Se souvenir d’où l’on vient

Entretien avec Martine de Michele

16-10-2023

Entre 2007 et 2017, En Compagnie du Sud a présenté trois œuvres théâtrales traversées par la thématique de l’immigration, et portées par les voix d’hommes et de femmes aux origines éclatées. Montenero et Les Fils de Hasard, Espérance et Bonne Fortune donnent voix aux Italien-ne-s qui sont arrivé-e-s en Belgique après la Seconde Guerre mondiale – et à leurs enfants. La Rive, en 2017, raconte le voyage de personnages partis à la découverte de « l’autre rive ». La metteuse en scène Martine De Michele, elle-même fille d’immigrés italiens, nous parle ici du cheminement qui a donné naissance à ces créations, de leurs sources d’inspiration et des tensions qui les parcourent.

Propos recueillis par Hélène Hiessler, coordinatrice de Culture & Démocratie

En amont de cet entretien, vous nous avez confié que Les Fils de Hasard, Espérance et Bonne Fortune est pour vous une boucle qui se boucle : pouvez-vous nous expliquer pourquoi?
Martine De Michele: il y a vingt ans à Seraing, le Théâtre de la Renaissance a produit la pièce Hasard, Espérance et Bonne Fortune à l’occasion des 50 ans des « accords du charbon n» entre l’italie et la Belgique. Ils cherchaient des italiens pour créer ce spectacle et je les ai rencontrés à ce moment-là. C’est la première pièce dans laquelle j’ai joué en sortant du Conservatoire.

L’histoire de l’immigration en soi, je l’ai presque découverte à ce moment-là parce que mes parents ne m’en avaient jamais parlé. C’est quelque chose de particulier aux personnes qui quittent leur pays : ils protègent très fort leurs enfants de cette réalité. Il y avait un besoin de dire « on s’intègre ». À l’époque, la pièce était d’ailleurs très focalisée sur cette volonté d’affirmer: « On a souffert mais aujourd’hui tout va bien. » Ça a été une expérience formidable, mais j’avais déjà beaucoup de questionnements, sur la place de la femme notamment.

Dix ans plus tard, je suis revenue sur ces questions-là. Le déclic est venu quand j’ai lu Origines d’Amin Maalouf n qui renvoie à la question de notre héritage, de ce qu’il restera de tout ça si on ne va pas interroger les anciens. L’immigration italienne, les mines de charbon, on en a beaucoup parlé, mais c’est toujours une vision très masculine. Je me suis dit qu’on devait aller à la rencontre des femmes venues en Belgique à la même période.

Ma mère a servi de relais : il peut y avoir beaucoup de retenue dans les récits de cette histoire-là, un relais est indispensable pour que les personnes aient confiance. Grâce à ça, on a vraiment eu droit à des témoignages très singuliers, à un lâcher prise qui me semble différent de ce qu’on retrouve dans la parole des hommes. Beaucoup de questions ont émergé de ces entretiens qui ouvraient à quelque chose de plus universel. On a travaillé pendant un an avec mes deux comparses, Sandrine Bergot et Valérie Kurevic. On pensait au départ retracer l’histoire des hommes et de leur travail dans la mine en se nourrissant aussi de la parole des femmes mais le projet a évolué. À un moment donné, il faut aussi oser se libérer de ce référent. il est devenu évident que plus on se concentrerait sur la vie de ces femmes-là, plus on ouvrirait à l’universel, à d’autres migrations, à d’autres femmes susceptibles de se retrouver dans ce spectacle. C’est ce qui a donné lieu à Montenero.

Dans Les Fils de Hasard, Espérance et Bonne Fortune, certains ont vu un spectacle d’italiens pour italiens. Que leur répondriez-vous ?
C’est peut-être caractéristique de spectacles « typés », surtout italiens dans le contexte belge. il y a comme une volonté des institutions ou du milieu culturel de les enfermer dans une catégorie, pour un certain public. Mais c’est une démarche artistique avant d’être une volonté de s’affirmer comme italiens. Dès le départ, que ce soit pour Montenero ou Les Fils de Hasard, Espérance et Bonne Fortune, je tenais à ce que ces deux créations ne soient pas portées que par des italiens. Il s’agit avant tout d’une envie de se réunir autour d’un projet artistique. Et je pense que c’est ça qui fait qu’aujourd’hui, après dix ans, Montenero tourne toujours, et que des publics de toutes origines s’identifient aux personnages.

