. L’idée de construire un sound system a été là très tôt parce qu’on trouvait important qu’il y ait une bonne qualité sonore à nos soirées. Et comme on ne trouvait pas partout les bonnes conditions, on dépensait toujours beaucoup d’argent pour louer de bonnes sonos. Et puis une personne qui nous connaissait bien nous a contacté·es pour nous proposer de faire un crowdfunding. C’est comme ça qu’on a pu construire notre sound system.
C’est assez différent de beaucoup de sound systems reggae parce que nous avons rassemblé de l’argent du public, et on se dit donc que d’une certaine façon, ce sound system ne nous appartient pas vraiment − il appartient au public. C’est pour ça aussi que nous essayons, comme ce soir, de le mettre à disposition d’évènements, d’autres salles. On essaie de diversifier, de ne pas nous restreindre à une seule scène. Après, le collectif 54sound, qui est vraiment le sound system, c’est très reggae, dub, roots. C’est un peu le cœur du plus grand collectif. Dans 54kolaktiv, aujourd’hui, tout le monde travaille dans le culturel, donc on manque de temps pour organiser nos propres soirées, mais on y travaille et on espère bien en refaire à l’avenir.

Emmanuelle Nizou : Dries, tu as fondé le Roots Explosion Soundsystem. Peux-tu nous parler de ce projet et de sa dimension collective ?

Dries Talloen : À Bruges, quand j’avais 14-15 ans et que je commençais à faire la fête, il n’existait pas grand-chose en dehors du mainstream. Dans les années 1990-2000 il y avait beaucoup de hip-hop et du dubstep mais à l’époque dont je parle, il y a 12-13 ans, il n’y avait pas beaucoup de musiques alternatives. Or avec quelques amis on aimait déjà le reggae, qu’on avait découvert grâce aux soirées Dub (R)Evolution à Bruges. Ces soirées, qui avaient lieu une fois par an, étaient pour nous l’évènement de l’année : nous étions déjà amoureux du reggae et de la culture sound system jamaïcaine. Un de mes amis était skinhead – de ceux qui sont plutôt de gauche et qui aiment le ska et le early reggae – partageait le même sentiment que nous et a organisé en 2015 une soirée ska/early reggae/rocksteady à Bruges qui s’appelait Reggae Explosion. Tout le crew actuel de Roots Explosion Soundsystem faisait partie du staff de cette soirée. Après ça, avec l’argent gagné, le but était simple : on aimait le reggae, on aimait les sound systems, on a donc voulu construire le nôtre. Nous avons tout fait nous-mêmes, et Rrita doit bien le savoir : c’est un long travail d’apprentissage par essais et erreurs qui a duré plusieurs années.
Ce que nous voulons aujourd’hui, c’est offrir aux jeunes de Bruges un espace pour s’amuser, mais de manière responsable, c’est-à-dire sans pression de groupe pour boire ou se droguer : tout le monde fait la fête comme il ou elle veut et on est là avant tout pour la musique qu’on aime. Ce que nous souhaitons aussi c’est de prolonger à notre manière, sans l’imiter, la culture jamaïcaine des années 1970-80 − nous en inspirer sans la reproduire. Donc le style dancehall, avant qu’il ne devienne le ragga dancehall post-années 1980 que l’on connait aujourd’hui, plus électronique et plus rapide. La communauté de notre sound system, je pense que ce sont surtout des personnes qui aiment le reggae, des jeunes de Bruges et de partout ailleurs, qui veulent s’amuser de manière responsable.

Emmanuelle Nizou : Jean-Christophe, pour revenir à Sonic Street Technologies ou Technologies Sonores Mobiles : peux-tu nous dire en quoi il est important que des chercheur·ses de plusieurs pays du monde participent à la recherche et apportent des ressources à votre travail ?

Jean-Christophe Sevin : Préalablement à ce projet il y a un groupe de recherche qui s’appelle Sound System Outernational. Le mot outernational, issu du langage rastafari, indique un refus du nationalisme : outer-national signifie « en dehors des nations » et du nationalisme plutôt qu’« entre les nations », au sens d’inter-national. Dans ce groupe on retrouve, outre Julian Henriques, Brian D’Aquino (Bababoom HiFi, Universita D’Orientale, Italie) et Leo Vidigal (Deskareggae, UFMG, Brésil) qui sont membres du projet SST. J’ai d’ailleurs rencontré Julian Henriques en assistant à une journée organisée par Sound System Outernational à Londres en 2017. Les évènements que ce groupe organise ont constitué en quelque sorte une préfiguration du projet Sonic Street Technologies, avec l’idée d’explorer, depuis la matrice jamaïcaine, la diffusion de ces technologies sonores mobiles, notamment dans le Sud global. Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement de technologie et de musique car dans l’appropriation de ces dernières il y a des enjeux sociaux et territoriaux de communautés marginalisées qui y trouvent un espace d’expression et d’empouvoirement. La diffusion de musique enregistrée en plein air est un élément essentiel de nombreuses cultures populaires. L’équipement est souvent « low-tech », réutilisé, piraté et personnalisé pour générer une expérience auditive intense, qui est plus souvent susceptible d’avoir lieu en marge des villes ou dans les rues des ghettos, loin des rues principales.

Emmanuelle Nizou : J’aimerais parler de la question de l’archive, de la mémoire, présente dans plusieurs de vos pratiques, notamment autour de la documentation et de la diffusion. Cela pose aussi la question de quelle histoire on veut transmettre ou faire connaitre. Souria, tu as mentionné une base de données mise en place par Psst Mlle : peux-tu nous expliquer cette démarche ?

