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Dossier

S’il porte des bretelles, le piano est populaire

Laurent Busine
Historien de l’art et directeur du MAC’s

31-05-2021

Directeur du Musée des Arts contemporains du Grand-Hornu, Laurent Busine livre dans cet article sa vision de l’itinéraire qui s’esquisse entre le « populaire » et le « savant » en s’appuyant sur son expérience dans le champ muséal. Sans forcément démêler ce que désigne le mot peuple (lire à ce sujet l’article d’Antoine Chollet), il fait néanmoins apparaitre un partage souvent évoqué dans ce dossier, entre un art fait pour et un art fait par lui. Pour lui, les musées permettent « l’addition de deux cultures : celle qu’on apporte invariablement avec soi et celle qu’on découvre dans les œuvres ».

Y a-t-il au monde œuvre d’art plus populaire que La Joconde ? (Ne pas manquer de souligner de manière entendue son sourire énigmatique).

Depuis des décennies des centaines de milliers – que dis-je ! –, des millions de visiteur·ses se pressent devant La Joconde, au Louvre qui l’abrite afin de se trouver face à une image qu’il·elles connaissent déjà, d’en prendre une photographie et prouver de la sorte qu’il·elles étaient bien présent·es, face à l’œuvre, ou – mieux ? – des « selfies » qui rassemblent dans un même cliché la dame aux mains croisées et leur fier faciès.

Le reste de la production artistique de Léonard de Vinci ne provoque pas le même engouement auprès du grand public, même si le peintre, l’ingénieur, l’architecte, l’homme curieux de la Renaissance qui meurt, dit-on, dans les bras d’un roi ne lui est pas inconnu ; bien au contraire !

En ce sens, Léonard le dispute à Vincent. Y a-t-il au monde artiste plus populaire que Vincent Van Gogh ? (Ne pas omettre d’évoquer de manière affectée son oreille coupée). Van Gogh est sans doute la figure par excellence de l’artiste maudit, excessif, emporté par son élan inextinguible de créativité, démesuré, en butte à l’incompréhension publique, conduit à la démence et, enfin, à la mort par un destin artistique et tragique. Le musée de ses œuvres à Amsterdam ne désemplit pas ! Je laisse à d’éminent·es chercheur·ses bien plus qualifié·es que moi le soin de définir les implications sociales dont cet état de fait est le résultat. Ce Journal donnera sans doute quelques pistes pour une réflexion approfondie à ce sujet.

En tout état de cause, il semble que ce n’est pas l’œuvre d’art qui soit ainsi glorifiée mais bien l’histoire liée à sa création ou à son créateur ; ce qui est populaire est la légende – heureusement liée dans les deux cas cités plus haut à la haute qualité des œuvres – et les anecdotes qu’elle véhicule supplantent largement l’appréciation des pièces pour les orner d’une aura digne de la gloire posthume de Lady Di. Rappelons-nous que les musées, dans leur très grande majorité, n’accueillent pas en une année autant de visiteur·ses qu’un stade de football en réunit en une seule soirée.

Le tourisme populaire, s’il est principalement balnéaire, est également, dans une part non négligeable, culturel. Il peut même allier les deux aspects, et c’est ainsi que l’on voit parfois dans les musées des femmes et des hommes visiter les salles en tenue de plage. (Notons que l’inverse est plus rare, pour autant qu’il existe une tenue appropriée à la visite muséale.) Cette question embarrasse et ravit tout à la fois tant les enjeux qu’elle met en cause sont contradictoires.

Dans les dernières décennies, nous, responsables, directeur·ices, conservateur·ices de tous acabits, avons d’une voix unanime, ou peu s’en faut, appelé à la diffusion la plus large possible de la culture, à la possibilité sans limites de sa prise en charge par le plus grand nombre.

Je ne sais de quelle éloquence nous avons fait preuve ni comment l’appel fut entendu mais le résultat, aujourd’hui, est de favoriser et même d’encourager à une échelle mondiale une forme de tourisme populaire et culturel qui se donne pour raison d’être la découverte de trésors ou de lieux culturels exceptionnels, à telle enseigne que le nombre à ce point élevé des visiteur·ses met parfois en péril l’intégrité physique de ces mêmes trésors fréquentés très (trop) assidument.

Quoi qu’il en soit, oserions-nous avouer qu’il nous est arrivé de regretter le temps où visiter Florence ou Venise, Versailles ou Le Louvre se faisait sans être bousculé·es par des « hordes » de celles et ceux que nous nommons « touristes » ? À qui reviendra le rôle ingrat, difficile, injuste, de décider qui a ou non le droit de fréquenter les lieux et les villes riches de témoignages de l’art et au nom de quoi ?

Sans doute la fascination telle que nous l’avons envisagée plus haut pour La Joconde et Vincent van Gogh est-elle le moteur premier de cet engouement inouï, mais en quoi serait-elle répréhensible ? J’ai la conviction que cette fascination se double d’une émotion sincère chez ces spectateur·ices d’un jour, d’une minute, admiratif·ves de beauté et de mystère, fier·es face à ces inaccessibles richesses vantées par tou·tes et promises par les agences de voyage, qui font écho à quelques parcelles de leur être.

Nous devons respecter sans porter de jugement toute forme de sentiment face à une œuvre d’art et, si cela est possible, tenter d’y adjoindre une connaissance supplémentaire ; « parler la langue » de chaque visiteur·se sans qu’il soit question d’imposer une vision « cultivée » ou, pire, « légitime » et sans pour autant réduire la portée de l’œuvre. Partager les connaissances est la finalité de l’action du musée.

