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Dossier

Se sauver : d’après un atelier d’Elsa Dorlin

Sébastien Marandon
Enseignant, membre de l’AG de Culture & Démocratie

01-03-2019

8 septembre 2018. Lors de 3days4ideas, Elsa Dorlin lit son texte « Se sauver n» au Beursschouwburg. Elle y parle d’autodéfense, de politique de la violence, de corps traqués et d’encodage de la peur au service du nécro-libéralisme. Son texte se poste à l’intersection des luttes contre le capitalisme, le sexisme et le colonialisme. Plus important encore, il déploie une réflexion sur les liens qu’entretiennent nos corps et nos identités. Comment parler de ce que j’ai entendu et vécu de ce moment ? Comment dire l’écoute ? Qui parle ?

1909. À Londres, les suffragettes apprennent le ju-jitsu. Confrontées à la violence masculine et policière pendant leurs manifestations, ainsi qu’à un discours genré qui les définit comme « sans défense », elles décident d’entrainer leur corps aux techniques d’autodéfense. Or, « en libérant les corps des vêtements qui entravent les gestes, en déployant les mouvements, en détournant, dévoyant l’usage d’objets familiers (parapluie, épingle, broche, manteau, talons), en ravivant des muscles, en exerçant un corps qui habite, occupe la rue, se déplace, s’équilibre, l’autodéfense féministe instaure un autre rapport au monde, une autre façon d’être. Ainsi en apprenant à se défendre, les militant·e·s créent, modifient leur schéma corporel propre – qui devient alors en acte le creuset d’un processus de conscientisation politique », écrit Elsa Dorlin dans son livre Se défendre. Une philosophie de la violencen.

8 septembre 2018. Bruxelles, Beursschouwburg. Elsa Dorlin lit un texten devant une cinquantaine de personnes. Elle s’appuie sur son expérience vécue. Elle parle de sueurs, de nerfs, de tensions musculaires, de regards baissés. Elle décline toute une symptomatologie des corps traqués. Elle dit que pour comprendre les phénomènes de migration, la fermeture des frontières, il faut commencer par une philosophie musculaire au sens où nos perceptions et nos idées – qui mettent en forme nos mondes – doivent beaucoup à nos muscles, à toute une appréhension sensorimotrice qui précède nos conceptions et les influence. Dans ce nouveau vocabulaire, un·e migrant·e, c’est d’abord une vie traquée et sans défense.

Mai 2017. Beaulieu-sur-Mer. Elsa Dorlin voyage dans un train sur la côte avec ses enfants. Elle se rend aux toilettes et tombe nez à nez avec un sans-papier. Il est perché sur la cuvette, recroquevillé. Il transpire. Les yeux écarquillés par la peur, il fait « chut » avec son index collé à ses lèvres. Elle referme la porte. À l’arrêt suivant, la police municipale monte dans leur wagon et arrête cet homme tout en faisant des contrôles au faciès. C’est au tour d’Elsa Dorlin d’avoir peur. Un clivage se matérialise entre des vies pourchassées et des vies sauvegardées. Ce qui ressurgit, ce sont les symptômes d’une exposition continue à la violence dans certains corps.

1685. L’article 15 du Code Noir interdit aux esclaves « de porter aucune arme offensive, ni gros bâtons ». Femmes, esclaves et migrant·e·s partagent une condition commune : ils et elles sont sans défense. Leur statut social leur interdit tout usage de coercition. Une intersection se dessine ? Non pas « qui parle ? » mais « qui défend ? » et « qui se défend ? »

11 novembre 2016. Washington. Donald Trump devient président des États-Unis. Bruno Latour, dans son livre atterrir n? croise son élection avec trois phénomènes massifs de notre modernité en un même point. La mondialisation et la dérégulation économique qui y est associée, l’augmentation des inégalités socioéconomiques et le déni du réchauffement climatique. Bruno Latour affirme que Trump est le premier à assumer publiquement leur origine commune : les classes dirigeantes ont renoncé à imaginer un horizon démocratique et de prospérité accessible à tous ! Désormais, il ne s’agit plus de tendre vers un monde commun à partager mais d’y hisser une minorité par la force.

8 septembre 2018. Ce constat glaçant de Bruno Latour fait étrangement écho à la lecture d’Elsa Dorlin qui dit qu’aujourd’hui, en Europe, certaines vies sont « tuables », « sacrifiables », que notre planète comme avenir n’est plus pour toutes les vies…

2 février 2018. Au large des côtes de Lybie. 90 migrant·e·s font naufrage et sont donné·e·s pour mort·e·s.

24 octobre 2016. Le camp de Calais est détruit. L’Europe ferme ses frontières. Elle semble se défendre contre une violente invasion. Le droit d’asile et l’accueil des réfugiés reculent au nom de la sécurité.