Souria Cheurfi :  Cette base de données était une réponse à l’affirmation de beaucoup d’organisations d’évènements culturels selon laquelle il y aurait un manque d’artistes sexisé·es, manque qui expliquerait le fait que très peu soient programmé·es. C’est faux. Cette data base était plutôt, au début, un outil à usage interne dans lequel on notait les noms d’artistes qu’on appréciait et qu’on pourrait programmer un jour. Ensuite, comme cette liste grossissait, on s’est dit qu’elle pourrait être d’utilité publique et démentir une fois pour toutes cette affirmation. Nous l’avons alors publiée, et nous l’avons fait en open access parce que nous n’avons pas la prétention de connaitre tou·tes ces artistes. Cette liste se trouve sur notre site, qui a été développé par Soumaya, membre de notre collectif, et son ami Aymen, et tout le monde peut y écouter ou y ajouter des artistes. Pour le moment les catégories sont : DJ, producteur·ices, artistes visuel·les, artistes live, technicien·nes, collectifs et safety. Nous voudrions faire grandir cela aussi, élargir à la programmation et à d’autres catégories qui entourent la création de musique à proprement parler.

La base de données du collectif Psst Mlle était une réponse à l’affirmation de beaucoup d’organisations d’évènements culturels selon laquelle il y aurait un manque d’artistes sexisé·es, manque qui expliquerait le fait que très peu soient programmé·es. C’est faux. Cette data base était plutôt, au début, un outil à usage interne dans lequel on notait les noms d’artistes qu’on appréciait et qu’on pourrait programmer un jour. Ensuite, comme cette liste grossissait, on s’est dit qu’elle pourrait être d’utilité publique et démentir une fois pour toutes cette affirmation.

Emmanuelle Nizou : Et la condition pour y contribuer c’est d’adhérer aux valeurs de la charte que vous avez créée au sein du collectif.

Souria Cheurfi : Oui, la charte apparait en pop-up dès qu’on arrive sur le site. Nous trouvons important d’annoncer d’entrée de jeu quelles sont nos valeurs, de préciser l’espace dans lequel on se trouve. Cette charte, nous l’avons rédigée parce qu’on a beaucoup travaillé en collaboration depuis la création de Psst Mlle en 2018, avec plein de collectifs mais aussi des institutions. Ces collaborations nous nourrissent et c’est de là que jaillissent nos idées, mais nous trouvons important de mettre à plat ce qu’on attend des personnes avec lesquelles on travaille, et de dire aussi ce que nous avons à leur apporter, comment nous aimerions que la collaboration ait lieu.

Emmanuelle Nizou : La documentation et l’archivage sont un des volets du projet Sonic Street Technologies, notamment à travers la « Sonic map », à laquelle Dries a contribué. Dries, peux-tu nous en dire un peu plus ?

Dries Talloen : En effet un des objectifs de Sonic Street Technologies est de diffuser de l’info sur les sound systems, notamment en alimentant un blog, mais aussi avec le projet assez ambitieux de cartographier les sound systems du monde dans la « Sonic map ». Cette carte ne reprend pas uniquement les sound systems de reggae mais aussi de techno, de jungle ou de drum & bass, tous les genres musicaux de subcultures qui utilisent des technologies sonores mobiles. Brian d’Aquino, le fondateur du projet, que je connaissais un peu, m’a demandé de cartographier les sound systems de Belgique. Ce sont surtout des sound systems de reggae et aujourd’hui on en a recensé plus de cent.

En effet un des objectifs de Sonic Street Technologies est de diffuser de l’info sur les sound systems, notamment en alimentant un blog, mais aussi avec le projet assez ambitieux de cartographier les sound systems du monde dans la « Sonic map ». Cette carte ne reprend pas uniquement les sound systems de reggae mais aussi de techno, de jungle ou de drum & bass, tous les genres musicaux de subcultures qui utilisent des technologies sonores mobiles.

Emmanuelle Nizou : Je voudrais aborder maintenant la dimension technique des sound systems et leur culture DIY (Do It Yourself − « fais-le toi-même »). Rrita, peux-tu nous expliquer de quoi se compose un sound system comme celui du 54kolaktiv et nous dire en quoi c’est important d’être plusieurs à le composer ?

Rrita Jashari : Je suis sans doute la personne la moins « technique » de tout le collectif ! Au départ, nous n’avions aucune expérience, alors nous avons fait appel à d’autres personnes pour nous aider et nous conseiller dans la construction du sound system il y a 10 ans. On a contacté deux sound systems reggae-dub belges, Jahmbassador Hi-Fi et Ionyouth, qui sont dans la scène reggae depuis longtemps. Ils et elles nous ont aidé·es à faire certains choix de matériel, notamment pour les baffles de fréquences basses qui demandent des matériaux spécifiques en fonction des sons que nous voulons avoir.

Emmanuelle Nizou : Jean-Christophe, tu voudrais compléter ce que disait Rrita ?

