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Dossier

Rituels et musées

Anne Françoise Rasseaux du Musée royal de Mariemont, Virginie Mamet des Musées Royaux des Beaux-Arts, Patricia Balletti et Laura Pleuger de La CENTRALE et Stéphanie Masuy du Musée d’Ixelles

31-07-2023

La notion de rituel partage avec le musée la mise en tension entre temps passés et horizons communs, la continuité et le changement, quelque chose aussi de l’ordre du passage au sens de transformation et de transmission. Les mots rituel et musée posent les questions associées du comment hériter, comment transmettre ce qui demeure tout en permettant à chacun·e de changer d’état au fil du temps : s’enraciner pour mieux « s’encommunern » et dans le même temps se mettre en mouvement ? Enfin tous les deux mettent en scène un rapport au corps, mettent en geste ce qui les traverse – ces corps –, ce qui demeure, ce qui change et ce qui disparait ? Le rituel a toujours été un moyen pour les sociétés de « s’ouvrir à des échanges multiples avec leur milieu et les existants visibles et invisibles qui l’occupent » dit Myriam Wathee-Delmotte dans le catalogue de l’exposition du Musée L, Art & rite. Le pouvoir des objetsn, qui nous servira de fil rouge dans ce texte collectif. Cet article choral montre comment la notion de rituel traverse les pratiques et dispositifs de médiation culturelle dans le quotidien de quatre musées, et s’interroge donc sur les formes et les effets des rituels qui accompagnent la monstration des œuvres.

Propos mis en forme par Sébastien Marandon, membre de Culture & Démocratie


« Tisse, tisseur de vent »

James Joyce, Ulysse

« En faisant, ça se tisse » (Anne-Françoise Rasseaux)
Dans les musées, de nouveaux rituels germent et s’inventent là où nous – personnel de musée – acceptons de prendre des risques, d’envisager de nouveaux horizons d’attente des publics, d’affirmer le lieu muséal dans une société qui mute. S’autoriser à… La terminologie révèle des changements de posture : médiateur·ices, activateur·ices dit même Serge Chaumiern plutôt que guides ou guides-conférencier·es. Accompagner plutôt que guider.

Le rituel du discours est questionné, chahuté : Quelle forme ? Pourquoi ? La posture frontale ne va plus de soi, le discours ex cathedra non plus. Transmettre ? Partager ? Dans un réel esprit de recherche et de responsabilité pédagogique, de nouveaux dispositifs naissent qui favorisent le multimodal, la polysémie, la pratique du temps disruptif, l’immersion, la co-élaboration de significations par des énoncés experts et non-experts afin de créer les conditions de réception de l’œuvren. L’expérientiel définit de nouveaux objectifs muséaux : l’être-ensemble, la qualité de temps partagé, l’inventivité et la créativité comme vecteurs de changement, la mobilisation ou la remobilisation de l’individu, des citoyen·nes. Inspirer.

Dans un réel esprit de recherche et de responsabilité pédagogique, de nouveaux dispositifs naissent qui favorisent le multimodal, la polysémie, la pratique du temps disruptif, l’immersion, la co-élaboration de significations par des énoncés experts et non-experts afin de créer les conditions de réception de l’œuvre.

Ce besoin d’inventer de nouveaux outils et de nouvelles façons de prendre part fut d’interroger les modalités de partage et de participation de l’exposition Collections invisiblesn. En 2017, le Musée royal de Mariemont commémore le centenaire du décès de Raoul Warocqué, collectionneur à l’origine de l’institution. Il propose une exposition doublement atypique. D’une part, les objets exposés sont exclusivement sortis des réserves et activent la question : Pourquoi ne sont-ils plus exposés ? D’autre part, l’exposition déploie un dispositif scénographique audacieux : il met en lumière les objets temporairement exposés en plongeant dans la pénombre les autres. La scénographie rend fantomatique les collections permanentes en inversant les codes habituels de visite. Les réactions des visiteur·ses furent immédiates et passionnées, des plus virulentes aux plus élogieuses. Une partie du public s’est sentie dépossédée, prise en otage parce qu’elle n’avait plus accès au musée « icône » qu’elle attendait. Considérant les limites d’un ajustement raisonnable, le musée mit en place une médiation orale qui devint tellement pertinente qu’elle fit progressivement partie intégrante de l’exposition. Envisagée comme un accompagnement, elle régule les émotions fortes et négatives, invite à la conversation voire au débat, fait émerger des contenus qui n’appartiennent qu’à la rencontre. Glissant d’une logique de monstration vers une logique relationnelle, l’exposition continue ainsi à produire de la pensée, elle invite à appréhender l’histoire sous d’autres formes, l’institution comme un musée « agora ».