Pour Les Fils de Hasard, Espérance et Bonne Fortune, n’était-il pas plus difficile de prendre du champ par rapport à ce référent ?
Quand je décide de reprendre Hasard, Espérance et Bonne Fortune, au départ je me dis que ça a du sens par rapport à Montenero qui tourne toujours et aux 70 ans des « accords du charbon ». On a demandé l’autorisation à Francis d’Ostuni, directeur du Théâtre de la Renaissance à l’époque. Je savais qu’il fallait faire attention à ce qu’il avait créé mais je ne voulais pas reproduire le spectacle comme un monument. D’où l’ajout des « fils de » qui reprennent cette parole. On avait bien sûr un très beau squelette – les quatre récits, à l’époque portés par d’anciens mineurs – et une super scénographie avec cette trouvaille d’un rail de chemin de fer qui traverse le plateau, le public installé de part et d’autre. Mais un gros travail de documentation, de rencontres, d’interviews a alimenté notre « Fils de ». Ça nous a aidé à faire des choix radicaux.

Par exemple, à l’époque, les chants étaient interprétés par deux chanteuses lyriques qui avaient un rôle de « belles dames » et, face à elles, nous étions quatre femmes qui avaient pour seule scène un moment où elles demandent: « Comment on dit “un œuf ” ? » Pour moi, c’était hors de question, il n’était pas juste qu’on soit représentées uniquement comme cela. Je voulais qu’il y ait un chœur de femmes, qui interprètent des chants traditionnels. Et de fait, ce sont les femmes qui guident le spectacle. Par respect de la pièce initiale, je ne pouvais pas leur donner une place plus importante sans dénaturer le projet. Par respect et puis aussi parce que mêler trop de choses, trop d’histoires dans ce spectacle-là, avec cette scénographie-là, ça n’avait pas de sens.

L’immigration italienne, les mines de charbon, on en a beaucoup parlé, mais c’est toujours une vision très masculine

Autre exemple : dans la pièce originale, il y avait une volonté de montrer que les italiens étaient intégrés, qu’une page était tournée. Dans les interviews qui ont été à la base de la création originale, l’un raconte qu’un ami a eu le bras arraché, un autre a vu une tête exploser… ces éléments de violence étaient complètement absents. Sans forcément vouloir tomber dans du spectaculaire, c’était aussi leur réalité. Nous l’avons rappelé dans notre version.

Ce choix de se focaliser sur cette « page tournée », n’est-ce pas à double tranchant?
Oui, c’est d’ailleurs le danger du projet. Quand on voit la façon dont certains italiens se ferment par rapport à de nouvelles immigrations… Ce sont souvent les immigrés de cette époque-là, les anciens, qui sont les plus durs avec ceux qui arrivent. C’est aussi un moyen de soigner ses blessures en se disant: voilà, les têtes de Turcs, c’est plus nous. Maintenant, le problème, ce sont les autres.

Cette question m’a fait hésiter pendant un an. Je ne voulais pas que les spectateurs ressortent en comparant, en se disant que les italiens étaient de « bons » immigrés. Le fait qu’il n’y ait pas que des italiens sur le plateau des Fils de Hasard, Espérance et Bonne Fortune et que ça se voie, cela raconte quelque chose.

Quelle est la part de recherche dans votre travail d’écriture ?
On définit d’abord une thématique, puis on se documente, on lit, et à un moment donné on va faire des interviews. Ensuite, chaque interview est retranscrite et c’est sur base de cette matière, mais aussi des chants et de la musique qu’arrive le théâtre. Autour des récits, des témoignages s’installe toute une imagerie. il s’agit de faire un squelette en fonction des thématiques qui nous intéressent.

Dans La Rive, c’est la thématique de la rupture. Comment, à un moment donné, on quitte un état pour un autre. Ça se retrouve aussi dans Montenero mais je pense que le théâtre, c’est ça aussi : quitter un état pour un autre et, dans notre pratique, en se servant du réel. Comment, au fil des séances de travail, les personnes qu’on a rencontrées prennent vie chez les comédiennes ? Comment se simplifie l’interprétation jusqu’à faire revivre des moments d’interview sans imitation ? Une sorte de fusion s’opère entre ces témoignages et une théâtralité qui s’inscrit dans une extrême simplicité. Si on ne faisait que de la « reproduction », on limiterait la dimension plus universelle qu’on veut donner au projet. Comment ces récits deviennent-ils témoins d’une époque ? Cette phase de travail « de fusion » est essentielle dans notre cheminement.