17 septembre 2015. Paris. 800 migrant·e·s sont évacué·e·s du camp du quai d’Austerlitz. Marielle Macé, historienne de la littérature et essayiste, réagit : « Tout se passe comme si nous recevions certaines vies comme des vies qui ne seraient au fond pas comme tout à fait vivantes ; tout se passe comme si l’on considérait certains genres de vies ; ainsi que le dit Judith Butler “déjà comme des non-vies, ou comme partiellement en vie, ou comme déjà mortes et perdues d’avance, avant même toute forme de destruction ou d’abandonn”. »

22 Mars 2016. Les attentats de Bruxelles font 32  morts et plus de 350 blessés.

19 janvier 2018. La ZAD de Notre-Dame-des-Landes est détruite. On constate une disproportion entre la violence publique déployée et les vies hétéronomes qui cherchent à s’ancrer dans un territoire. Elsa Dorlin commente : la ZAD tentait de lutter contre cette logique évaluative et hiérarchisée des vies. « Des pans entiers de la population sont soumis à des normes biologiques mortifères et pathogènes. » Elle évoque pêle-mêle « la destruction des écosystèmes, le saccage de la biodiversité par les pesticides, l’agriculture intensive, l’empoisonnement généré par les usines pétrochimiques et l’industrie agro alimentaire, la privatisation des biens communs ». Une toile se tisse progressivement, des intersections se marquent, des passerelles s’ébauchent : climat, genre, race, colonisation et violence convergent dans le « devenir nègre nécro-libéral du monde n».

8 septembre 2018. Je suis mal à l’aise. La philosophe Joëlle Zask écrit : « Il n’y a d’expérience que dans la mesure où les habitudes qui prévalent à l’ordinaire cessent d’opérer efficacement et qu’un antagonisme s’insinue entre l’individu et son environnementn. » Le philosophe John Dewey, lui, parle du trouble qui initie un besoin d’enquête, du réveil du sensible, d’émotions qui rendent notre quotidien inconfortable. Et parfois, ce quotidien peut s’épaissir au point de devenir inhabitable. Mon malaise provient de ces évènements qu’Elsa Dorlin pointe, entrelace. Sa réflexion sur la violence, les rapprochements générés par la succession des lieux et des histoires me déplacent, m’affectent. Et c’est tout l’intérêt de son travail. Elle fait apparaitre une politique invisible entre sujets-à-défendre et sujets-sans-défense, entre les sujets légitimes à se défendre et les sujets illégitimes à le faire.

3 mars 1991. Los Angeles. Rodney King, un Afro-Américain de 26 ans est passé à tabac par des policiers. Un an plus tard, les policiers sont acquittés. Les émeutes de Los Angeles qui s’ensuivent font 53 morts.

1991. Londres. Parution de Dirty Week-end, d’Helen Zahavin. Ce roman, qui fait scandale à l’époque, raconte l’histoire de Bella, qui, après avoir été harcelée et agressée sexuellement, devient tueuse en série. Bella vit d’abord dans le déni de la violence quotidienne qu’elle subit. « La violence endurée génère une posture cognitive et émotionnelle négative qui détermine les individus qui la subissent à être constamment à l’affut, à l’écoute du monde et des autres, à vivre dans une inquiétude radicale, épuisante, pour nier, minimiser, désamorcer, encaisser, amoindrir ou éviter la violence ; pour se mettre à l’abri, pour se protéger, pour se défendren. » Le corps de Bella fait écho à celui des Noir·e·s américain·e·s en proie à la peur des violences policières ou à celui du migrant illégal de Beaulieu-sur-Mer.
Pour Bella, l’expérience d’être une femme se construit à partir du sentiment d’être un corps traqué et sans défense. Cette expérience quotidienne influence son rapport au monde et aux autres. Son esprit est contraint d’être attentif en permanence aux réactions que son corps pourrait provoquer chez eux. Elle développe alors tout une série de postures défensives épuisantes à cause de la tension nerveuse constante que cela demande : esquive, stratégie de repli, évitement, camouflage finissent par lui faire oublier qui elle est.
Or, à l’inverse, « les dominant·e·s sont engagé·e·s dans des postures cognitives qui leur épargnent à proprement parler de “voir” les autres, de s’en soucier, de les prendre en compte, de les connaitre, de les considérer n». Une forme d’innocence blanche et masculine ? Le dominant, c’est celui qui ne doit pas construire sa personnalité et tordre son corps en fonction de la perception des autres qui le perçoivent comme dangereux, illégal, illégitime, ou sexuellement attirant.

8 septembre 2018. Je suis mal à l’aise et je commence à comprendre pourquoi. Je veux rester innocent ? Jusqu’à quand ?