Dans le même ordre d’idée Myriam Wathee Delmotten fait remarquer dans son article que de nombreux objets rituels – en particulier dans les collections ethnographiques – sont exposés dans les musées : masques, costumes ou encore objets magiques tels que des reliquaires ou des fétiches. Or ces objets, qui sont décontextualisés ou plutôt arrachés à leurs territoires socio-culturels d’origine, changent d’usage en étant exposés ou « participent désormais à une ritualité d’une autre naturen ». Ces objets passent du statut d’acteurs, au sens de leur capacité à produire des effets sur les communautés qui les manipulent, au statut de témoins d’un patrimoine culturel. Or ce changement de statut pose problème : « Peut-on sans état d’âme décider que la fonction rituelle originelle est révolue […] ? Un musée doit-il être un espace neutre où les visiteurs ont le droit de ne tenir aucun compte des préceptes religieux attachés aux objets présentés, ou faut-il admettre que le sacré des uns deviennent le sacré de tous avec ses restrictions et interditsn ? » Ce questionnement fait écho aux interrogations d’Anne-Françoise Rasseaux et plus spécifiquement au passage de la logique de monstration à une logique relationnelle. De même cette mise en scène du musée qui plonge les spectateur·ices dans la pénombre pourrait être interprétée comme une forme de doute quant aux statuts rituels des objets : Myriam Wathee-Delmotte prend l’exemple d’objets tabous qui doivent être protégés de la vue des femmes ou encore ceux qui sont destinés à être détruits ou enterrés : que fait-on exactement quand on les donne à voir à tout le monde et en pleine lumière ?

Théorie des bas seuils (Patricia Balletti et Laura Pleuger)
Comment imaginer un cadre d’accueil ou encore un seuil ? À la CENTRALE for contemporary art, nous voulons installer chez les visiteur·ses une quiétude, une forme de disponibilité mentale et physique afin de faciliter l’expérience artistique. En nous penchant sur cette notion de rituel, c’est sans doute le rôle le plus important que nous pouvons jouer : accueillir, être physiquement présent·es pour faire le lien avec le centre d’art en tant que bâtiment, en tant que lieu où travaille toute une équipe, en tant que lieu qui abrite des démarches artistiques et donc des possibilités de prendre le temps de voir le monde et la vie autrement, autant par les propos que par les formes.

Notre rituel réside dans la mise en place d’une présence et donc d’une disponibilité pour répondre de manière unique et personnelle à la personne qui ouvre la porte. Ce rituel d’accueil commence par le fait de pouvoir déposer son sac et son manteau dans un casier ou derrière le comptoir puis de recevoir les codes du lieu. Il ne s’agit pas de sur- charger l’expérience mais bien de créer les conditions pour que cette expérience advienne, qu’elle ne soit pas freinée par des craintes en illégitimité. Le seuil défend cette approche de la porte ouverte et la volonté que ce seuil, cette marche, puisse être la moins haute possible afin d’initier des sauts toujours plus grands vers la démarche artistique.

Patricia et Laura évoquent le fait que les visiteur·ses du musée sont toujours confronté·es à une forme de ritualisation plus on moins consciente et assumée. Elles proposent de faire de cette tendance à ritualiser un sas-seuil qui se matérialise par des gestes et des corps qui accueillent. Le rite prend la forme d’un dispositif au sens de rendre disponible et de créer une forme de disposition émotionnelle, d’être disposé·e à entrer en relation avec les œuvres. Ce dispositif est aussi affaire de disposition, d’agencement des corps et de positions pour permettre l’ouverture et l’accès le plus large possible.

