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Dossier

Soigner ou guérir : une perspective cosmopolitique

Aliénor Bertrand
Chargée de recherche en philosophe, CNRS

01-05-2018

Et si l’héritage de la pensée du care était occidental avant d’être féministe ?
La philosophe Aliénor Bertrand s’intéresse ici à l’idée de vulnérabilité universelle au fondement des théories du care. En revenant sur l’histoire des savoirs anthropologiques sur le soin, elle met en perspective la place de la conception occidentale de la vulnérabilité et des dispositifs de soin en proposant la prise en compte d’une cosmopolitique des relations de soins.

La popularité des éthiques du care a placé la vulnérabilité au cœur de discours faisant du soin un nouveau mot d’ordre politique. Ces discours ne sont pas seulement des analyses critiques féministes ou environnementales ; certains d’entre eux légitiment des modes de gouvernement peu démocratiques qui amalgament la notion de vulnérabilité à celle de risque. En faisant du soin un besoin universel, il se pourrait que les théoriciennes du caren aient servi ainsi à leur insu l’ordre social inégalitaire qu’elles s’étaient donné pour objectif de combattre. De telles ambiguïtés liées au « besoin de soin » se repèrent en tout cas dans les slogans de certaines ONG : œuvrer à renverser les inégalités de genre des pays ex-colonisés ou vanter les « peuples premiers » comme pourvoyeurs de bons soins à la nature, participe d’une posture qui mêle l’ignorance et l’exotisme. La conviction intime de défendre des valeurs universelles peut se retourner facilement en tendance à imposer simplement les siennes.
On ne saurait pourtant contester aux théoriciennes du care, et notamment à Joan Tronto, le souci d’avoir dénoncé les dispositifs de pouvoir liés aux inégalités de caren. Elles ont montré que les liens concrets de dépendance liés au besoin de soin étaient le plus souvent l’inverse des relations de domination : non seulement l’attention sociale au besoin de soin est injuste, mais les dominants cultivent le déni de leur dépendance et de leur vulnérabilité et invisibilisent de ce fait les soins dont ils sont bénéficiaires.
Pour autant, la façon même dont les théoriciennes du care interprètent le besoin de soin, celui d’une répartition inégalitaire qu’il s’agirait de corriger, est l’héritière d’un genre d’analyse occidentalo-centré, celui de la réflexion économique libérale sur la distribution des richesses. Or, en déplaçant le paradigme de la distribution des richesses au soin, l’éthique du care occulte les enseignements de l’anthropologie. Elle néglige à la fois la connaissance des fonctions politiques de contrôle qui s’exercent à travers le soin dans les sociétés occidentales depuis l’époque moderne et les innombrables et passionnantes études qui montrent la façon dont les pratiques du soin et les représentations de la vulnérabilité s’inscrivent dans des ordres cosmogoniques irréductibles aux représentations occidentales.

