Katherine Longly et Cécile Hupin, « Just My Luck » (2017 à 2023)

Rituels d’artistes à la Maison des Arts

Pierre Hemptinne, écrivain, membre de Culture & Démocratie

29-03-2024

La Maison des Arts à Schaerbeek expose une constellation de rituels d’artistes, beaux, simples, narratifs et pas du tout hors-sol. Ils éclairent nos propres besoins de prise sur un quotidien anxiogène. Ils inspirent toutes sortes de petites inventions pour amorcer une nouvelle harmonie intérieure/extérieure. Ils veulent faire du bien, pas du tout verticalement, avec des esthétiques qui brassent émotions universelles, matériaux ordinaires, rebuts, gestes coutumiers.

Quand la pratique artiste cultive la marotte, le geste répétitif, l’incantation ou la formule exorciste, de manière à organiser une zone d’accroche entre le réel et l’imaginaire, elle révèle et rend visibles les milles et uns petits arrangements, souvent inconscients, que tout le monde invente dans le besoin d’une certaine harmonie entre intériorité et extériorité, de plus en plus mise à mal, sous pression.

Bisous de protection

Laurent Quillet filme un geste devenu banal entre tous, une interaction presque automatique, se faire la bise quand on se quitte. La répétition fait oublier le sens de ce rituel, ça s’évanouit dans le défilé du quotidien. Mais exhumés et compilés en une somme, ces bisous familiers forment une mémoire visuelle et auditive de contacts qui rythment la vie. L’artiste les expose simultanément sur plusieurs écrans et matérialise de la sorte, un filet de sécurité, un réseau sensible d’embrassades qui fait que l’on «tient», que l’on ne se balance pas dans le vide, sans attache. Ce fil traverse une multitude d’ambiances et de situations hétérogènes bien restituées par la bande-son. Les rituels ordinaires, invisibilisés, entretiennent une plasticité affective qui nous englobe et nous protège, l’air de rien, nous aide à traverser les séparations.

Poussières fertiles des chemins

Côme Lenquin récolte les résidus de terre et petits cailloux dans sa chaussure, qu’il place soigneusement dans des sachets, avec une étiquette mentionnant précisément le lieu d’où ils proviennent. Il crée un catalogue de liens géologiques avec les lieux où il aime se promener, où il transite occasionnellement ou accidentellement. Une cartographie. Il détourne positivement, en outre, l’expression « avoir un caillou dans sa chaussure », dénotant une gêne, une intrusion désagréable. Avec sa pratique obsessionnelle, poétique, il transforme le désagrément en traces d’un autre cheminement : chaque sachet répertorié semble contenir un peu de semences qui lui permettent d’entretenir les affinités avec ces lieux de promenade, les chemins qu’il arpente, les paysages qu’il contemple. Cette collection de presque riens est la mémoire des « frottements » matériels et immatériels, singuliers, personnalisés, entre lui et la terre qu’il foule et arpente. Ça raconte comment, imperceptiblement, les corps, les matières et les esprits s’interpénètrent, par les bords, le transit de poussières.

Toile vierge et tubes triturés

L’angoisse de la page blanche n’est pas réservée aux écrivain·es ou artistes. Tout le monde l’affronte quand il s’agit « de s’y mettre », quelle que soit la nature de l’action envisagée. Franchir le cap entre l’inactivité et le « faire ». Il faut ruser, s’échauffer, se mettre en confiance. Peintre, Yves Gobart entame, depuis des années, ses séances de travail en peignant un des tubes de couleur qu’il utilise. Il peint ainsi son rapport à la couleur, son contenant qui est le tube, une matière qui se presse, se déforme, objet sculptural propre. Avec l’accumulation de tous ces petits formats, de tous ses tubes de couleur, qui prennent l’empreinte de la façon dont il les manipule, c’est un regard rétrospectif sur son histoire de peintre, multi-facettes. Plus exactement, cela ouvre un panorama sur la façon dont ce rituel de peintre, au fil des années, institue une relation au monde. Immanente, sans intention précise, mais du simple fait d’être accompli avec attention. Ce geste préliminaire, d’échauffement, de mise en train, finit par faire œuvre à part entière. De même, l’enchevêtrement de toutes les ruses et « distractions organisées », infimes, futiles, avec lesquelles nous entretenons une relation de désir et d’inhibition avec nos pages blanches quotidiennes. S’y exprime, comme écrivait Spinoza, l’effort ordinaire pour « juste persévérer dans son être ».

