- 
Dossier

Rituels de la carte

Corinne Luxembourg, professeuse des universités en géographie et aménagement, Université Sorbonne Paris Nord (Paris 13)

31-07-2023

La réalisation d’une carte est le résultat d’une série de rituels qui organisent les connaissances pour établir, par la représentation, une mainmise sur le territoire, une représentation finie du monde. De l’élaboration de la légende au dessin final – à la main ou sur ordinateur –, la carte reste trop souvent une « pensée vue d’en haut ». Pour Corinne Luxembourg, il est urgent de réinventer les rituels de la cartographie pour se rapprocher du sol et prendre conscience de la finitude de la planète.

La carte reste rarement abordée par ses processus de fabrication, par ce qui la fait exister, se transformer, pourtant la penser par ses rituels est sans doute tout à fait indiqué pour ce qu’elle est, ce qu’elle a été. La carte en ce qu’elle est une représentation graphique d’éléments terrestres ou célestes est un objet ancien que l’on date, dans sa forme occidentale, de l’Âge du bronze. On sait peu de choses de l’établissement de ces premières représentations topographiques. Les œuvres cartographiques médiévales sont, elles, mieux connues. Elles présentent déjà la double entrée qui restera celle des cartes : la représentation pour se déplacer, la représentation pour penser le monde. Pour chacun de ces deux saisissements du monde, la carte fait partie du rituel voire du rite. Pour le voyageur (plus tardivement et rarement la voyageuse) la carte dit les cheminements, le cabotage, la circulation. Représentation des réseaux terrestres ou portulan pour les marins, la carte accompagne le commerçant autant que le soldat. Elle est description des terres inconnues des gens de l’Occident, et donc des terres à conquérir par eux, des empires à construire, des richesses à convoyer, échanger et sur lesquelles spéculer. Sans carte, pas de connaissance des environs, pas de maitrise territoriale. La carte comme la géographie servent à conquérir, à s’étendre, d’une façon ou d’une autre à faire la guerre. Pour les sédentaires d’Occident la carte fige les lieux et les flux vont de l’un à l’autre. La carte illustre les projections politiques, géographiques ou philosophiques, les rapports de force, autant qu’elle révèle l’habiter le monde, une conception de la relation.

Représentation de la pensée du monde, la carte est objet théologique. Pensée de la terre ronde et plate centrée sur Jérusalem, la carte dite en TO (pour Terrarum Orbis) représente, au Moyen-âge, l’Europe, l’Afrique et l’Asie, repères entre cieux et terre. Objet chrétien, elle partage le monde par la Méditerranée et le Nil. Pas de déplacement ici, mais un placement, non pas par rapport au reste du monde, mais par rapport à son centre. Les cartes en TO sont des supports de la conception des rapports à l’altérité. Le placement au centre, le traitement des marges révèlent des priorités, des hiérarchies dans l’attention qui leur est portée. Ainsi, il y a plusieurs façons de penser la ritualisation de la carte, disons plutôt plusieurs échelles d’espace et de temps. Selon ce que l’on souhaite cartographier, selon les personnes à qui l’on destine la carte, la mise en place des dispositifs de fabrication de la carte divergent immanquablement.

Commençons au plus simple : cette carte-là, quel est son discours ?
Nous voici à la table de travail, attelé·es à la production d’une carte. Elle sera certes une illustration mais pourtant comme toute illustration elle est un discours construit, singulier, un regard porté sur l’espace organisé, une analyse. Il est mille façons de produire une carte sur le même sujet, mais la seule chose qui importe à son commencement : de quelle question est-elle une réponse ? Plus que la carte finie à son terme ou son esthétique, l’invariable rituel demeure : quelle histoire va-t-elle raconter ?

