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Dossier

Se déprendre de notre conception habituelle du travail et de la culture

Christian Ruby, philosophe, enseignant à l’École des Beaux-Arts TALM

26-09-2018

La conception contemporaine du travail et de la culture tend généralement à opposer ces deux termes. En revenant sur les différents discours qui assignent chacun à une place trop définie – ceux qui font et ceux qui pensent –, le philosophe Christian Ruby interroge la possibilité de contester la naturalité de ces places et fonctions.

Travail et culture, une conception largement partagée, isole ces termes l’un de l’autre. S’il assigne chacun à une place, ce partage est redoublé par un ordre général qui oppose ceux qui sont voués au travail et ceux qui décident et pensent pour tous. Mais il est aussi troublé par les artistes qui ont longtemps voulu récupérer pour eux les valeurs du faire dans l’art moderne et par une société qui, aujourd’hui, confie aux arts la bataille qui porte sur les formes de l’émancipation. De là tant d’œuvres qui miment les questions du travail : compétition, précarité, chômage, désaffiliation, etc. N’existe-t-il pas là un risque de délégation de la critique sociale aux artistes, alors qu’il vaudrait mieux œuvrer ensemble à contester la naturalité des places et des fonctions assignées à chacun ?

L’essence humaine
La nécessité de prendre nos distances avec l’assujettissement de nos existences au processus de production et à la consommation n’appartient pas uniquement à des démonstrations. Le fait que, de surcroit, ce processus impose, éventuellement, quelque chose « de cet isolement et de cette solitude dans lesquels nous avons la tentation de voir notre choix souverain » (Theodor w. Adorno), ne fait qu’en accentuer la nécessité pratique. Pour autant ne faut-il pas se garder de se laisser conduire à répéter les mythes fondateurs de la résistance au capitalisme, lesquels ont certes eu leur efficacité, mais en d’autres temps ? Telle se présente pourtant, le plus souvent, la réflexion sur le travail et la culture, bornée par des présupposés anthropologiques et politiques ; enrobée, le plus souvent, dans un discours crépusculaire sur la culture du temps.

Outre des problèmes de définition de termes ou d’affirmation a priori du primat d’une activité (le travail) sur l’autre (la culture), et inversement, dans la conception de l’essence de l’humain, cette réflexion s’expose fréquemment dans des discours qui se retournent. Selon les cas :
– Ils opposent le travail, qui serait dicté par la dépendance de l’homme à la nature du fait de besoins naturels, à la culture (entendue comme loisir de l’esprit, au sens grec du terme, soin de soi et méditation) ;
– Ils rapprochent le travail et les besoins de la culture, en les opposant tous à la nature dont ils nous libéreraient ;
– Ils font de la culture, supposée universelle, le palliatif d’un travail morcelé et individuel ;
– Ils affirment que la société est dominée par le travail mécanique et que la culture n’y a plus sa place ;
– Ils valorisent une culture du travail opposée à la culture abstraite des élites ou à la culture de masse, etc.

Ou bien travail et culture sont séparés comme à d’autres égards on distingue un état de nature et un état de culture, et le travail a une valeur négative ; ou bien le travail est la condition de l’effectivité de la culture, et il acquiert une valeur positive ; ou bien la culture a d’emblée une valeur positive et se substitue à la perte de la valeur du travail, etc.

Ou bien travail et culture sont séparés comme à d’autres égards on distingue un état de nature et un état de culture, et le travail a une valeur négative ; ou bien le travail est la condition de l’effectivité de la culture, et il acquiert une valeur positive ; ou bien la culture a d’emblée une valeur positive et se substitue à la perte de la valeur du travail, etc.

C’est au cœur de ces perspectives philosophiques qu’on a fait paraitre les artistes au tribunal de la réflexion critique, en les glorifiant de pouvoir devenir les derniers individus à demeurer dans une société de masse les producteurs authentiques tant « des objets que chaque civilisation laisse derrière elle comme la quintessence et le témoignage durable de l’esprit qui l’anime » (Hannah Arendt, La crise de la culture) que des liens sociaux. Un tel honneur veut contrebalancer la kyrielle des récriminations actuelles contre la « dissolution du lien social », « la perte du sens à notre époque », et autres « c’était mieux avant ». Les artistes pourraient donc nous « sauver » de ces désastres. Et le sociologue Pierre-Henri Menger (Portrait de l’artiste en travailleur, 2003) n’a pas tort de relever que les jeunes générations valorisent les artistes pour des raisons ambiguës (variation du temps de travail, échappatoire à la production, image d’un travail soi-disant libéré des contraintes, etc.). Le capitalisme qui sait y faire y voit de nombreux avantages.

Fonder le lien social
À l’audition de cette série de propos, on se rend compte que nous n’avons pas fini de tenter de prendre à revers ces discours qui séparent le monde du travail, tantôt voué au faire et à la reproduction de l’existence matérielle, tantôt libérateur, et le monde intellectuel ou artistique, tantôt élevé à la fonction de réparer les divisions sociales, tantôt concentré sur la parole et le privilège de la pensée. Nous n’avons pas fini de tenter de contrer les machines d’explication du monde social et politique qui procèdent par renvoi de la surface à ce qui se cacherait dessous (tantôt le travail sous la culture, tantôt la culture sous le travail) ou pensent la condition sociale comme une case dont on ne peut pas sortir.