Peinture de l’absence présence, prolifération du même, images de réconfort

Bouleversant, le rituel de deuil, peint par Vincent Solheid. Une multitude d’images murmurantes, archipel iconique sur le mur blanc, bruissantes du travail produit en permanence pour vivre avec les absent·es, les disparu·es. Suite au décès de son frère, le peintre représente une image puisée dans les archives familiales, une scène de son frère s’approchant en diagonale, donnant la main au grand-père. La répétition équivaut bien à un exorcisme, à une évacuation de ce qui fait mal, mais ne rime absolument pas avec effacement, oubli. Au contraire, la peinture répétée de la même scène, chaque fois reprise comme neuve, inédite, installe les silhouettes dans une permanence entre apparition et disparition. Sans cesse le frère survient, s’approche. Sans cesse, il disparait, se fond dans le paysage, perdu de vue. Le souvenir fabrique cet équilibre fragile, fait de sagesse et de violence, de sérénité et de compulsion, par lequel on continue à vivre avec les disparu·es.
Face au rituel de deuil qui joue avec l’effacement-présence, Marie Van Elder exalte doucement, liturgiquement, la multiplication de l’image d’une même source, en une variété infinie. C’est une série initiée lors de promenades solitaires, au moment du Covid. Chaque dessin raconte la relation instaurée entre une souche d’arbre et son imaginaire. Elle interprète les formes mêmes de la souche, en fonction des connexions avec ses humeurs, ses émotions, ses référents esthétiques (des références à des styles de peintres, à des motifs connus), replaçant les souches dans une sorte de patrimoine que partageraient êtres humains et non-humains. La déclinaison intarissable de ces objets semblables leur confère autant de personnalités uniques, soutient une réflexion sur la crise climatique et ses impacts sur l’environnement, sur le devenir des arbres et des nôtres. Ces petites peintures sont autant de prières pour un monde meilleur, de méditations pour une renaissance au-delà de l’effondrement ou de figures magiques pour conjurer la catastrophe. Elles sont rassemblées en une lumineuse chapelle de réconfort.

Grattage et arnaque, rituels pour un Bingo anticapitaliste !

Katherine Longly et Cécile Hupin ont réalisé, de 2017 à 2023, « Just My Luck ». Il ne s’agit pas simplement de « réaliser une œuvre d’art ». Il y a d’abord la constitution du matériau de cette œuvre qui implique une dimension quasi ethnographique. Les deux artistes récoltent des billets de loterie usagés, grattés, et majoritairement perdants. Ce qui dénote la dimension « tromperie » de cette pratique. Chaque bulletin de « participation » a fait l’objet d’un rituel précis, à la fois institué (l’achat, le grattage) et personnalisé (la façon de gratter, la technique utilisée, ongle, pièce de monnaie). La personnalisation vise à attirer la chance, à détourner le rituel institué à son profit. La quantité de ce matériau, que la transformation en œuvre révèle surabondant, exprime en premier lieu l’aliénation et l’addiction entretenue par la Loterie Nationale dans une société inégalitaire qui place l’argent, la richesse au-dessus de tout. (La publicité de la Loterie Nationale présente le fait de recourir à ses produits comme une chose naturelle et rationnelle en vue de réaliser ses rêves.) En récupérant la trace de tous ces espoirs instrumentalisés et en les agençant en fresque poétique et humoristique, les deux artistes substituent au capital un horizon de mise en commun des petits rituels de vie meilleure, désaliénés, une économie des gestes simples, produisant une esthétique et un vocabulaire désenvoutés : « Bingo » ne signifierait plus une avalanche individualiste de pognon mais la connexion de tous les « grattages » en une harmonie collective. Des choses sans prix à réaliser avec trois fois rien et qui font un effet bœuf !

Des rituels artistes aux nôtres

Ce ne sont que quelques exemples. Il y a aussi l’inventaire délirant de Barbara Iweins. Tous les objets présents dans les pièces de sa maison, photographiés, selon un protocole très strict. Cela donne de grands posters évoquant des arbres généalogiques ou des tableaux de composés chimiques. C’est une manière de sonder l’ancrage que l’on organise tou·tes, là où l’on vit, à travers tout ce que l’on accumule. C’est aussi une représentation des interdépendances avec les choses dont on s’imagine avoir besoin pour vivre, à travers lesquels se lisent le design de vie que l’on s’invente, au jour le jour. Il y a l’écriture visuelle très raffinée de Sahar Saâdoui, multi-supports, sa quête des rituels imperceptibles du bonheur. Les collections de Juan D’Oultremont, représentatives de cette attention flottante à ce qui nous entoure, flux parmi lequel on sélectionne des détails, on les relie pour faire sens, pour qu’une lecture de l’actualité inscrive une distance critique-esthétique, distance vitale. Il y a des « fétiches », Roman Opalka, Claude Viallat, toujours aussi émouvants à revoir. Il y a surtout le choix de l’ensemble, l’intelligence et la sensibilité de l’équipe, la lecture de la curation qui met toutes les pièces en résonance et favorise une expérience où les rituels d’artistes éclairent les nôtres, dans une relation horizontale entre pratiques artistiques et non-artistiques, contribuant aux communs de l’imaginaire.

Maison des Arts, Schaerbeek, exposition Encore et encore jusqu’au 05.05.24

Le Journal de Culture & Démocratie n°56 et  57 – Rituels#1 / Rituels#2

Culture & Démocratie a consacré deux numéros de son journal à la question des rituels aujourd’hui, comme préfiguration de nouveaux modes d’existence et fabrique collective d’une quotidienneté adaptée au changement climatique.