Lorsque l’histoire est posée, connue, vient le moment de créer une légende, avant même de dessiner un seul contour. Concevoir la légende comme l’alphabet de l’histoire racontée sur la carte : sorte de contrat tacite entre la personne cartographiant et la personne lisant la carte, l’une produit, l’autre accepte. En réalité l’alphabet est déjà un peu connu. En 1936, Otto Neurath publie International Picture Language. The First Rules of Isotype. Il y détaille « l’isotype comme une langue internationale qui rend l’information accessible à des personnes de toutes cultures et de tous niveaux d’instruction. » L’isotype est l’acronyme pour International System Of Typographic Picture Educationn. Nous voici donc avec une série de pictogrammes pour représenter des phénomènes, des quantités, des passages… Il ne s’agit plus alors de prouver un rapport de force, un placement d’un soi européen par rapport à l’autre mais d’offrir une façon de lire le monde. L’isotype induit graphiquement un rapport au monde, mais ce n’est pas toujours aussi lisible qu’on le souhaiterait. Aussi les cartographes en sont assez économes, leur préférant la sémiologie graphique de Jacques Bertin dont la première édition de Sémiologie graphique. Les diagrammes, les réseaux, les cartes parait en 1967. Il s’agit de produire des signes qui organisent le discours. Nous voilà avec des règles d’organisation de la légende : points, traits, surface. Rien de bien différent de Kandinsky et de son Point, Ligne, Plan. Le point pour dire la situation, le trait pour dire le flux, le déplacement et la surface pour dire l’étendue et la résultante systémique de la situation et du flux. La légende s’organise, le scénario de l’histoire est prêt : il est alors possible de dessiner. La carte est donc fausse parce qu’elle est une interprétation, elle est un regard porté sur un phénomène. Comme pour tout contenu d’analyse il faudrait dire d’où l’on parle, d’où l’on dessine ces cartes. J’y reviendrai.

Il faudrait inventer de nouveaux rituels pour penser graphiquement le monde, de ces rituels qui diraient non plus l’extension de terres à connaitre
ou à contrôler mais la finitude de la planète.

Le dessin de la carte
Une fois le scénario produit dans la légende, passons à la pratique et revenons à notre table de travail. Comment voulons-nous représenter cette histoire : à la main ? À l’ordinateur ? À qui est-elle destinée ? Le traité de sémiologie graphique de Jacques Bertin fournit déjà un certain nombre d’éléments quant aux couleurs, ou au traitement en noir et blanc, en niveaux de gris. S’assurer de ses couleurs si la réalisation se fait à la main est essentiel : la taille des mines des crayons, le trait à la mine de plomb d’abord, la gomme jamais loin, les crayons de couleur, l’homogénéisation des aplats, l’encrage enfin. Les étapes sont classiques de tous les métiers de l’illustration et comme pour eux, le rapport au travail à la main ou à l’informatique se pose.

Le développement depuis les années 1980 de logiciels de cartographie a ouvert de nouveaux champs d’exploration et avec eux a varié les rituels. S’il est question de l’interprétation d’une photographie aérienne, d’une image satellite, les préalables varient. Les Systèmes d’Information Géographiques (SIG) permettent de coller virtuellement l’image sur un globe imaginaire, de choisir la projection pour « aplatir » la Terre sur une feuille. La télédétection consiste entre autres à faire passer l’information d’une image à son interprétation cartographique. Elle répond toujours à cette même ambition de connaitre le monde à arpenter, ses cheminements, ses nœuds d’habitations, de rencontres…

Mais les SIG permettent également d’intégrer des données quantitatives à cette connaissance qualitative de l’espace. Aujourd’hui en accès libre pour certains logiciels, les SIG offrent la possibilité à qui le souhaite de se faire cartographe et pour peu que l’on soit capable de programmer quelques extensions, il devient envisageable de fournir toutes sortes d’informations, de les croiser, de faire émerger de nouvelles connaissances de cette mise en contacts de phénomènes contingents. Le rituel consiste alors autant en la sélection des données, couleurs et figurés à faire apparaitre, qu’à la préparation des couches d’informations et des bases de données pour qu’elles soient utilisables. La carte et sa légende proposent un cheminement de la question vers sa résolution graphique au travers de chacune de ces bases de données, en justifiant toute mise en commun. Le rituel est passé de l’artisanat manuel et dessiné à sa version numérique. Passé dans les mains et les souris de non-cartographes, le rituel devient aussi celui du mécontentement qui consiste à traquer les cartes mensongères et les discours fallacieux qui les accompagnent.

