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Vents d’ici vents d’ailleurs

Singuliers itinéraires en Bourgogne-Franche-Comté : une aventure symbolique

Paul Biot, administrateur de Culture & Démocratie

02-09-2018

Dijon, 8 mars 2018, dans les jardins de la Chartreuse, une journée singulière. Une journée parmi d’autres cependant, enclose dans les deux mois du parcours de la biennale Itinéraires singuliers, cinquième édition, sur le thème de « racines sans frontières ».

Itinéraires singuliers entre les racines de l’arbre de vie, qui relie terre et ciel, temps passés et temps futurs, et racines perdues de ceux qui, chassés par la violence des temps et des hommes, venus d’au-delà des frontières, sont présents à l’esprit de tous dans cette « aventure symbolique et spirituelle de l’art ».

La journée est chargée : colloque en continu croisant philosophes, enseignants, écrivains, artistes, journalistes, acteurs de terrain, modérateurs/provocateurs… et publics composites (dont des élèves de l’Institut Cardijn de Louvain-la-Neuve, venus tout exprès, une habitude pour les trois enseignants qui les accompagnent et un moment fort de leur enseignement sur la dimension culturelle du travail social).

Racines, arbre de vie, itinéraires, dimension culturelle du travail social, symbolique de l’art, tous ces termes orientent les propos. Peut-être comme l’espère Nicolas Roméas, rédacteur en chef de la revue en ligne L’Insatiable, ceux qui sont là ce jour-là ne vont « pas passer à côté du sens réel de l’art parmi les hommes ». Devant cette exhortation, je m’interroge sur la nature de mon intervention, ayant été invité pour parler, avec Nicolas Roméas, de la revue Archipels et des paroles de la migration qu’elle récolte. J’aurai dix minutes et, entre arbres et migrants, j’entends faire le lien mais hors le recours trop couru à la symbolique des racines. L’heure tourne et, dans ma tête, les idées et les mots. L’heure du repas survient sans que j’aie trouvé la médiane entre ces deux mondes.

Soudain le cèdre de l’atlas pleureur
Le chemin de la cantine suit des massifs d’arbres, souvent venus eux aussi de loin. Un arbre de type « cèdre », décapité à trois mètres, y tend ses branches vers le sol, paraissant chercher l’appui et la consolation de la terre. La pancarte indique son nom : cèdre de l’atlas pleureur. J’ai mon lien.

Quand, en fin de colloque, je prends la parole devant une assistance fatiguée, je demande si quelqu’un a vu l’arbre et lu la pancarte. Non. Ce cèdre de l’atlas, les hommes d’ici l’ont appelé pleureur. Il est vrai que venu des confins de l’atlas africain pour se faire décapiter, il avait de quoi pleurer sur son sort. Mais le fait est que l’appellation pleureur renvoie non à ce que l’arbre dit de son histoire mais à l’image que se font de lui ceux qui nomment les arbres. Comme d’autres nomment migrants ceux qui pourtant jamais ne se désignent comme tels, mais avouent fuir, la peur au ventre et racines en sautoir, le lieu perdu de leurs vies brisées. Ce cèdre soi-disant pleureur, moi je l’aurais plutôt qualifié en résistance tant ses branches tendues vers le sol semblaient vouloir tenir droit le tronc en attendant de refaire souche.

Soit : arbres ou hommes, c’est dans les termes choisis par ceux qui ont le pouvoir de désigner que se trouve l’essence des politiques et des actes qui dissocient les êtres vivants de leur personnalité multiple, les coupent de leur être chaque fois singulier et de son histoire, construisent son « identité » sur quelques critères utiles à traiter des « situations ». Non que le statut de migrant fût en quoi que ce soit méprisable, ou autre chose que la reconnaissance d’un état de fait, mais le drame et le mensonge sont justement de réduire les êtres vivants à un statut, auquel « ceux qui désignent » attribuent des traits qui ne sont que ceux de leurs propres constructions mentales.

Ou ressurgit la théorie des droits culturels
Cette réflexion qui précédait de peu la clôture du colloque, je la poursuivais lors de la plantation d’un arbre par les élèves de l’institut Cardijn présents au colloque. Construite un peu dans l’urgence – la réflexion –, elle semblait dessiner un lien plus étroit entre les deux axes arbres et migration, qu’offre la théorie des droits culturels.

Dans le numéro 44 du Journal de Culture & Démocratie, pour illustrer le thème Nature Culture, dans un article sur le livre de Peter Wolleben La vie secrète des arbres, j’avais posé la question des droits culturels « en tant que droits d’essence culturelle parce qu’attachés à la part symbolique de l’être humain », osé le rapprochement avec les espèces animales et végétales « touchant à leurs droits culturels en tant que porteurs vivants de symboliques puissantes aux langages multiples » et suggéré une autre approche de l’enchevêtrement des concepts de culture et de nature.