Wheelie – Quand le rituel transporte la magie du musée à l’école (Stéphanie Masuy)
Fermé pour travaux jusqu’en 2025, le Musée d’Ixelles profite de cette opportunité pour aller à la rencontre des classes de maternelle ainsi que des 1ère et 2e primaires. Un vélo-cargo électrique pénètre dans la cour de récréation. Sa conductrice attache le vélo précautionneusement avant d’extraire de son grand coffre une boite mystérieuse et un grand sac en tissu qui l’accompagneront jusque dans la classe. Avec l’aide de l’enseignante, la médiatrice du musée rassemble les enfants autour d’elle et de ses objets intrigants. L’aventure peut commencer…

Chacune des cinq animations Wheelie reproduit volontairement le même rituel. Ce cérémonial teinté de magie permet aux enfants de s’extraire peu à peu de la routine du quotidien pour laisser le merveilleux de l’art et du musée opérer hors cadre. Tout commence par quelques mouvements de détente pour réveiller le corps et l’esprit. Un rituel comme sas, zone de transition et de passage comme l’évoquaient Laura et Patricia. Arrive ensuite l’ouverture de la boite magique. Celle-ci n’est concédée que si toute la classe scande le mot magique soufflé par la médiatrice : « Abracadami », une indispensable clé d’accès à l’univers du peintre magicien Adami.

Cinquante minutes, ça passe drôlement vite… Déjà l’heure de se quitter. Il ne faudrait surtout pas oublier « la boite à souvenirs ». Le cercle se resserre et la fabuleuse boite circule de main en main. Chaque enfant, tour à tour, lui confiera, dans un murmure ou à haute voix, ses impressions sur cette étonnante rencontre avec Adami. Lentement et sous l’œil attentif du groupe, la médiatrice range minutieusement les objets de jeu, remet l’œuvre dans son sac et offre solennellement à l’enseignante une carte postale représentant la peinture nouvellement découverte. La classe a désormais son œuvre du Musée d’Ixelles.

L’exemple de Wheelie aborde le rituel comme une forme de soin partagé entre le musée et ses publics. Le rituel rassure. Il codifie le moment vécu pour transporter les enfants dans un autre univers. Il crée un sentiment d’appartenance entre les membres du groupe, tou·tes embarqué·es dans une même aventure, mais il n’a de sens que si le collectif lui reconnait une légitimité. Le rituel instaure un respect mutuel, un temps d’écoute et d’expression pour chaque élève. Enfin il permet un retour du magique, peut-être même du refoulé. Il métamorphose l’animation en un cérémonial permettant de rehausser la valeur de l’instant présent.

Le petit musée portatif (Virginie Mamet)
La médiation culturelle des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique a récemment édité son « Petit Musée Portatif n°1 », un kit de découverte de ses collections qui s’adresse aux 5-8 ans. Ludique, poétique, créatif, le pack est à utiliser tant en classe qu’au musée. Il se compose de deux boites, complices, inséparables, à l’intérieur desquelles tout un monde se déploie : des reproductions d’œuvres, des cahiers créatifs, des cartes sensibles, des questions philosophiques, un chevalet, des gants blancs… et une corde magique ! Ces derniers accessoires accompagnent l’instauration d’un « rituel pour s’initier » proposé dans le kit. Ce rituel permet d’ouvrir et de fermer symboliquement le « Petit Musée Portatif », d’entamer et de clôturer chacune de ses utilisations. Une fois les gants enfilés, une formule abracadabrante prononcée, la corde sortie et disposée en cercle, un climat favorable à l’imagination, à la réflexion philosophique et à l’acte créatif s’installe. La corde matérialise la délimitation d’un espace autre, dans lequel tout devient possible. Un passage entre dehors et dedans s’opère. Ces micro-ruptures avec le quotidien des enfants sont essentielles afin qu’ils puissent s’épanouir, s’évader et éventuellement se révéler dans un contexte autre que le cadre scolaire ou familial. Ce type de rituel permet également de mettre le monde muséal en perspective : les gants blancs associés à l’univers de la magie sont aussi portés par celles et ceux qui prennent soin des œuvres d’art dans un musée. Le caractère sacré de la création et la préciosité des objets d’art sont mis en scène. Mais le défi est que cette sacralité puisse aller de pair avec ouverture, démystification, démocratisation. Et c’est précisément ce à quoi le reste du contenu des boites aspire : des œuvres à découvrir, des actions créatives à expérimenter, des questions philosophiques d’enfants de 5-8 ans à mettre en regard, des cartes à vivre. Chaque élément participe à une découverte active et sensible des collections des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique.