Jean-Christophe Sevin : Construire un sound system demande un savoir technique assez poussé, c’est plus compliqué que d’assembler quatre planches et des vis. C’est donc aussi la force d’une transmission collective en dehors des circuits institutionnels qui est mise à l’honneur dans le projet SST. Il faut considérer le sound system comme un instrument : 54sound ne sonne pas comme Roots Explosion parce qu’ils n’ont pas été construits de la même façon, les personnes derrière n’ont pas forcément les mêmes gouts, n’aiment pas forcément le même type de sons. L’un des enjeux du projet SST est d’éviter « l’extractivisme », c’est-à-dire faire en sorte que le savoir des collectifs et des communautés ne reste pas dans le circuit fermé du monde académique mais qu’il leur revienne sous forme de contribution à la reconnaissance et la légitimité de leurs pratiques et de leurs expressions, qu’il participe à renforcer leurs capacités de développement autonome.
La méthodologie de recherche est basée sur un principe nommé « practice as researchn », qui consiste à reconnaitre que les pratiques du sound system (construction, paramétrage sonore, etc.) sont une forme de recherche qui génère de la connaissance. Une forme de connaissance qui passe par le sonn, sans la médiation du concept, une forme de pensée qui déploie à travers le son, par le son plutôt que sur le son, au sens où il serait la cible et non la source d’une connaissance. Ces deux formes ne s’opposent pas bien sûr, mais la première est peu reconnue comme telle.

Rrita Jashari : Chez nous, au départ ce sont les ingénieur·es du son qui ont commencé à construire et à perfectionner toute cette technique au niveau des baffles mais aussi dans la production musicale. Souvent les collectifs qui jouent sur un sound system vont décider de construire les baffles différemment. Par exemple, le 54kolaktiv était très inspiré par les free-parties, et les sound systems de free-parties sont très différents des sound systems reggae. Pour qui veut perfectionner il y a moyen d’aller très loin.

L’un des enjeux du projet SST est d’éviter « l’extractivisme », c’est-à-dire faire en sorte que le savoir des collectifs et des communautés ne reste pas dans le circuit fermé du monde académique mais qu’il leur revienne sous forme de contribution à la reconnaissance et la légitimité de leurs pratiques et de leurs expressions, qu’il participe à renforcer leurs capacités de développement autonome.

Emmanuelle Nizou : Souria, avec le collectif Psst Mlle, vous avez le projet de co-construire un sound system au Décoratelier. Peux-tu nous parler de cette dimension d’échanges de savoirs et de transmission qui est importante pour vous ? Comment se constituent les groupes et comment travaillent-ils ?

Souria Cheurfi : À la base, le collectif se contentait d’organiser des évènements où était mis·es en avant des artistes sexisé·es ou minorisé·es. Mais nous nous sommes rendu compte que cette problématique n’était que le sommet de l’iceberg. Les programmer ça ne suffit pas. Si on s’interroge sur les raisons qui font que ces artistes sont invisibilisé·es de la plupart des scènes, on constate que les causes sont multiples. Les workshops nous ont paru une manière de donner directement accès à ces pratiques à des personnes qui en sont généralement exclues. Nous avons commencé par des workshops de construction, de production musicale et de Djing il y a 2-3 ans, et récemment on a proposé un module de DJing étalé sur plusieurs semaines d’apprentissage. Nous sommes d’ailleurs toujours en contact avec les personnes qui ont participé, dans l’idée de ne pas se contenter de partager le savoir mais aussi d’essayer de trouver pour ces personnes des opportunités professionnelles par la suite : elles sont dans la database, et nous essayons de mettre en place un suivi. Nous tenons en effet au partage de connaissances au sein de la communauté. Certaines personnes ont des connaissances que d’autres n’ont pas, et nous avons la volonté d’apprendre les unes des autres.
À propos du sound system, il faut savoir qu’au sein de nos évènements nous questionnons beaucoup les codes de la nightlife, et notamment l’espace physique. Nous essayons de les remettre en question, par exemple l’organisation très frontale de l’espace dans les fêtes où le public se trouve face à un kiosque DJ, et il en est séparé. On avait notamment organisé une série d’évènements pour expérimenter autre chose : inviter le public à créer l’espace avec nous, à imaginer avec nous une scénographie. Nous avons aussi eu l’idée d’organiser l’espace pour qu’il y ait davantage de polyphonie, en multipliant les sources au lieu d’avoir un DJ à un seul endroit, avec du son et des performances un peu partout dans la salle, ce qui fait que tout le monde était un peu chamboulé. C’est d’ailleurs de cette idée qu’est née l’envie de créer un sound system qui permettrait potentiellement répondre à ça. Le workshop sound system commence jeudi prochain.
Concernant le processus, n’y connaissant rien, j’ai d’abord bu un café avec Rrita, qui m’a donné des conseils. Le collectif a lancé un appel sur les réseaux sociaux pour trouver des personnes aux compétences diverses, de l’ébénisterie à la soudure électronique, etc. L’invitation c’était : « Venez ! Qui sait faire quoi ? On se met ensemble et on essaie. » Actuellement, nous avons trouvé deux personnes qui réunissent bon nombre des compétences dont nous avons besoin pour le construire. L’une d’elle avait d’ailleurs suivi un de nos workshops de DJing et elle revient maintenant en tant que « prof ». Nous allons nous atteler à la construction étape par étape, et le workshop est réservé à des personnes sexisées parce que c’est au départ une culture qui est très masculine, et que la pratique technique l’est d’autant plus. L’idée de se retrouver entre personnes sexisées nous parait plus safe dans la mesure où on écarte le risque de micro-agressions sexistes, de se retrouver à se faire dire ce qu’on doit faire, et ça nous offre aussi la possibilité de nous réapproprier ce savoir technique et de se donner de la force par rapport à ça.