« C’est du Picasso », disait-on couramment il y a quelques décennies pour désigner un dessin maladroit, mal fait, ne respectant pas les conventions de la représentation, incompréhensible ; un gribouillis infantile. « C’est une Picasso », disait-on pendant vingt ans pour désigner une voiture monospace de la gamme Citroën affublée de la signature de l’artiste.

Les nains qui décorent les jardins sont populaires. Qu’en est-il de ceux de Philippe Starck, édités par Kartell, qui décorent les salons ?

Prenons garde aux possibles confusions dans l’emploi du terme populaire ainsi qu’aux notions présupposées – et acceptées – qu’il transporte. Ainsi, si par populaire nous entendons « fait par le peuple », l’art brut serait l’art le plus populaire en ce que les artistes sont (la plupart du temps) issus du peuplen. D’autre part, si nous pensons que c’est « là où se trouve le peuple », le street art serait évidemment le plus populaire des arts car il se situe dans les lieux publics, dans les rues passantesn. Et si, enfin, nous envisageons que l’art populaire est « fait pour le peuple », l’art officiel (soviétique, chinois, du troisième Reich, par exemple) serait le plus justifié à porter ce titre puisqu’il a pour mission déclarée de contraindre les artistes à éduquer le peuple et de le représenter glorieusement : ouvrier·es, agriculteur·ices, leaders du parti…

Je garde le souvenir d’un évènement troublant et par la suite émouvant connu dans ma carrière. Cet épisode a remis en question, par une seule phrase, quelques apparentes certitudes. Permettez-moi de vous le conter.

Une dame, Madame F., voisine du site minier du Grand-Hornu, occupait une place de gardienne de salle dans le tout récent musée des arts contemporains au Grand-Hornu qui venait d’ouvrir ses portes en septembre 2012. Ainsi que ses collègues, elle fut interrogée par un journaliste qui cherchait à savoir quelle œuvre présentée dans l’exposition inaugurale lui plaisait le plus. Elle cita une photographie de Balthasar Burkhard. Cette photographie de grandes dimensions présente une vue prise en basse altitude de la ville de Mexico étendue largement vers un horizon lointain où des milliers de maisons sont regroupées le long de centaines de rues qui se coupent ou se croisent et d’avenues gigantesques qui traversent la ville. À l’arrière-plan, se dressent des monts impressionnants et, peut-être, très loin, le volcan Popocatepetl. Le journaliste poursuivit son entretien et posa la question de savoir pourquoi cette image retenait l’attention de la gardienne qui répondit immédiatement : « Parce que c’est une photographie du Borinage ! » Cette réponse fit sourire à l’époque, qui opposait deux contrées si éloignées géographiquement mais surtout aux dimensions incomparables.

Notons que Madame F. n’a pas dit « Cela ressemble au Borinage » mais bien « C’est le Borinage ». Madame F. n’a pas visité Mexico-City mais dans l’immensité de la ville, elle a vu les corons qu’elle connait bien et dans la hauteur des montagnes, les terrils, seules collines de sa terre natale boraine où elle vit.

Elle ne pouvait pas désigner l’endroit précis où la photo fut prise – à Wasmes, à Wasmuel, à Petit Wasmes ? Allez savoir. Pas plus ne pouvait-elle indiquer sur quel terril l’artiste s’était rendu pour prendre le cliché, auprès de quel ancien charbonnage de quelle fosse : Agrappe, Héribus, Crachet, Sans-Calotte, Grand Trait, Rieu du cœur, Cache-après, Vedette ou tant d’autres dont les noms rappellent le dur labeur des hommes et des femmes et qui font la chaine de monts artificiels faits de déchets arrachés à la terre dont certains, tels des volcans cachés, se consument intérieurement et fument.

Mais un grouillement de maisons et, à l’arrière-plan, de sévères montagnes lui ont semblé familiers. Par la fenêtre ouverte de l’image elle a vu le monde, le Borinage. Elle connait la vie des mineurs, le grisou, les grèves, les morts, la misère de ces gens entassés les uns sur les autres, l’insalubrité, la promiscuité, la violence et l’âpreté de l’existence dans les ruelles, la paix du soir dans les jardins. Tout cela était étalé devant ses yeux dans la photographie de Mexico.

Voir dans cette grande photographie le monde que l’on connait relève de la culture populaire qui peut être accommodée de bien des façons : ouvrière, paysanne, des faubourgs, d’une langue, urbaine etc. ; apprendre par la suite qu’une autre partie du monde existe, où l’on se reconnait, relève de l’art. C’est ainsi qu’on sait désormais que la terre contient des corons plus grands mais qui ressemblent aux nôtres, des terrils plus élevés mais dont la forme est semblable à ceux qui sont près de chez nous. Voilà tout ce que cette réponse qui put nous sembler naïve, ou en tout cas ignorante, contient : le monde puissant du populaire !

Les musées n’ont pas de plus noble fonction que de rendre possible l’addition de deux cultures : celle qu’on apporte invariablement avec soi et celle qu’on découvre dans les œuvres ! Les acceptions que recouvre le mot « populaire » sont nombreuses et prêtent à confusion quand chacun·e y découvre de quoi dénigrer ou encenser l’autre ; c’est un pot-pourri. Méfions-nous, le pot pue, l’air de rien.

 

1

Lire « L’art brut : singularité, hermétisme et spontanéité culturelle », entretien avec Matthieu Morin, Journal de Culture & Démocratie n°52, mai 2021.

2

Lire Alberta Sessa, « Keith Haring ou l’émancipation revendiquée du Pop Shop »Journal de Culture & Démocratie n°52, mai 2021.

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