Camille Pier

Solastalgie ? C’est grave, mais ça se soigne !

Pierre Hemptinne, membre de Culture & Démocratie

15-01-2024

En compilant ses innombrables randonnées parmi plusieurs centaines de films, en dialoguant avec d’autres randonneur·ses qui racontent leurs bifurcations, Frédérique Müller publie une boite à outil pour soigner les angoisses du futur, échapper à la fatalité de l’Anthropocène, se substituer collectivement à l’inertie politique.

De quoi parle-t-on ?

L’ouvrage, compte tenu du contexte, pourrait s’apparenter à un guide de survie. Il s’appelle Habiter et raconter en solastalgie. C’est quoi la « solastalgie » !? Certaines sources insistent pour ne pas confondre « solastalgie » et « éco-anxiété ». La première est liée « au deuil de ce qui est perdu », sous-entendant la conscience d’une perte jugée irréparable au niveau de notre écosystème. La seconde concernerait plutôt la peur de ce qui est à venir, ce qui vient (Wikipédia), s’agissant du dérèglement climatique. Les deux, certainement se combinent dans la vraie vie et découlent de l’impuissance des pouvoirs en place à agir de façon significative. Ce n’est pas une mince affaire en termes de pathologie et de pandémie : selon une étude de l’Université Paris Saclay, l’éco-anxiété « peut être à l’origine de nombreux troubles » et le nombre de personnes atteintes est important particulièrement chez les jeunes : « En septembre 2021, une vaste étude parue dans la revue The Lancet Planetary Health révélait que 45 % des jeunes sondés étaient affectés par l’éco-anxiété dans leur vie quotidienne. L’étude, qui a été conduite par des chercheurs d’universités américaines, britanniques et finlandaise en 2021, auprès de 10 000 jeunes âgés de 16 à 25 ans dans dix pays (Australie, Brésil, États-Unis, Finlande, France, Inde, Nigeria, Philippines, Portugal et Royaume-Uni), dévoile une réalité sombre : 75 % des jeunes interrogés jugent le futur “effrayant”, 56 % estiment que « l’humanité est condamnée », et 55 % qu’ils auront moins d’opportunités que leurs parentsn. » (Le Monde 04/02/2022) Ce sont des chiffres qui datent de 2021… il y a peu de chances que les chiffres se soient arrangés depuis lors !

Quels soins ? Quelles prescriptions ?

Comment ça se soigne ? En travaillant sur ce que signifie « habiter » et « raconter » au sein de cet environnement devenu toxique du fait de l’activité humaine. On considère qu’un environnement, un milieu de vie, n’est jamais un donné intégralement naturel : chaque espèce transforme la nature pour en faire un lieu de vie adapté à ses besoins. L’être humain a poussé cette logique jusqu’à l’absurde : exploiter et massacrer sans vergogne les écosystèmes dont son existence dépend ! (Enfin, pas « l’être humain », expression qui laisse entendre une responsabilité collective de tous les êtres humains : ce sont bien les dirigeant·es politiques et économiques qui sont responsables !) Dans cet environnement détérioré par l’ultra-capitalisme, comment agir pour le rendre à nouveau habitable ? Plutôt, comment interagir avec ce milieu sinistré pour le restaurer, s’y trouver à nouveau bien, avoir une action bénéfique sur cet environnement dégradé ? En expérimentant d’autres formes d’habiter, non plus en possédant·e du sol, en propriétaire des lieux, mais en cultivant un « habiter » dans les interdépendances ? Ça veut dire quoi ce truc trouble, cette formule bidon ? Ça se cherche, c’est une quête, et ça commence par « raconter », raconter ce que fait la solastalgie, à nos corps, nos esprits, nos vies, raconter comment on voudrait en sortir, pour aller vers où, en cherchant de l’aide du côté des interdépendances, avec les êtres humains et autres qu’humains.

Quel régime d’imagination pour quel monde ?