Croyant se fonder sur un invariant universel – la vulnérabilité –, l’éthique du care ne prend appui que sur le régime anthropologique des sociétés occidentales, se tenant de surcroît à une définition étroite de l’« efficacité » du soin ou de ce qu’elle appelle la réponse à un « besoin » de soin. Il est pourtant réducteur de rapporter des activités aussi diverses que le maternage, l’éducation des enfants, les apprentissages des adolescents et des jeunes adultes, les soins curatifs, les usages préventifs, la consolation des malades et des mourants, la cuisine, l’aménagement et l’embellissement des lieux de vie, l’attention aux nourrissons, etc., et jusqu’à notre rapport à la nature, à un même plan, celui d’une vulnérabilité et d’un besoin universel de soin. L’universalité de la vulnérabilité ainsi affirmée paraît impropre à décrire l’hétérogénéité de ces relations dans les cultures différentes des nôtres, mais elle est aussi un obstacle empêchant toute réflexion sur ce qui autorise « chez nous » une telle extension de la catégorie de soin. Si l’éthique du care voulait être fidèle à ses principes, il lui faudrait étendre ses exigences de critique sociale située et concrète à une cosmopolitique des relations de soin.
À vrai dire, l’idée de vulnérabilité universelle qui fonde l’éthique du care prend à revers l’histoire des savoirs anthropologiques sur le soin.
L’anthropologie de la maladie s’est en effet constituée dans l’opposition à l’ethnomédecine et à l’anthropologie médicale, qui prétendaient découper des éléments de savoirs prétendument universaux dans toutes les cultures, notamment ceux qui concernaient la pharmacopée. Les méthodes de l’ethnomédecine et de l’anthropologie médicale, enracinées dans l’histoire des colonisations, avaient une double visée : l’appropriation des savoirs médicaux traditionnels et des usages des plantes inconnuesn, et l’adaptation des méthodes de soin à des publics réputés porteurs de croyances irrationnelles sur leurs maladies, leur corps, ou leurs manières de s’occuper des enfants. La description de ces croyances était un répertoire des modalités de représentation subjective d’un phénomène considéré comme objectif, celui de la maladie, telle que définie par la biomédecine. Une telle division entre un savoir ancestral concernant les plantes médicinales, savoir jugé appropriable, et des croyances considérées comme folkloriques, a très vite rencontré de sévères limites épistémologiques. Le rapprochement des sciences médicales et de l’anthropologie a alors donné naissance à une nouvelle discipline moins euro-centrée, l’anthropologie de la maladie, qui a appliqué à la médecine les méthodes usuelles en anthropologie. Par exemple, le courant fonctionnaliste a montré que la médecine magico-religieuse possédait des fonctions assurées dans les sociétés occidentales « par les tribunaux, la police, les maîtres d’école, les prêtres ou les soldats »n.
Mais l’anthropologie de la maladie n’a pas renoncé pour autant à la division entre les invariants universels et les déclinaisons socioculturelles de la maladie et des soins. Elle a contribué à instituer l’opposition de l’approche EMIC de la maladie et des soins, qui décrit les représentations de personnes observées, et l’approche ETIC, qui réinterprète les pratiques observées à partir d’éléments considérés comme objectifs tirés des sciences naturelles ou de la biomédecine. Cette opposition commande aujourd’hui la réflexion sur les « savoirs locaux » au sein des institutions internationales, notamment l’IPBES. Elle détermine aussi indirectement les règles internationales qui balisent l’éthique médicale, dont les grands textes fondateurs, la Déclaration d’Helsinki, le rapport Belmont ou la Déclaration de Manille sont l’objet de nombreuses critiques de la part des anthropologues. Ces textes affirment en effet que l’intérêt du « sujet » doit primer sur celui de la société et défendent le principe d’autonomie ou de respect de la personne, le principe de bienfaisance, et le principe de justice et d’équité. Les codes internationaux de l’éthique médicale reposent tous ainsi sur une conception de la personne issue de la philosophie occidentale moderne, qui n’est pas plus universelle que le modèle explicatif de la maladie qui lui est associé. Notre biomédecine est la seule en effet à expliquer les maux du corps comme une perturbation organique, la personne malade « possédant » cependant la libre disposition de son corps pour accepter ou refuser le soin. Si l’on voulait se donner les moyens de penser la singularité de la biomédecine sur un autre registre que celui du mythe héroïque de l’avènement des sciences modernes, il faudrait interroger ce qui la fonde, à savoir le concept anthropologique de nature qui organise le grand partage entre la physicalité des corps et l’intériorité des personnes et qui définit le régime anthropologique de l’Occident depuis l’époque moderne.
Comme Philippe Descola l’a montré dans son ouvrage magistral Par-delà nature et culturen, la catégorie de « nature » n’est pas une catégorie universelle, mais singulière, apparue avec la Modernité. Envisagée sous cet angle, elle n’est pas un concept théorique ou scientifique : elle caractérise un régime anthropologique, le naturalisme. Celui-ci divise les étants du monde en deux plans, celui de la physicalité définissant une matérialité homogène régie par des lois immuables, et celui de l’intériorité attribuable aux seuls êtres humains. Le naturalisme peut être opposé à trois autres modes de catégorisation des étants du monde, l’animisme, le totémisme et l’analogisme, qui permettent de décrire et de comparer toutes les ontologies. Or non seulement le « modèle explicatif » qui assigne la maladie à un dysfonctionnement organique est évidemment propre au naturalisme, mais il est étranger aux représentations des autres collectifs. L’anthropologie de la nature permet ainsi de comprendre à la fois pourquoi la conception occidentale du soin est lié au « corps », mais aussi pourquoi elle n’est pas universelle. Or, lorsque la médecine occidentale s’impose au nom de besoins de soin prétendument universels, la force de réaction des individus et des collectifs à leurs troubles en fonction de leurs propres schèmes d’action se trouve annihilée. Cela s’explique non seulement par le simple fait que le soin est imposé, soit par la force, soit par toutes sortes de dispositifs définis par Michel Foucault comme biopolitiques, mais aussi pour des raisons plus fondamentales.
Lorsque les sciences médicales font prévaloir une explication organique de la maladie pour imposer un soin, elles se désintéressent quasi-totalement de ses causes possibles (sauf à titre de remarque préliminaire) et désarticulent le besoin de soin de l’ensemble des éléments relationnels sociaux ou environnementaux dans lequel il prend sens. Dans tous les autres régimes anthropologiques en revanche, la maladie ne se distingue pas fondamentalement d’autres sortes de malheurs (accidents, ruines, désordres climatiques, etc.), et le soin requiert quasi-nécessairement une réorganisation de l’ensemble des relations, en incluant la modification des rapports à ce que nous appelons l’environnement. On mesure ici le désarroi des collectifs déplacés, privés des relations aux entités naturelles du monde qui leur sont essentielles (forêt, lieux totémiques, etc.) et assignés aux injonctions sanitaires des services sociaux étatiques ou des ONG qui relaient des programmes internationaux. Une cosmopolitique du soin pourrait vérifier douloureusement la validité des propos rapportés par Maurice Leenhardt, lorsque son élève canaque, parlant des Occidentaux, lui déclara : « Ce que vous nous avez apporté, c’est le corps. »
La naturalisation universelle du besoin de soin impose à la plupart des collectifs du monde une nouvelle compréhension de la maladie ainsi que l’intériorisation d’une conception exogène de la vulnérabilité. Au nom de l’efficacité du remède, supposé capable de rétablir le fonctionnement du corps ou même celui de l’esprit, la réflexion sur les causes de la maladie est négligée. Plus problématique encore, les formes de soin ou de cure visant à remédier aux relations pathogènes ou toxiques sont également abandonnées.
La proposition d’instituer une discussion sur les besoins de soin qui fondent l’éthique du care opère une réduction discutable d’une myriade de relations à l’identification d’une vulnérabilité. Au lieu de faire droit aux expressions de ces relations dans leur ordre propre (échanges inégaux, spoliations, dominations, transgressions, etc..) et de les décrire comme telles, elle homogénéise et étend le champ d’application de la santé à des domaines qui lui échappaient encore…
Ainsi, tandis que l’anthropologie de la nature inscrit la singularité de la conception occidentale de la vulnérabilité et des dispositifs de soin dans un tableau général de l’ensemble des méthodes de guérison, l’éthique du care légitime l’extension du modèle naturaliste du soin à l’ensemble des collectifs du monde. Si elle s’inspirait au contraire de la diversité des pratiques de guérison, elle pourrait être en mesure de mieux contextualiser ses propres principes et de devenir un puissant outil de reconfiguration anthropologique, utilisant le soin comme un biais permettant de sortir des apories auxquelles nous destine l’empire sans partage du naturalisme. Nos pratiques médicales se sont déjà hybridées de certains éléments exogènes sans que ceux-ci aient été validés par les cadres théoriques de la biomédecine : la médecine chinoise, qui jouit d’un certain droit de cité en Occident, intègre la maladie et la vulnérabilité comme des éléments dynamiques de cycles vitaux, organiques et cosmologiques, et n’hésite pas à décrire par exemple la façon dont le déclassement social ou l’appauvrissement provoquent certaines maladies comme la sclérose en plaques. Le sens du soin en est entièrement transformé. Au lieu de passer au crible les relations sociales en demandant seulement « qui soigne ? » et en revendiquant un partage des tâches et une démocratie du care, l’éthique du soin dessinerait alors un tout autre programme politique, beaucoup plus radical. Elle s’appliquerait à une contextualisation du soin bien plus ambitieuse que celle de l’identification des besoins et des relations de demande et de réponse à ce besoin. Se demander ce que « soigner » veut dire impliquerait alors de se donner pour tâche de remédier aux relations pathogènes elles-mêmes, celles qui rendent les êtres humains malades, non seulement en raison de pratiques sociales délétères, mais aussi des usages de la nature qui empoisonnent les arbres, les bêtes ou la terre…