1981. Los Angeles. Parution de Ne suis-je pas une femme ? écrit par bell hooksn. Elle se positionne « contre une rhétorique universaliste qui rend invisibles les différences de couleurs et les hiérarchies qui y sont associées ». L’afro-féminisme qu’elle défend ne signifie pas qu’elle milite pour un communautarisme ou un séparatisme. Bien au contraire, elle lutte autant contre le machisme des Black Panthers que contre la vision élitiste du « travail émancipateur » des féministes blanches américaines qui ne voient pas comment les femmes noires sont aliénées par des jobs sous-payés et dépréciés. Ce qu’elle demande, c’est de penser l’intersection ou l’interdépendance des oppressions dans toute sa complexité. Or « cette pensée se fonde sur le quotidien des identités et des valeurs et non sur une valeur abstraite, fût-elle universelle n». Elsa Dorlin s’inscrit dans cette généalogie des luttes ancrées dans le vécu des corps et la diversité des histoires et des positions. Il n’y a pas une humanité mais des rapports de force et des partages du sensible qui luttent pour la suprématie du sentir, du gout et du visible.

12 août 2017. Charlotteville. Une voiture fonce sur des contre-manifestants au rassemblement de militants de l’ultra-droite opposés au déboulonnage d’une statue du général Lee, figure sudiste de la guerre de Sécession. Heather Heyer est tuée sur le coup.

16 août 2017. Pour Trump, le retrait des statues confédérées est une « mise en pièces » de la culture américaine. Il ajoute : « La beauté qui est retirée de nos villes et de nos parcs nous manquera terriblement et ne pourra jamais être remplacée. » Dans Se défendre, Elsa Dorlin écrit : « La peur comme projection renvoie ainsi à un monde où le possible se confond tout entier avec l’insécurité. Elle détermine désormais le devenir assassin de tout bon citoyen. Elle est l’arme d’un assujettissement émotionnel inédit des corps mais aussi d’un gouvernement musculaire d’individus sous tension, de vies sur la défensiven. »

8 septembre 2018. Comment lutter ? Comment se défendre ? Les théories intersectionnelles ne partent pas de ce qui nous rassemble mais de ce qui nous sépare et nous différencie. Elles permettent de dire la violence dans une Europe et dans un débat intellectuel trop souvent anesthésié. Elsa Dorlin appelle non pas à la légitime défense mais à l’invention de techniques d’autodéfense contre une conception bouchère de la mondialisation. Elle promeut des « éthiques martiales de soi », c’est à dire la fabrication de sujets qui s’inventent en résistant.
Ces sujets refusent une vision trop abstraite ou universelle de l’humanité qui disculpe davantage la majorité qu’elle ne défend les minorités. L’humanité devrait être conçue comme plastique et non comme une essence immuable. Ce qui caractérise le vivant n’est-il pas avant tout d’être en constante transformation ? N’est-ce pas justement cela qui lui permet d’échapper toujours aux forces de la mort ?

13 juin 2016. Manganville. Un couple de policiers est assassiné par un islamiste.

Il reste en suspens la question de la radicalisation des luttes. Nous vivons dans un monde post-septembre 2001. Dans ses textes sur la violence, Elsa Dorlin ne parle pas de l’islamisation de la radicalité, du fondamentalisme religieux ou du choix de la violence comme contre-dispositif politique. Cette escalade, on la sent également dans la montée des populismes et de l’extrême droite mais aussi dans la remise en cause de piliers démocratiques tels que le journalisme ou le rejet des politiques. Cette absence me met aussi mal à l’aise. Parce que je ne sais pas comment lutter en faisant l’économie de la violence ? La question de l’autodéfense pose la question d’un droit à la violence et la possibilité de sa radicalité. Quels gestes ? Quelles solidarités et quels élans opposer au monde nécro-libéral ?

« Être un c’est encore trop peu, et deux n’est qu’une possibilité parmi d’autres. […] Nous sommes responsables des frontières, nous sommes les frontièresn. »

 

 

Image : © Emine Karali

1

Elsa Dorlin, «Vies à défendre », in Jef Klak n°5 – « Course à pied », 2018.

2

Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, Zones, 2017.

3

Elsa Dorlin, « Vies à défendre », op. cit.

4

Bruno Latour, Où atterrir ?, La Découverte, 2017.

5

Marielle Macé, Sidérer, considérer, Verdier, 2017.

6

Elsa Dorlin, « Vies à défendre », op. cit.

7

Joëlle Zask, Introduction à John Dewey, La Découverte, 2015.

8

Helen Zahavi, Dirty Week-end, Phébus, 2000.

9

Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, op. cit., p. 167.

10

Ibid. p. 178.

11

Bell hooks, Ne suis-je pas une femme ?, Cambourakis, 2015.

12

Ibid.

13

Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, op. cit., p. 181.

14

Donna Haraway, Manifeste cyborg, Exils, 2007.