Emmanuelle Nizou : Construire soi-même participe d’une culture qui échappe aux logiques commerciales de l’économie marchande, et cette démarche est au cœur de l’Atelier de Création Sonore et Sauvage. Maxime, peux-tu nous parler de la collection d’instruments que tu as contribué à construire, de ce que tu appelles la « lutherie sauvage » et du système d’amplification que vous créez ?

Maxime Lacôme : Il existe en effet ce qu’on appelle un « intrumentarium », qui répertorie, sur le site de l’Axoso, les instruments créésn. On y retrouve des photos des instruments avec des extraits musicaux et la liste des matériaux. Les créations sont un peu hybrides dans le sens où on utilise surtout des matériaux de récup, glanés à la fin de marchés aux puces, et un peu de matériaux neufs. Ce sont essentiellement des instruments à cordes et à peau – des percussions. Tout ça est amplifié, avec des micros piézo, et puis aussi des micros avec des membranes, des micros à 9 volts qu’on fabriquait avec un petit condensateur et une petite sonde, mais on ne les utilise plus trop. C’était donc entièrement du DIY à la base. Et puis sont arrivés ces vieux synthés très bon marché, qui ont pris un peu de place et qui permettent d’avoir une mélodie.
Si je reviens à la genèse de l’Orchestre Sauvage de Belgique, au départ Arthur Lacomme et Alexandre Kouklia étaient avec moi pour monter le projet et fabriquer des instruments avec les jeunes des Visitandines. Ils dessinaient ces instruments et on les fabriquait ensemble. L’idée était aussi de mettre une scie sauteuse, une perceuse dans les mains d’enfants de 7 ans qui n’ont pas forcément un accès aux outils ou de rapport au bricolage. Et puis il y a eu un moment un peu déclencheur pour l’Orchestre, hormis quelques concerts (notamment au cinéma Nova, aux Brigittines ou dans d’autres structures), et qui a eu lieu cette fois dans l’espace public à l’occasion du Carnaval Sauvage : on a posé les enceintes en bas de la tour des Visitandines, et au moment de la venue de la procession, elle s’est arrêtée juste en bas des tours et on a pris le relais avec les enfants. C’était assez phénoménal.

Emmanuelle Nizou : Dans la sound system culture, il y a aussi un rapport à l’autonomie, chaque collectif cultive sa propre empreinte sonore en combinant sélection de disques, contrôle sonore en direct et ajustements personnalisés. À l’Axoso vous cultivez aussi une forme d’indépendance des projets, avec l’idée de pouvoir assumer toute la chaîne de production musicale. Je pense à l’exemple du groupe Micuicocola, qui commence avec des ateliers de construction et va jusqu’à l’album en passant par la composition et les concerts.

Maxime Lacôme : Les concerts et les albums sont aussi des choses qui permettent d’avancer. C’est vrai qu’avec Micuicocola, on a sorti un double vinyle il y a 6 mois pour lequel on a fait beaucoup de choses nous-mêmes : on a fait des ateliers d’arts plastiques pour réaliser la pochette, on s’est occupé·es de la gravure des CDs, on prépare des T-shirts imprimés à la bombe, etc.

Emmanuelle Nizou : Cette volonté d’indépendance, d’autonomisation des projets est présente dans vos différentes pratiques : on fait un peu de tout même en n’étant ni spécialiste ni expert·e ou technicien·ne, le but est plutôt d’apprendre des autres. Dries, n’est-ce pas quelque chose qui traverse la culture sound system dans son ensemble ?

Dries Talloen : C’est bien un des aspects magnifiques de la culture sound system : tout le monde fait un peu de tout mais en même temps, chacun·e a son propre rôle. C’était comme ça dès l’origine, une personne était selector (responsable de la musique), une autre operator (responsable de la sono), une autre sound engineer responsable du bon fonctionnement technique, une autre MC, etc. De cette manière, dans un groupe qui peut même dépasser les 20 personnes, chacune a son propre rôle. Chez nous c’est comme ça, mais ce n’est pas le cas dans tous les sound systems. Parfois c’est une seule et même personne qui joue, règle le son, chante − qui fait tout. Mais dans notre crew chacun·e a son rôle. Moi je suis le selector, je passe la musique, mon partenaire est responsable des boutons, une autre personne ne joue jamais de la musique mais sait tout de la technique, une autre construit les toilettes, une autre encore ne fait que conduire le camion. C’est un organisme autonome et ça marche parfaitement parce que chacun·e sait ce qu’il ou elle doit faire, et qui est ce qu’il ou elle sait le mieux faire. Beaucoup de crew fonctionnent comme ça.

Rrita Jashari : Chez nous tout le monde collectionne les disques donc tout le monde veut jouer ! Ce n’est pas évident quand par exemple on n’a que 2 heures pour 7 personnes. Il arrive que tu ne mettes que 2 disques et c’est super frustrant parce que tu as ramené tout un bac. Mais il y a quand-même des tâches séparées, ou bien des gens qui ont un talent particulier dans un rôle ou un autre et qui se concentrent alors là-dessus.

Emmanuelle Nizou : Nous arrivons tout doucement à notre troisième mouvement, qui consiste à voir en quoi vos pratiques fabriquent des moments de célébration collective qui permettent une certaine transcendance sociale et culturelle. Jean-Christophe, peux-tu dire un mot des free-parties sur lesquelles tu as écrit ?