 

Pour poursuivre, lire l’article de Michel Dupuis, « Une intuition chinoise » et relire celui de Roland de Bodt, « Le choix de Furetière », paru dans le Journal de Culture & Démocratie n°44.

1

Sous la dénomination de « théories du care » sont désignés des travaux menés à la suite de ceux de Carole Gilligan pour faire entendre des réflexions éthiques alternatives à la théorie abstraite de la justice. Ces travaux ont été menés dans différentes disciplines (psychologie, sociologie, philosophie, etc..) ; Carole Gilligan, In a Different Voice, Harvard University Press, 1982 ; Une voix différente, Champs-Flammarion, Paris, 2008.

2

Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une éthique du care, La Découverte, Paris, 2009 ; cf. aussi Joan Tronto, « Care démocratique et démocraties du care », in Qu’est-ce que le care ?, Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman (dir.), Payot, Paris, 2009.

3

Samir Boumediene, La colonisation du savoir. Une histoire des plantes médicinales du « Nouveau Monde » (1492-1750), Éditions des Mondes à faire, Vaulx-en-Velin, 2016.

4

Erwin Ackerknecht, « Natural Diseases and Rational Treatment in Primitive Medicine », in Bulletin of the History of Medicine, 1946, Vol.19, p. 467-497.

5

Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, Paris, 2005.

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