Ce texte témoigne de pratiques modestes et limitées en particulier au regard des enjeux actuels. Ce niveau de médiation culturelle devrait être conduit à une échelle beaucoup plus large et intensive pour aider l’humanité à affronter la crise climatique ou à changer véritablement de modèle culturel. Toutefois ces quelques exemples concrets montrent « qu’aucun rite n’est totalement étranger à l’art et aucun art n’est exempt de ritualitén ».
Il permet de s’extraire du quotidien et de créer les conditions de son réenchantement, a minima de le percevoir autrement. Il propose d’autres regards, fait trembler les évidences et donne à voir ce qui auparavant restait en deçà du seuil de visibilité. Seuil, sas et passage, le rituel questionne les transformations et les métamorphoses.

 

1

Vinciane Despret, Les morts à l’œuvre, les empêcheurs de penser en rond, 2023.

2

Art & rite. Le pouvoir des objets, Presses universitaires de Louvain, 2021.

3

Serge Chaumier & François Mairesse, La médiation culturelle, Armand Colin, 2017.

4

Serge Saada, Et si l’on partageait la culture ?, Édition de l’attribut, 2011.

5

Collections invisibles. Du château de Warocqué au musée de demain, 2017. Art & rite, op. cit., p. 109 et suivante.

6

Ibid.

7

Ibid., p. 111.

8

Ibid.

9

Art & rite, Ibid., p. 109 et suivante.

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Journal 56
Rituels #1
Édito

La rédaction

Imaginer nos rituels à venir

Maririta Guerbo, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Le défi de la sobriété idéologique par le rituel

Yves Hélias, co-fondateur du Congrès ordinaire de banalyse

L’Infusante ou l’école idéale

Entretien avec Bernard Delvaux, Chercheur en sociologie de l’éducation, associé au Girsef (UCLouvain)

Le PECA, de nouveaux rituels pour l’école

Sabine de Ville, membre de Culture & Démocratie

Rituels et musées

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Rituels et droits culturels

Thibault Galland, chargé de recherche à Culture & Démocratie

Faire vivre les rituels, l’espace public et la démocratie

Entretien avec Jan Vromman, réalisateur

Ma grand-mère disait

IIse Wijnen, membre de KNEPHn

Rituels de la carte

Corinne Luxembourg, professeuse des universités en géographie et aménagement, Université Sorbonne Paris Nord (Paris 13)

Justice restauratrice : dialoguer aujourd’hui pour demain

Entretien avec Salomé Van Billoen, médiatrice en justice restauratrice

Les expériences artistiques en prison : des rituels pour (re)créer du commun ?

Alexia Stathopoulos, chercheuse en sociologie des prisonsn

Futurologie de la coopération : des rituels de bifurcation

Entretien avec Anna Czapski, artiste performeuse

L’objet à l’œuvre

Marcelline Chauveau, chargée de projets et de communication|diffusion à Culture & Démocratie

La gestion des espaces vacants : territoire des communs ?

Victor Brevière, architecte et artiste plasticien, co-fondateur du projet d’occupation de La Maison à Bruxelles (LaMAB)

Olivia Sautreuil

Marcelline Chauveau, chargée de projets et de communication|diffusion à Culture & Démocratie