Jean-Christophe Sevin : On y retrouve aussi cette volonté d’autonomisation dont tu parles, cette organisation et ce partage des rôles qui peut évoluer parce que c’est un milieu volontairement non institutionnel où les statuts ne sont pas fixes. Une caractéristique des sound sytems techno est qu’ils ont développé une forme de compétence poussée sur les aspects opérationnels et logistiques, qu’ils sont contraints de mobiliser dans leur mode de fonctionnement étant donné que leurs évènements sont non déclarés et non autorisés.
Ils sont capables de débouler dans un endroit et d’installer des sound systems très rapidement afin de lancer la rave. C’est un autre type de savoir-faire et de prise de risque aussi. Ce qu’il y a en commun avec d’autres types de technologies sonores mobiles, c’est une forme d’horizontalité entre audience et sound system, au sens où ils partagent le même sol, ce qui configure une forme d’échange différente de celle qui se produit lorsqu’il y a une scène. Même s’il y a un processus qui fait qu’avec les gros sound systems, une séparation tend à se recréer, alors que traditionnellement ou idéalement, dans une session sound system, il n’y en a pas.

Emmanuelle Nizou : J’aimerais aborder la dimension d’émancipation dans la volonté de se réapproprier l’espace public de ces formes de célébration collective. Rrita, peux-tu nous expliquer en quoi c’est important pour vous ?

Rrita Jashari :  Comme je disais beaucoup d’entre nous viennent de la place Sainte-Catherine et fréquentaient l’école secondaire juste à côté. C’est là qu’on se voyait après l’école et pendant les pauses de midi : une place en plein centre de Bruxelles, avec des bancs publics, où beaucoup de jeunes se rassemblaient. Cet endroit était important pour nous parce qu’on s’y sentait libres. Beaucoup de gens différents y passaient, et on rencontrait donc beaucoup de monde. Puis l’espace est devenu beaucoup plus commercial, avec de plus en plus de terrasses. Nous organisons aussi des actions dans des lieux publics parce que nous ne sommes pas toujours d’accord avec la politique de gentrification et la vision de la ville qui va avec. Il faut rappeler que dans le reggae comme dans la free-party, la fête et l’activisme, l’engagement, sont très liés. C’est important de combiner les deux, de porter des messages en faisant la fête. Le reggae est une forme de message music, de musique à message. Dans la free-party, l’idée est de créer des espaces libres où tout le monde est bienvenu à condition de se respecter les un·es les autres. Tout ça est important pour nous, et c’est la raison pour laquelle nous n’aimions pas aller dans les clubs où il y a beaucoup de règles. Nous tenions à nous sentir libres dans ce qu’on faisait, libres de pouvoir jouer la musique qu’on voulait, de ne pas toujours devoir penser à l’argent dans les fêtes, et notre collectif est né de tout cela.

Nous organisons aussi des actions dans des lieux publics parce que nous ne sommes pas toujours d’accord avec la politique de gentrification et la vision de la ville qui va avec. Il faut rappeler que dans le reggae comme dans la free-party, la fête et l’activisme, l’engagement, sont très liés. C’est important de combiner les deux, de porter des messages en faisant la fête.

Emmanuelle Nizou : Souria, veux-tu rebondir sur cette notion d’inclusion et de sécurité lors des fêtes que vous organisez avec Psst Mlle ?

Souria Cheurfi : Il y a toute la question de l’espace physique qu’on questionne et qui joue sur le sentiment de sécurité avec des éléments comme la lumière, le nombre de personnes présentes dans un espace, le fait de pouvoir ou non s’asseoir, prendre l’air, être en dehors du son, etc. Ce sont des éléments qui influencent la manière dont quelqu’un va se sentir dans un espace, ce qu’on appelle la safety. Nous interrogeons tout cela et réfléchissons aux moyens de faire en sorte que les personnes se sentent le plus en sécurité possible.
Nous avons toutes suivi, comme le collectif Osmose, la formation Plan SACHA [pour Safe Attitude contre le Harcèlement et les Agressions]. Nous sommes donc formées en cas de situations critiques, mais nous préférons prévenir que réagir. Il y a plein de choses qui peuvent être mises en place pour changer la vibe dans un lieu, même les horaires, ou comme j’en parlais, de créer un espace avec le public et donc de l’impliquer de manière active. Ça change la donne, c’est un peu comme si tous et toutes faisaient alors partie du projet. Il y a alors une sorte de respect, un rapport différent à la fête que celui de consommation, ou un peu plus passif qu’on pourrait avoir en arrivant en club à une heure du matin après avoir bu des verres avec des potes. Il s’agit de conscientiser les personnes dans la fête du fait qu’elles sont actrices de ce qui se passe. Ce ne sont pas uniquement les DJ qui vont définir tout ça : on est tous et toutes performeur·ses et contribuons à l’énergie qui se crée.

Emmanuelle Nizou : Margaux et Sara, vous avez envie de réagir par rapport à l’expérience du collectif Osmose ?

Margaux Notarianni :  Avec Osmose, au début, tout s’est focalisé sur le public. Puis on a vu que notre prise en charge était de plus en plus grande et notre champ d’action s’est largement ouvert, par exemple au respect du lieu, du matériel, du personnel de bar ou de sécurité. Nous pouvons être aussi très touchées lorsqu’on assiste à de la répression policière dans les free-parties, lors d’une confiscation de matériel, mais aussi en cas de saccage.