Quelque temps plus tard, je reçus d’un lecteur intéressé par cette approche un livre étonnant écrit en 1972 par Christopher D. Stone, professeur de droit à l’université de Californie du Sud qui, il y a 45 ans, dans le feu des premières actions environnementalistes, avait proposé de faire de la nature un sujet de droit, conférant aux arbres, via des mandataires, la possibilité de « plaider en justice » (Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? paru dans une traduction de Tristan Lefort-Martine en 2017 aux Éditions Le passager clandestin).

Ce qui faisait de cette approche un paradigme révolutionnaire – et pour beaucoup de juristes, « proprement scandaleux », rapporte Catherine Larrère dans sa clarifiante préface – était que, au-delà de la défense du rôle des arbres dans le sauvetage de la planète, la proposition de Stone faisait de ceux-ci les titulaires directs de droits, leur permettant de se défendre en justice, certes à l’intersession de représentants, mais pour eux-mêmes, en raison de leur existence et non de leur utilité pour les hommes et de leur survie sur cette planète, voire même hors recours à une morale de l’environnement, aussi indispensable et universelle dût-elle être.

La notion de titulaire –  et non plus de bénéficiaire – de droits, est sans aucun doute l’apport le plus essentiel de la théorie des droits culturels aux politiques culturelles (démocratisation de la culture suivie et intégrée dans la démocratie culturelle). Il me paraissait logique que cet aspect fondamental surgisse d’un propos aussi iconoclaste que celui de Stone, parlant de droits en outrepassant les classifications séculaires du vivant dans la pensée occidentale. Affirmant cette hérésie, l’ouvrage, quoique très argumenté au plan du droit anglo-saxon, commençait par une introduction intitulée L’impensable. Impensable peut-être – bien qu’en 1972, la pensée libérée de 68 fut toujours prégnante – mais pas inconcevable.

Catherine Larrère relève deux arguments, postérieurs à l’ouvrage de Stone mais lui donnant corps : l’un, tiré de plusieurs exemples, dont celui de la reconnaissance comme sujet de droit de Pacha Mama – la Terre Mère – par une loi équatorienne en 2008, et dans la constitution bolivienne en 2010 ; celui aussi, en mars 2017, de l’attribution par le parlement néo-zélandais de la personnalité juridique au fleuve Whanganui et la reconnaissance de la communauté maori comme son représentant légal, et cinq jours plus tard, celle de la personnalité morale et droits afférents au Gange par l’État himalayen de l’Uttarahkand. L’autre argument s’attache au fond de la question sur laquelle débattent juristes et philosophes. Ainsi Luc Ferry est farouchement opposé à ce qui lui parait contraire au principe « humaniste » selon lequel seule l’espèce humaine peut disposer d’une personnalité juridique. Mais à cette prise de position restrictive s’oppose la reconnaissance de « personnes morales » et autres entités abstraites telles les États comme sujets de droits et l’impasse sur tous ceux qui, quoique humains, se voyaient encore il y a peu, exclus en tant que sujets de droits de cet humanisme sélectif : les Amérindiens et les Noirs aux États-Unis, les femmes et enfants un peu partout, les immigrés, les juifs, les étrangers, les migrants ici aujourd’hui, etc.

Cette notion de « droits pour soi-même » est présente dans la Charte mondiale de la nature adoptée par les Nations Unies en 1982, selon laquelle « toute forme de vie doit être respectée quelle que soit son utilité pour l’homme ». Les droits humains et naturels ne s’opposent pas, au contraire, affirme la juriste française Valérie Cabanes dans son article Pour que les arbres soient des sujets de droit. Sans doute des droits de cet ordre participent-ils de la fiction juridique. Mais le droit n’est pas autre chose et comme tel, le socle de politiques, de structures, de règlements et d’attitudes en mesure d’accompagner l’indispensable révolution écologique dans les esprits et dans les faits.

Au bout de cet itinéraire, certes singulier mais décisif, toutes les espèces vivantes peuplant la terre se retrouveront sujettes de droits pour elles-mêmes, le rôle du juge étant d’arbitrer entre des droits parfois concurrents, et non plus, tel un boutiquier, de peser l’impact de la destruction d’une forêt sur les seuls êtres humains qui le sont parfois si peu.

Aujourd’hui, un peu partout en Europe, et tout récemment en Belgique, sont reconnus les droits des animaux pour eux-mêmes, en tant qu’êtres vivants. Comme sont vivants les arbres, et depuis bien plus longtemps que nous. On avance, mais le temps presse.

Image : © Merkeke, Vis-à-vis, extrait de 5 planches pour la revue pilote Vis-à-vis, Atelier Graphoui/Christian Coppin 2002

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