Tout le monde s’accorde pour dire qu’il faut tisser de nouveaux récits pour aider le monde à changer, pour faire émerger une intelligence et une forme d’imagination qui rendront possible la bascule vers d’autres modes d’existence. Les mises en garde de scientifiques ne suffisent pas à faire bouger les pouvoirs. Mais, ce n’est pas n’importe quoi, ce genre de récits, c’est une économie culturelle à inventer. Il ne s’agit pas simplement d’alimenter ce bon vieux marché de la fiction, il s’agit d’inventer un monde, un autre monde, de repenser le monde, pas moins. La philosophe Marie-José Mondzain aide à être clair·e : « Il ne s’agit pas d’être au chevet des blessés du néo-libéralisme et de l’hypocondrie qu’il engendre pour que nous le supportions mieux et que nous nous en accommodions joyeusement comme des frères et sœurs dans le malheur. Il s’agit bien au contraire de porter ensemble un monde qui lui, sans notre aide, ne peut ni se transformer ni inventer les nouvelles figures de nos liens et de nos communautés. Créer un monde, et le partager n’est pas une affaire de gestionnaires mondialisants, ni d’experts en bonheur planétaire, mais un enjeu de rencontre et d’hospitalité entre des sujets à la fois imaginatifs, souverains et sans règne. » (p. 160) Donc, pas inventer et faire circuler des récits qui aident à supporter la crise, en attendant que ça passe ! Ça ne passera pas, d’ailleurs. Mais il s’agit d’habiter et raconter, comme manières de s’éprouver en train de participer à un monde en train de se faire : « On voit alors la formidable ouverture qui s’offre à nous : “comment faisons-nous le monde en train de se faire” ne peut pas ne pas déboucher sur la question éminemment politique : quel monde voulons-nous ? Laquelle, comme le pragmatisme nous y invite, doit être comprise au sens plus radical de “quelle réalité voulons-nous ?”. » (Jean-Louis Tornatore, p. 92)

Par où commencer ?

Il y a beaucoup de théories sur ce sujet épineux et d’incantations à mobiliser les énergies créatrices pour accoucher de nouveaux possibles. Serait-on enfin débarrassé·es du sinistre T.I.N.A ? Mais reste, pour beaucoup, la question de déterminer par où commencer ? En ouvrant le manuel de survie concocté par Frédérique Müller de PointCulture : Habiter et raconter en solastagie, tout simplement. Pas forcément à la première page. Un peu au hasard, c’est bon aussi, c’est un pluri-livre, les entrées sont multiples. Il fourmille de fils narratifs entrecroisés, superposés. À n’importe quelle page il est possible de tirer un fil pour voir ce que, concrètement, il est possible de mettre en route dans son quotidien, à l’échelle de son imagination personnelle. Amorcer quelque chose selon son histoire singulière.
Il y a d’abord la piste tracée par l’autrice qui explore et explicite les pouvoirs de la fiction : non pas un déroulé théorique mais un vécu raconté, l’exposé d’une théorie mise en pratique, sur les pas notamment d’Alain Damasio. Comment la fiction, ce que notre imagination invente, projette, peut agir sur le réel. Il existe peu d’ouvrages où cela est restitué de façon aussi accessible, lumineuse, sans rien céder quant aux enjeux et aux exigences de l’exercice. C’est de l’ordre de la « sentipensée », selon le terme de Jean-Louis Tornatore désignant par là le déploiement d’une nouvelle forme de savoir, décentrée. Ce fil conducteur croise 14 carrefours palpitant, 14 interviews de personnes qui racontent leur cheminement dans l’acquisition des savoirs qui aident à « faire monde », à définir le monde dans lequel nous aimerions vivre demain. Des personnes qui soignent, en elles et autour d’elles, autant la solastalgie que l’éco-anxiété. Et ça forme un chœur pluriel tant les profils et les personnalités sont diversifiées, riches de leurs différences : acteurs et actrices, cinéastes, conteuses, sociologues, philosophes, animateurs et animatrices de l’associatif, de l’Éducation permanente, conseillère en permaculture, pédagogue, éco-psychologue, biologiste, formatrice, cuisinière, designeuse éco-féministe, éco-conseiller… Autant de profils qui ont bifurqué et invitent à les suivre, inspirant et esquissant, par leurs diversités convergentes, un universel de la différence, du minoritaire, hospitalier.

Passage obligé

Initier de nouveaux récits implique nécessairement se défaire de ceux qui ont été inculqués, au service d’une économie dévastatrice et d’un universel eurocentré. La note d’intention de Frédérique Müller est à cet égard sans ambiguïté : se déprendre du récit dominant qui conduit à la catastrophe, c’est solder les biais de la « Modernité occidentale », qu’il s’agisse du capitalisme, de l’héritage des empires coloniaux, du patriarcat… Il faut se libérer et dénouer ce qui enferme l’imaginaire dans les travers d’une histoire qui s’est faite au profit d’une minorité et aux dépends de la majorité des habitant·es de la planète. Ce qui rejoint le principe du « dénouement » de Jean-Louis Tornatore : « Expérimenter une autre structure de signification suppose de dénouer des liens afin de pouvoir en confectionner d’autres. C’est d’autre part l’action de mettre fin à un récit dont l’intrigue a été menée. Le récit en cause, c’est le récit de l’Anthropocène, capitalisme et plantations comprises. » (p. 34) Dénouer ces liens s’effectue selon lui au niveau du droit (« ouvrir à d’autres conceptions de la possession »), du politique ( fonder un contrat social sur « la composition polyphonique »), du temps (« le ralentir, c’est le rendre relatif au temps des autres, c’est le pluraliser »), de la connaissance (« apprendre à apprendre et, par un dépassement de la monoculture du savoir scientifique, inscrire ce dernier dans une écologie des savoirs »), de la technique « réévaluer la relation entre nature et technologie, se réapproprier la technologie et l’ouvrir aux cultures non-modernes afin d’inventer les cosmotechniques de/pour notre époque ») (p. 38). À partir de ces chantiers, il y a de quoi échafauder d’innombrables scénarios « vierges » !