Sara Lovisetto : Sans vouloir être trop négative, se pose aussi la question de l’intention avec laquelle on sort, l’intention avec laquelle on se rend dans une soirée ou à un concert. Aujourd’hui il y a souvent un rapport de consommation très fort, une relation plus commerciale, qui fait que la personne qui sort a certaines attentes, et où l’objet proposé par le club ou le festival est plutôt un produit à vendre qu’une proposition de musique ou de message. Ça crée un petit gap, une sorte de distance et peut-être que les personnes ne se sentent pas légitimes à prendre cette part de responsabilité, non par négligence mais parce que c’est une habitude qui s’est ancrée : ce n’est pas un espace de « donnant-donnant ». Tu y vas, tu reçois quelque chose, et tu repars avec ce que tu as reçu. C’est une chose sur laquelle on essaie d’agir avec Osmose.
Par exemple l’équipe n’a pas de signe distinctif, on veut être mêlé·es au public plutôt qu’en être séparé·es, et que la responsabilité soit commune : le public, comme nous, a un pouvoir, mais aussi des responsabilités et des devoirs. C’est une des raisons pour lesquelles nous trouvons cette discussion importante : visibiliser des pratiques où on peut retrouver cette intention qui ne soit pas uniquement celle d’un consommateur ou d’une consommatrice, et puis aussi utiliser la fête comme outil d’expression pour rendre visibles des injustices, des problèmes, car c’est quand on perçoit les problèmes qu’on peut commencer à trouver des stratégies.

Emmanuelle Nizou : Je propose qu’on poursuive maintenant avec la question des rituels comme outils d’émancipation et de résistance. Maxime, on n’a pas encore parlé du projet GAML : peux-tu nous dire de quoi il s’agit et comment il est né ?

Maxime Lacôme : Il s’agit d’un autre projet né au sein de l’Axoso. Il s’inspire du gamelan, qui est un ensemble de musique traditionnelle indonésienne (Bali, Java), métallophonen. C’est une tradition très ancienne, et ce sont en quelque sorte de véritables sound systems débranchés : les ensembles partent d’un gong, et puis on arrive sur cinq grandes lames de fonte qui vont donner des grosses basses, puis sur d’autres plus petites qui donnent des mediums, jusqu’aux reyongs, sorte de petites cloches qui se jouent très rapidement. Le reyong se joue à deux : l’un tape le temps, et l’autre tape le contre-temps. C’est une musique très cosmique, les instruments sont interchangeables, et elle est très puissante sans amplification. Elle existe depuis très longtemps et il y a un type de danse qui lui est associée.
J’ai découvert ça en écoutant un CD lors d’un séjour à Bruxelles alors que je n’y habitais pas encore. J’ai fait du gamelan pendant 10 ans, et en arrivant à Bruxelles, j’en ai fait avec des Indonésien·nes, à l’ambassade d’Indonésie, et avec des Belges. Puis j’ai arrêté, mais j’avais une grande envie de fonder un gamelan sans aller à Bali pour le faire fabriquer et le ramener en avion – il faut savoir que le gamelan, qui soit dit en passant prend l’espace d’un camion, 20m3, est fabriqué dans certains villages où on coule le métal et on accorde les pièces, mais comme on les accorde sans diapason ou autre instrument étalon, chaque gamelan sonne différemment et ne peut pas jouer avec d’autres. Je suis donc allé au marché du Jeu de balles acheter des casseroles, et mon maitre de gamelan à Bruxelles m’a offert un gong. Alors j’ai créé un ensemble qui s’appelle GAML, qui est un orchestre métallophone qui reprend certains principes de cette musique – comme l’horizontalité, les rôles interchangeables, des similarités dans les patterns –, et qui va d’ailleurs sortir un album vinyle début 2024.
Il repose sur le principe de jouer en cercle et de ne pas avoir d’attribution d’instruments. La casserole est devenu un instrument assez utilisé dans le monde entier dans les manifestations, par exemple en Argentine en 2001, puis en 2012 au Canada dans le Printemps d’Érable, puis en France tout récemment. Ce projet GAML a commencé avec le collectif « Désorceler la finance » qui préparait une performance et qui m’a demandé d’y participer en faisant une proposition sonore. Par la suite c’est devenu GAML, et ça fait 5, 6 ans qu’on joue. Dans la rue, le son est très fort même sans électricité. Il se peut par contre qu’on utilise l’électricité pour l’album à venir parce que nous allons inviter l’artiste Frédéric Bernier (Homnimal) à venir moduler nos sons, les reprendre en feedback et les sortir en sono. Ce sera GAML en dub, en quelque sorte.

Rrita Jashari : C’est vrai que le  gamelan est très similaire au sound system dans la manière dont il est organisé : en Indonésie ça se passe aussi dans l’espace public, dans la rue, et chaque personne a sa tâche. Et il n’y a pas non plus ce rapport frontal au public : t’asseoir ou même te coucher ou juste passer. Ça fait vraiment partie de la vie publique.

Emmanuelle Nizou : On aimerait en dire aussi beaucoup plus sur les états de transe vers lesquels ça peut nous conduire et en quoi c’est aussi une libération des émotions qui peut nous redonner de la puissance. Mais je pense qu’il est temps de passer aux questions.

Échanges avec la salle

Dans la scène sound system, il y a aussi pas mal de sound systems qui louent volontiers toute l’installation à des collectifs extérieurs. Quel est votre avis là-dessus ?

Dries Talloen : Avec Roots Explosion nous ne louons pas sans jouer, et il arrive aujourd’hui qu’on accepte des DJ sets dans des grands évènements, mais on amène toujours notre propre sound system parce que ça nous permet de faire vraiment ce qu’on veut. Il arrive en effet que des personnes construisent un sound system dans un but commercial, pour pouvoir le louer, et je n’ai pas de jugement là-dessus, mais ce n’est pas notre pratique.