Les chants sont eux aussi au cœur de vos créations. N’avez- vous pas dit, à propos de La Rive, que « la musique est un personnage à part entière, une rive universelle »?
Oui. C’est l’idée que le chant ne doit pas être redondant par rapport au texte, pas plus qu’il ne vient illustrer le propos. Il est là pour raconter autre chose et donc forcément, il s’incarne. C’est un personnage qui peut bouger en fonction des représentations, des moments où on le travaille, en fonction des musiques qu’on choisit. Le chant vient amener de la matière, une émotion qui n’est pas décrite dans les récits. Pas besoin de comprendre les paroles : même s’il peut y avoir un lien, il faut surtout entrer dans le spectacle et se laisser emporter par l’émotion que l’on aura décidé de donner à ce chant.

Pendant les représentations des Fils de Hasard, Espérance et Bonne Fortune, des gens chantaient dans le public. C’était étonnant et génial. Ça nous a donné l’idée de proposer aux participants d’un atelier une formule qui pouvait aboutir à reprendre des chants avec nous lors d’une représentation de La Rive. Les « participants-spectateurs » pouvaient chanter s’ils le souhaitaient – ça donnait la possibilité d’intervenir de manière libre à des personnes pour qui monter sur le plateau est compliqué. On a vécu un moment incroyable. Ce sont les chants qui permettent ça – et c’est quelque chose que les gens emportent avec eux.

Vous imaginez d’autres projets qui s’emparent du thème de l’immigration?
Pour l’instant on aimerait surtout faire tourner La Rive. L’idée de ce spectacle a pris forme à mon retour de Lampedusa où j’ai fait un stage avec Ascanio Celestini qui faisait un travail avec les habitants de l’île. Indépendamment de ce stage, j’avais commencé à réfléchir à la question du mal-être au travail mais je n’avais pas envie de me focaliser sur cette matière-là, dont il est difficile de s’échapper, et qui est peut-être un peu liée à ce qu’Annie Le Brun appelle le « trop de réalité n». Les témoignages des habitants de Lampedusa étaient très forts et j’ai trouvé intéressant de revenir à la thématique de l’immigration par leurs récits, leur vécu. En revenant en Belgique, on a alors imaginé un voyage du Nord au Sud avec les deux thématiques mêlées, celle du mal-être au travail et celle de l’immigration. Et puis notre groupe – cinq femmes aux origines très éclatées (Adrienne D’Anna, Olivia Harkay, Valérie Kurevic, Nancy Nkusi et moi-même) –, constitué un peu par hasard, nous a poussées dans cette direction.

Qu’est-ce que le « trop de réalité »?
C’est difficile de répondre sans simplifier à l’extrême, mais ça pose la question de la place du « réel » dans les créations. Dans le théâtre, c’est aussi comment on peut se servir d’une matière réelle pour en faire un objet artistique et dépasser cette réalité en provoquant l’imaginaire. Le livre d’Annie Le Brun m’a fait beaucoup réfléchir. Elle montre notamment comment on finit par accepter peu à peu un imaginaire qui nous est imposé. Il faut être vigilant à ne pas transposer telle quelle la « réalité » au théâtre, en oubliant tout ce qu’il y a eu avant. On peut, on doit déformer, parce que c’est important de provoquer l’imaginaire. Continuer à réfléchir, à lire des gens qui ont œuvré à faire changer les esprits, c’est fondamental dans la création.

1

Protocole signé entre la Belgique et l’italie le 23 juin 1946. Ce texte scella la politique des deux pays qui décidèrent d’un « échange » d’ouvriers italiens contre un prix avantageux de la tonne de charbon belge extrait. Cet accord, surnommé « des bras contre du charbon», dispose que « pour tous les travailleurs italiens qui descendront dans les mines en Belgique, 200 kilos de charbon par jour et par homme seront livrés à l’italie ».

2

Amin Maalouf, Origines, Paris, Grasset, 2004.

3

Annie Le Brun, Du trop de réalité, Paris, Gallimard, 2014.