Exercices pratiques par l’image

Habiter et raconter en solastalgie est une randonnée non linéaire à travers un corpus cinématographique impressionnant, passionnant. Autant des blockbusters que des films confidentiels. Des fictions à grand spectacle que des documentaires intimistes. Sans tomber dans le registre de l’analyse cinéphile. Frédérique Müller a sillonné ces films, elle parle de l’imaginaire expérientiel qu’elle y a développé. Elle raconte ce qu’elle y a trouvé, rencontré. C’est plusieurs centaines de références, de tous genres. Au cœur de chaque film, l’autrice a laissé un « caillou de petit Poucet », hypothèse d’itinéraire vers un régime d’imagination d’un monde repensé. Bien entendu, chacun·e, ramassant ces petits cailloux, les interprétera à sa façon et adaptera l’itinéraire à ses attentes, à son histoire, le pluralisera. Car il importe de générer le multivers, le plurivers… Les films traitent autant de ces liens qu’il convient de dénouer, avec le capitalisme, le patriarcat, le colonialisme, que des tentatives d’inventer un futur « autre » en abordant des questions comme l’alimentation, la relation au territoire, le travail de la main…
Ce sont des images, plus exactement c’est le partage d’un type de relation à l’image qui fait soin et procure l’énergie de s’engager, seul·e, puis avec d’autres, dans ce cheminement vers la production d’un autre monde. C’est une boite à outils. À partir des parcours qui y sont dessinés à titre d’exemple, il est possible de s’approprier la démarche et de passer à l’action. Avec vos proches ou vos voisin·es, au nom d’une association ou d’une institution culturelle, il y a de quoi organiser un ciné-club, un débat, une discussion, une mise en commun d’angoisses et d’espoir, soigner le deuil de ce qui est déjà perdu, faire naitre l’énergie individuelle et collective d’inventer un futur autre que celui promis par l’inertie politique généralisée. Ça peut commencer, arriver, en des tas d’endroits.
L’ouvrage est facile à se procurer via par PointCulture (cfr. références ci-dessous).

Références et ressources

Habiter et raconter en solastalgie, Frédérique Müller (éd.), PointCulture, 2023.
Présentation détaillée du livre sur le site de PointCulture

Journal de Culture & Démocratie

Des numéros consacrés aux nouveaux récits, aux rituels, aux territoires, aux temps  :
Journal de Culture & Démocratie n°55 – Récits
Journal de Culture & Démocratie n°56 – Rituels #1
Journal de Culture & Démocratie n°57 – Rituels #2
Journal de Culture & Démocratie n°53 – Territoires
Journal de Culture & Démocratie n°54 – Temps

Articles du journal Le Monde et de l’Université Paris Saclay sur la pandémie d’éco-anxiété

▸ « L’écoanxiété, une crise existentielle pour certains adolescents », Marine Miller , Le Monde, 04/01/22
▸ « Portrait de l’éco-anxiété, ce mal qui ronge (aussi) les jeunes », L’Édition n°21, Université Paris Saclay, 09/06/23

Sur la solastalgie, quelques notions ; article du journal Le Monde et Wikipédia

▸ « Histoire d’une notion : « Solastalgie » ou le mal du pays quand il est bouleversé », Marion Dupont, Le Monde, 27/03/2019 
▸ « Solastalgie », Wikipédia

Vocabulaire critique des transitions

Vocabulaire critique et spéculatif des transitions, Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche « Sociétés, Sensibilités, Soin », Université de Bourgogne.

Ouvrages cités

Marie-José Mondzain, Accueillir. Venu(e)s d’un ventre ou d’un pays, Les liens qui libèrent, 2023.
Jean-Louis Tornatore, Pas de transition sans transe. Essai d’écologie politique, Éditions Dehors, 2023.