Sortir des zones de confort

Marco Martiniello, professeur et chercheur au Centre d’étude de l’ethnicité et des migrations à l’Université de Liège

18-10-2016

Le chercheur en sciences humaines peine à sortir des cénacles universitaires pour faire entendre au grand public les nuances sur les réalités migratoires pourtant nécessaires à leur juste compréhension. Pour changer les représentations qu’entretient l’opinion publique, Marco Martiniello juge indispensable l’alliance entre chercheurs et artistes.

Nos sociétés se caractérisent par une polarisation très forte au sujet des réalités migratoires, qu’il s’agisse de l’arrivée et de l’accueil des demandeurs d’asile et des réfugiés de fait, de l’intégration des migrants, de la place des descendants des immigrés établis depuis souvent plusieurs décennies ou encore de phénomènes associés trop vite au fait migratoire comme le radicalisme et le terrorisme.

D’un côté, l’élan de solidarité est manifeste. De Lampedusa à Lesbos, de Calais à Bruxelles, des citoyens se mobilisent pour venir en aide aux victimes des conflits au Moyen-Orient ou en Afrique qui arrivent après avoir risqué leur vie sur la mer et les routes. De l’autre, les attitudes de repli et de rejet des demandeurs d’asile, des immigrés établis, ainsi que des ressortissants nationaux dont les ancêtres étaient des immigrés sont parfois effrayantes. Elles sont encouragées et renforcées par des leaders et des formations politiques qui ont fait du rejet et de l’exclusion leur fonds de commerce politique, de l’ouest à l’est et du nord au sud du continent européen.

Un dialogue durable entre les artistes et les chercheurs peut contribuer, d’une part à enrichir le travail de réflexion des uns et des autres et, d’autre part, à proposer des moyens plus efficaces d’actions sur les représentations sociales sur des questions hautement sensibles et politisées comme celles liées aux migrations.

Sans vouloir renvoyer ces deux positions dos-à-dos – car seule la première s’inscrit dans nos supposées valeurs démocratiques européennes –, elles reposent parfois toutes deux sur des représentations simplifiées voire totalement erronées du fait migratoire et de ses causes, ainsi que des migrants. En d’autres mots, elles ne prennent que trop peu la mesure de l’incroyable complexité des réalités migratoires contemporaines et de l’importance structurelle des migrations pour le renouvellement des sociétés humaines.

D’un côté, le phénomène migratoire sera réduit à la douloureuse expérience des réfugiés de fait et des demandeurs d’asile qui fuient les conflits, l’oppression, risquent leur vie pour ne pas la perdre et qui sont les innocentes victimes de situations qu’ils n’ont pas créées, victimes auxquelles nous nous devons de venir en aide – parfois au nom d’un humanisme européen, parfois au nom de valeurs chrétiennes. Au-delà, il y aura une tendance à victimiser les migrants et leurs descendants et à leur ôter de la sorte toute capacité de résistance, tout sens de l’agencéité. On prônera l’ouverture totale des frontières et on vantera les bienfaits de la diversité.

D’un autre côté, on présentera les migrations, quelle que soit leur cause, comme une anomalie, comme un danger, comme une menace pour notre culture, pour notre système de sécurité sociale, pour notre ordre démocratique avec parfois un cynisme total. On prônera la fermeture des frontières, le repli sur la communauté nationale, le rejet de toute forme de multiculturalisme et l’inégalité de droits entre migrants et non-migrants au profit de ces derniers.

Au-delà des différences fondamentales entre ces deux positions, elles ont en commun de trop réduire la complexité des réalités migratoires d’aujourd’hui mais aussi de diviser l’humanité en deux catégories, les migrants et les non-migrants, ceux qui bougent et ceux qui ne bougent pas, en ouvrant par la même occasion la voie à une essentialisation de ces deux catégories. Si la tâche des sciences sociales est d’apporter de la nuance dans la compréhension des phénomènes complexes en rompant avec le sens commun – en vue notamment de « corriger » les représentations sociales afin qu’elles correspondent mieux à la réalité –, objectivée par des méthodes d’inspiration scientifique ; il faut bien constater que le message ne passe pas toujours bien. Le simplisme et la caricature semblent être des modes d’appréhension de la réalité mieux adaptés à la société numérique et à son foisonnement de messages dont une infime partie fournit des informations réelles.

Unir les artistes et les chercheurs dans un effort commun de réflexion, de compréhension des réalités migratoires mais aussi dans une tentative de faire bouger les lignes au niveau des représentations sociales est un défi intéressant et important à relever. Qu’il s’agisse de la photographie, de la littérature, du cinéma, du théâtre ou encore de la musique, les expressions artistiques qui offrent une réflexion profonde sur les questions migratoires sont très nombreuses. Les artistes réfléchissent, créent, mais ils font aussi réfléchir le public et ils peuvent le faire sortir de sa zone de confort de manière parfois moins désenchantée et désenchantante que les chercheurs. L’idée ici n’est pas que les sociologues, pour prendre ce cas précis, deviennent des artistes et que les artistes deviennent des sociologues. L’idée n’est pas non plus d’ajouter un poids et une responsabilité sociale sur les épaules des artistes. Toutefois, un dialogue durable entre les artistes et les chercheurs peut contribuer, d’une part à enrichir le travail de réflexion des uns et des autres et, d’autre part, à proposer des moyens plus efficaces d’actions sur les représentations sociales sur des questions hautement sensibles et politisées comme celles liées aux migrations.

Une collaboration réussie
La soirée très particulière qui s’est tenue le 23 juin 2016 au Théâtre de Liège, organisée par cette institution, une association de la ville, L’Aquilone, et le concours de l’auteur de ces lignes est un excellent exemple de ce type de collaboration entre artistes et chercheurs. Dans le cadre de la commémoration du 70e anniversaire des accords bilatéraux entre la Belgique et l’Italie qui se traduisirent par l’envoi de 50000 mineurs italiens en Belgique après la Seconde Guerre mondiale, cette soirée multidisciplinaire a réussi à la fois à rendre hommage à ces pionniers de l’immigration sans jamais sombrer dans la nostalgie et à déconstruire toutes les représentations sociales courantes au sujet de cette expérience migratoire en Belgique: « Les Italiens sont le modèle de la parfaite intégration ; leur intégration s’est bien passée car ils partageaient la culture du pays d’arrivée ; les Italiens ont connu une ascension sociale généralisée en Belgique, etc. » Découpée en quatre temps correspondant aux grandes étapes de l’immigration italienne en Belgique d’après les enseignements de la recherche, chaque partie a offert, après une introduction « scientifique » du présentateur, des chansons, des témoignages de survivants de la première heure, des extraits de romans, de films, de pièces de théâtre permettant de réfléchir ensemble – les « acteurs » et les 600 spectateurs – et de manière novatrice à l’évolution de l’immigration italienne en Belgique mais aussi aux migrations dans le monde aujourd’hui. Les échanges avec le public après la soirée l’ont prouvé à souhait.

Certes, il est périlleux de généraliser à partir d’un seul exemple de collaboration réussie entre chercheurs et artistes. Mais ceci est un exemple parmi de nombreux autres qui montre l’intérêt et l’importance d’un dialogue entre deux approches pour tenter de comprendre toute la complexité des dynamiques sociales que le fait migratoire révèle jour après jour.