Des rituels à ré-inventer
Qu’elle soit produite de la main ou du clavier d’ordinateur, la carte reste dans la plupart des cas une pensée vue d’en haut. Sans le dire et finalement sans l’assumer, le premier rituel de la cartographie est de s’envoler pour s’asseoir avec tout notre matériel, sur Sirus, étoile participant à la composition de la constellation du chien. Une fois sur Sirus, il ne suffit plus qu’à se pencher à la balustrade pour rendre compte. Comme si l’éloignement nécessaire et suffisant était au prix de cette téléportation, mettant à distance les autres humains, le vivant dans son ensemble… Surplomb cartographique qui rejoint la neutralité scientifique quand l’un et l’autre ne font que réitérer un rapport hiérarchisé entre qui cartographie et observe et qui est observé, et permet aux données d’exister. Ainsi il faudrait inventer de nouveaux rituels pour penser graphiquement le monde, de ces rituels qui diraient non plus l’extension de terres à connaitre ou à contrôler mais la finitude de la planète, qui permettraient aux cartographes de descendre de leur étoile et de se reconnaitre êtres humains parmi le vivant.

L’éloignement du sujet comme garantie scientifique n’est pas propre aux seul·es cartographes, mais en l’espèce il dit beaucoup de ce détachement du vivant comme de l’altérité permettant de concevoir la planète comme un plateau de jeu de société. Comment se penser partie prenante d’une humanité et plus largement d’un environnement clos et fini en faisant perdurer cet éloignement nécessaire aux conquêtes et aux stratégies de champs de bataille ? Se rapprocher du sol signifie un retour à une humilité et à repenser la vulnérabilité qui concerne l’humain, vivant parmi le vivant. Abandonner la position de surplomb permet également d’envisager de ne plus penser l’universalisme, mais la « Relation », pour reprendre le terme d’Édouard Glissant, et avec elle la surprise de l’imprévisible. « La Relation c’est notre forme d’universel, notre manière, d’où que nous venions, d’aller vers l’autre et d’essayer de se changer en échangeant avec l’autre sans se perdre ni se dénaturern. »

1

Zwer Nepthys, « Débabéliser le monde avec l’Isotype », Visionscarto, 2021.

2

Édouard Glissant, in Laure Adler, L’invitation au voyage, émission télévisée du 22 novembre 2004.

PDF
Journal 56
Rituels #1
Édito

La rédaction

Imaginer nos rituels à venir

Maririta Guerbo, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Le défi de la sobriété idéologique par le rituel

Yves Hélias, co-fondateur du Congrès ordinaire de banalyse

L’Infusante ou l’école idéale

Entretien avec Bernard Delvaux, Chercheur en sociologie de l’éducation, associé au Girsef (UCLouvain)

Le PECA, de nouveaux rituels pour l’école

Sabine de Ville, membre de Culture & Démocratie

Rituels et musées

Anne Françoise Rasseaux du Musée royal de Mariemont, Virginie Mamet des Musées Royaux des Beaux-Arts, Patricia Balletti et Laura Pleuger de La CENTRALE et Stéphanie Masuy du Musée d’Ixelles

Rituels et droits culturels

Thibault Galland, chargé de recherche à Culture & Démocratie

Faire vivre les rituels, l’espace public et la démocratie

Entretien avec Jan Vromman, réalisateur

Ma grand-mère disait

IIse Wijnen, membre de KNEPHn

Rituels de la carte

Corinne Luxembourg, professeuse des universités en géographie et aménagement, Université Sorbonne Paris Nord (Paris 13)

Justice restauratrice : dialoguer aujourd’hui pour demain

Entretien avec Salomé Van Billoen, médiatrice en justice restauratrice

Les expériences artistiques en prison : des rituels pour (re)créer du commun ?

Alexia Stathopoulos, chercheuse en sociologie des prisonsn

Futurologie de la coopération : des rituels de bifurcation

Entretien avec Anna Czapski, artiste performeuse

L’objet à l’œuvre

Marcelline Chauveau, chargée de projets et de communication|diffusion à Culture & Démocratie

La gestion des espaces vacants : territoire des communs ?

Victor Brevière, architecte et artiste plasticien, co-fondateur du projet d’occupation de La Maison à Bruxelles (LaMAB)

Olivia Sautreuil

Marcelline Chauveau, chargée de projets et de communication|diffusion à Culture & Démocratie