Et ce n’est pas parce que quelques-uns, dont des réalisateurs de cinéma, célèbrent le 200ème anniversaire de la naissance de Karl Marx, sous certains modes, qu’il faut se contenter de répéter la vulgate marxiste portant sur le travail et sur les rapports du travail et de la culture. D’autant qu’entre Marx et le marxisme, il y a sans doute un hiatus, ce qui devrait nous pousser à lire Marx plutôt qu’à répéter ce qu’on croit avoir lu ; d’autant qu’entre le monde de Marx et le nôtre de nouveaux problèmes ont émergés, parmi lesquels ceux de notre rapport à la terre et à ses ressources ; d’autant que le présupposé anthropologique qui nourrit une certaine conception du travail – comme « libérateur » et comme « bel ouvrage » –, largement renversé déjà par Marx en « aliénation » ou « exploitation », dans les conditions du capitalisme, est encore remanié, depuis ses écrits, en précarité et flexibilité ; d’autant que la question de la culture est depuis longtemps déplacée, même si les rapports entre le monde institué du travail et le monde institué de la culture restent problématiques ; d’autant qu’on ne peut pas oublier de parler des médiations sociales ou du politique dans leurs manières d’organiser la gestion du monde du vivant et de la production de formes optimales d’individuation.

Travail et culture procèdent du même grand récit (des Lumières), celui de la téléologie de l’humain éclairé, passant de l’animal à l’humain par le travail (la main) et déployant son intelligence par ses activités culturelles et esthétiques.

Dans cette optique, il convient de cesser de fonder les discours sur le « lien social » sur des conceptions d’un lien extérieur aux configurations sociales – « apporté par un sauveur » ou restauré par les artistes. Les humains ne passent jamais de la nature (absence de lien) à la culture (lien), mais toujours d’une forme de pratique culturelle à une autre, que l’on pense à la culture-civilisation ou à la culture-formation. Le fait que les liens sociaux entrent en mutation ne signifie pas qu’ils n’existent plus et qu’il faille d’urgence réveiller des traditions de liaisons périmées. Car, non seulement, il y a toujours du lien, et le véritable problème du lien n’est pas sa disparition ou sa restauration, mais la compréhension des logiques policières qui configurent un type de lien et celle des logiques politiques qui tentent de les redistribuer ; mais encore, il faut cesser de glisser la question du lien sous celle de l’unité, de l’identité, de l’homogène et de l’uniforme.

L’échange travail et culture
Bien évidemment, entre travail (son idée et sa réalité) et culture (sa conception), il y a (et a eu) échanges constants (même si certains isolent la culture et méprisent le travail, sous les espèces du travail industriel et salarié). De même que les arts, sous des formes historiques, n’ont pas exclu de parler du travail (ouvrier), disons depuis la Renaissance. Mais ce qui est intéressant de nos jours, c’est de penser leur conjonction et leur dissociation sous la condition de la fin des grands récits, et de la substitution à cette référence d’un récit sur la souffrance au travail (ce qui n’est pas injustifié), lequel récit est sans doute la source du fait que c’est souvent comme laboratoire des formes de dérégulation du travail que les arts retiennent l’attention, ainsi que le suggère Pierre-Henri Menger. Non que les artistes possèdent une longueur d’avance sur les transformations du monde du travail depuis les années 1980, mais bien parce qu’ils ont, pour beaucoup, échappé à la norme du salariat moderne propre au capitalisme industriel, désormais fragilisé par l’hégémonie du capitalisme financier. Ce qui vaut à la fois pour chacun, le travail et la culture, et pour leurs relations.

Rappelons tout d’abord que travail et culture procèdent du même grand récit (des Lumières), celui de la téléologie de l’humain éclairé, passant de l’animal à l’humain par le travail (la main) et déployant son intelligence par ses activités culturelles et esthétiques. Ce grand récit a été complété par les anthropologies du travail et de la culture portant sur la main industrieuse qui élabore le monde. Mais ce grand récit a longtemps été dominé par des considérations sur la non-autonomie de la culture (et sa dépendance directe des conditions matérielles). Et il a eu pour effet l’idée que le travail et la culture, sous forme de la solidarité du travail, de la culture du travail et de la culture générale, sous forme aussi d’un ancrage littéraire (voire cinématographique) et d’un support dans des partis politiques, sont censés faire communauté. Même si le travail était réfléchi comme aliéné, et si la culture était réputée « de classe », on n’en espérait pas moins les extraire des conditions de leur exploitation au profit d’un futur radieux. Ce qui n’a pas empêché, dans de nombreuses considérations émanant des institutions culturelles, le fait que le monde du travail soit cantonné au travail salarié et à n’occuper que cette place, selon le thème platonicien du travailleur qui n’aurait pas le temps de s’occuper d’autre chose, alors qu’il est aussi un monde du regard, un monde d’un art vivant, un monde culturel et un monde intéressé aux questions des arts et de la culture, inscrit dans un monde social partagé.