Osmose parlait tout à l’heure du rapport de consommateur·ices que les publics peuvent avoir dans une fête : le festival Tomorrowland est représentatif de cette dynamique. On vient consommer un évènement : on a payé sa place et on s’attend à recevoir quelque chose. L’idée n’est pas d’offrir. Dans la culture sound system, il y a cette idée de célébration et d’échange à l’origine.

Souria Cheurfi : Avec le collectif Psst Mlle, si nous voulons construire un sound system c’est précisément parce que nous avons envie de le mettre à disposition de collectifs actifs dans les questions de genre, ou qui travaillent avec des personnes sexisées. Donc il ne nous appartiendra pas : il sera en accès libre.

Rrita Jashari : Il faut dire aussi que les pratiques changent. [Traditionnellement,] la construction et l’utilisation d’un sound system de reggae/dub suit certaines règles mais de plus en plus de collectifs expérimentent avec des formes différentes. Avec le 54kolaktiv, il arrive aussi qu’on loue le sound system mais alors on demande autant que possible de pouvoir jouer nous-mêmes : quand  5 ou 6 personnes ont passé l’après-midi à l’installer, elles ont évidemment envie de jouer dessus. Dans notre collectif, certain·es sont DJ sur le côté, d’autres ne jouent que sur notre propre sound system.

Maxime Lacôme : Pour donner un autre exemple dans le domaine de la musique expérimentale alternative, je pense au Dolores Soundsystem (Mona Brico et Laurent D’incise) qui tourne beaucoup à Bruxelles en ce moment et qui joue de la musique qui va de l’électro-acoustique à la musique noise. Il s’est déplacé à Atoma, à La Cheminée ou encore au Boiler pour la fermeture de ce squat : il est mis à disposition pour un certain type de musique. Je pense aussi à la distomobile d’Eduardo Ribuyo aka CC, qui a fabriqué un sound system qui tient pile poil dans sa camionnette et organise des soirées dub, noise, expérimental, reggae.

Que pensez-vous de festivals comme Tomorrowlandn ?

Dries Talloen : Que dire ? Personnellement je n’aime pas ce festival. C’est très commercial. Travailler partout dans le monde, prendre l’avion pour des fêtes qui ne durent qu’un ou deux jours, je trouve ça assez décadent et ce n’est pas mon style. Mais je respecte le fait que des gens puissent aimer.

Jean-Christophe Sevin : Osmose parlait tout à l’heure du rapport de consommateur·ices que les publics peuvent avoir dans une fête : le festival Tomorrowland est représentatif de cette dynamique. On vient consommer un évènement : on a payé sa place et on s’attend à recevoir quelque chose. L’idée n’est pas d’offrir. Dans la culture sound system, il y a cette idée de célébration et d’échange à l’origine. Mais préserver cette dynamique est un combat perpétuel, parce que cette subjectivité de consommation est transversale − on peut très bien être un·e consommateur·ice de free party. Le modèle de société néo-libérale dans lequel on vit nous pousse à agir de cette façon. Et il y a des consommateur·ices de free-parties qui refusent de donner 10 euros au sound system alors qu’ils et elles vont en dépenser trois fois plus en bières ou autres produits expédients.

Maxime Lacôme : Au cinéma Nova je pense que le public est plutôt anti-consumériste, mais je pense à la TAZ ou Zone Autonome Temporaire décrite par l’écrivain et poète anarchiste Hakim Beyn. Il refuse de la définir mais évoque plusieurs choses qui peuvent la représenter, parmi lesquelles le squat et la fête – la vraie fête. On pourrait dire que le sound system, c’est une TAZ : une autonomie est déjà en place, qui emmerde le reste du monde, et ça se joue là, à ce moment-là. Tomorrowland, c’est juste un système avec des barrières et un ticket d’entrée.

Souria Cheurfi : Je suis d’accord. Pour moi Tomorrowland c’est le capitalisme en plein. Peu importe qu’on aime ou pas la musique ou les visuels : ce n’est pas une question de gouts mais de valeurs.

Margaux Notarianni : On parle surtout ici des sound systems comme dispositifs sonores extérieurs et nomades, mais il y a aussi des sound systems résidents comme les Funktion-Onen dans des clubs qui suscitent énormément d’engouement. Est-ce que le fait d’intégrer ces sound systems à des lieux clos et fixes peut être assimilé à une appropriation culturelle des sound systems jamaïcains ?

Jean-Christophe Sevin :  Il me semble qu’il ne faut pas confondre les systèmes de sonorisation de lieux fermés qui co-évoluent avec certaines musiques et les sound systems qui se caractérisent par leur mobilité et leur caractère artisanal adaptés aux supports qu’ils veulent diffuser. Ces sont des histoires différentes. On peut évoquer par exemple le cas du disco underground qui nait dans les clubs fréquentés par les communautés marginalisées noir, gay, latino du New-York des années 1970 et qui aboutira à la house de Chicago. Là aussi il y a des inventions collectives, c’est une autre histoire.

Sara Lovisetto : Mais est-ce qu’on n’enlève pas quelque chose au sound system en en faisant une installation dans un club ?