Pour autant, cette époque s’est dissoute. Certes, cette fin n’est pas venue d’elle-même. Les grands récits ont perdu leur crédibilité parce qu’ils ne peuvent plus s’articuler à une structure du travail qui a changé, des partages sociaux différents, un capitalisme mondialisé, une histoire désormais soldée des utopies, un déploiement des cultural studies (et de la reprise de la question de l’esclavage dans son rapport au travail et à la culture), une anthropologie de l’image, et les questions d’écologie, d’environnement, etc.

Suffit-il que des artistes se penchent sur la question du travail, tel qu’il se présente de nos jours, pour croire que des liens sont établis entre travail et culture ?

Relever les protestations
Cette fin est d’ailleurs sanctionnée par des théories qu’il nous appartient non moins de critiquer :
– Celles qui portent sur la fin des illusions du travail et de la valeur travail ;
– Celles qui portent sur le fait que ce n’est plus sur la force de travail, mais sur la vie entière, que porte le capitalisme post-fordiste, dit parfois « artiste » ;
– Celles du transhumanisme (qui n’est pas le posthumanisme) qui veulent contribuer à développer une société productiviste de la connaissance en divisant la société entre ceux qui resteront les « chimpanzés » du passé et ceux qui jouiront des fruits des LBIC (des biotechniques, numériques et cognitives).

La question centrale soulevée par ce thème travail/culture pourrait alors se formuler ainsi : quelle réalité voulons-nous construire, comment et vers quoi faire basculer les agencements conceptuels et pratiques trop confortables ?

C’est en rassemblant les nombreuses expériences sociales et les nombreux exercices esthétiques de ceux qui veulent bien se réapproprier les travaux et les œuvres qui ne leur étaient pas destinés que nous ancrerons de nouveaux objectifs dans les enjeux de partages qui nous sont contemporains. Il faudra tenir compte de ce qui est devenu prégnant, selon quoi :
– L’idée et la réalité que le travail (au sens anthropologique et social du terme) ne fait plus monde, ni monde commun, ni monde international ;
– L’idée et la réalité que la communauté se vide de cette référence et de ce point d’appui ;
– L’idée et la réalité que la culture est passée au premier plan, mais sous la forme d’une illusion de communauté.
On peut croire que les conséquences de ces mutations sont toutes négatives : ce qui est prétendu par les discours crépusculaires sur le travail et la culture du temps. Mais cela revient aussi à avouer que nous serions devenus incapables d’imaginer une configuration sociale alternative ; et que les protestations et indignations justifiées à l’égard du présent ne peuvent renvoyer qu’au passé.

Au demeurant, nous pensons que les protestations de toute nature, néanmoins encore plus délicates concernant travail et culture, lorsqu’elles prolifèrent en l’absence de conception d’un monde autre, finissent par s’assécher ou par devenir de simples groupes de pression, ou encore par dériver vers les religions qui semblent avoir à nouveau l’avenir devant elles (comme si elles reprenaient la place cédée par les grands récits laïques), surtout lorsqu’elles s’aventurent dans les domaines culturels et sociaux.

Ajoutons que la culture déconnectée du travail, de la politique, de l’Histoire, etc. n’est plus qu’un instrument entre les mains des uns et des autres. Elle vire à l’esthétisation, et certaines œuvres d’artistes s’y prêtent. À l’idée d’une culture (ou des arts) qui à elle seule (eux seuls) « sauverait » le monde. Or la culture et les arts ne sauvent rien, même s’ils peuvent prêter des mots ou des images aux citoyennes et citoyens qui les rencontrent et s’interrogent…

À cet égard, les conséquences des mouvements historiques que nous traversons ne sont pas toutes négatives. Il nous semble nécessaire d’éviter les nostalgies (et les nostalgies patrimoniales, sur le travail ancien) et la croyance en un passé qui pourrait redevenir notre avenir. Que le travail ne soit plus la seule source de la solidarité n’est pas en soi inquiétant ; que la culture ait gagné son autonomie (par rapport à ces anciens raisonnements et dans la réalité sociale) est positif ; que la culture du travail puisse changer de nature prête surement à des considérations positives ; que la communauté se mire dans la culture donne aussi à penser.

La conséquence est alors celle-ci : suffit-il que des artistes se penchent sur la question du travail, tel qu’il se présente de nos jours, pour croire que des liens sont établis entre travail et culture ? Acceptons-nous de leur déléguer la nécessité de montrer la réalité du travail en s’investissant sur ce terrain ? Et si nous travaillions plutôt à faire émerger des dispositifs polémiques de subjectivation construits par les individus qui contestent la naturalité des places et des fonctions, en faisant compter la part des sans-parts, sans que les uns aient à se pencher sur le sort des autres, tandis que les autres seraient cantonnés à regarder ?

Image : © Merkeke/Frémok, Self-service, Pastiche Vincent Fortemps, Éditions Frémok, 2002

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