Dries Talloen : Oui et non, en fait tout dépend de quel sound system on parle. Avant les sound systems de reggae il y avait déjà des PA systems [Public Address system, des systèmes d’amplification sonore]. Le Funktion-One c’est de la très haute qualité, le top en matière de PA, beaucoup plus performant niveau son que le sound system que nous avons construit. Mais les PA ne sont pas construits de la même manière que les sound systems de reggae, ce sont donc des expériences sonores différentes.
Pour revenir à l’appropriation culturelle, c’est une autre question. Moi-même, comme beaucoup de gens en Belgique, je suis un white boy qui aime le reggae… Quand on parle de sound systems la question de l’appropriation culturelle est toujours présente et c’est important d’en être conscient·es. En Belgique, la population caribéenne n’est pas très représentée : il y a environ 400 personnes d’origine jamaïcaine dans tout le pays et la plupart ne sont pas du tout présentes dans le milieu du sound system. C’est aussi un des éléments marquants de la culture sound system : la manière dont le reggae, né sur une toute petite île, a voyagé et été réapproprié dans le monde entier par des gens aux visions différentes. Il y aurait beaucoup à en dire, mais je crois en tout cas que pour toute personne active dans le milieu du reggae, il faut avoir conscience de la frontière très mince entre le fait d’être passionné·e d’une certaine forme culturelle et celui de prendre part à un processus d’appropriation culturelle − entre s’inspirer d’une certaine culture et en reprendre des éléments dans le respect des personnes qui en sont à l’origine et reproduire purement et simplement cette culture sans connaissance ni considération de son histoiren.

Dans l’article « Culture sound system : un rituel de résistance » du Journal de Culture & Démocratie  n°57 – Rituels #2, Dany Ben Felix évoque la manière dont la libération des émotions et la transe individuelle et collective (favorisée par les basses puissantes du sound system mais aussi plus généralement dans des fêtes et célébrations combinant la musique et la danse) portent un pouvoir émancipateur, incarnent une certaine forme de résistance à la contrainte des corps – qui peut s’entendre en lien avec l’oppression subie par des communautés minorisées, mais aussi en relation avec modèle de société et de vie qui repose sur et valorise le contrôle des corps, la maitrise des émotions et le rejet de « l’irrationnel ». En quoi ce constat résonne-t-il avec votre expérience ou vos observations ?

Dries Talloen : Je pense en effet que l’espace de danse d’un sound system peut être un safe space pour les groupes minorisés et peut se traduire par un lâcher-prise dans le contrôle du corps, ou par le fait de danser ou bouger sans souci des normes.
Plus généralement, je pense que prendre part au sound system génère un certain sentiment de communauté, à la fois pour le crew et pour les participant·es (même si peut-être à des niveaux différents). Comme je l’ai dit, nous mettons la focale sur un divertissement responsable, avec une attention particulière à la création d’un safe space et au respect mutuel.

Souria Cheurfi : D’un point de vue personnel, je me reconnais dans cette réflexion. La fête m’a permis de m’émanciper : de me trouver sur certains plans, et me perdre sur d’autres – mais tous ont été salvateurs. Si autant du subcultures et genres musicaux sont nés au sein de groupes minorisés, c’est simplement parce qu’il s’agit avant tout d’un besoin. Les musiques aujourd’hui mainstream telles que la techno sont nées de la souffrance des peuples afro-américains et de la culture sound system de la diaspora jamaïcaine discriminée au Royaume-Uni. La douleur donne naissance à des créations belles et puissantes.
Psst Mlle n’organise plus beaucoup de fêtes (on vieillit !) mais je pense que les personnes présentes à nos évènements le sont pour davantage qu’une envie de faire la fête. Nos actions sont politiques et attirent un public qui éprouve le besoin de se retrouver et de s’émanciper ensemble.

 

Partenaires de l’évènement : cinéma Nova, Culture & Démocratie, Osmose asbl, Sonic Street Technologies, PointCulture

1

In Journal de Culture & Démocratie n°57, 2023, dossier en ligne et p. 37 de la version imprimée.

2

Ibid., dossier en ligne.

3

Personne sexisée : personne qui fait face aux discriminations de genre (sexisme, cissexisme et hétérosexisme).

4

Babylon, Franco Rosso, 95mn, Diversity Music (Royaume-Uni), 1980.

6

À la différence de micros acoustiques qui captent les variations de la pression de l’air, les micros piézo ou de contact captent les vibrations d’un matériau solide.

7

Brian D’Aquino, Julian Henriques et Leonardo Vidigal, « A Popular Culture Research Methodology: Sound System Outernational », Volume !, 13 : 2 | 2017, http://journals.openedition.org/volume/5249

8

Julian Henriques, Sonic Bodies. Performance techniques and ways of knowing, Continuum, 2011.

9

Les images qui accompagnent cette publication sont issues de l’instrumentarium de l’Axoso.

10

Instrument de musique composé d’un jeu de lames ou de plaques de métal vibrantes.

11

Festival belge de musique électronique de grande ampleur (plusieurs centaines de milliers de participant·es) invitant des centaines de DJ du monde entier. Plusieurs éditions ont eu lieu hors de Belgique – aux États-Unis, au Brésil, en France. Il est notamment décrié pour ses couts de production, son prix et son impact écologique.

12

Hakim Bey, TAZ, Zone Autonome Temporaire, trad. Christine Tréguier avec l’assistance de Peter Lamia et Aude Latarget, Éditions de l’Éclat, 1997 (1991).

13

Funktion-One est une marque qui fabrique des systèmes de sonorisation professionnels, très prisés notamment dans le milieu de la techno.

14

Lire à ce sujet l’entretien avec Anaïs Vaillant proposé en complément de cette retranscription « Appropriation culturelle : l’exemple de la batucada »