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Dossier

Spécu’ générale

Jean-Baptiste Molina, chercheur et activiste en fiction spéculative

14-11-2022

 


En ce doux mois de novembre, je suis installé sur la terrasse de ma chicorée préférée, un établissement fort sympathique si bien nommé : Le sanglier de velours. C’est un endroit rêvé pour jouir de la douceur de l’automne bruxellois. Une fois extirpé de mes rêveries par la sonnerie de la cabine téléphonique du coin, je me retrouve happé par la conversation de deux personnes installées juste derrière moi. Après s’être plaintes de la sécheresse, des incendies et des impacts des dérèglements climatiques, elles ressassent l’agora de quartier de cette semaine, puis se mettent à causer des anomalies :

« De tout les récits de bifurcation, c’est bien celui de la spéculation générale qui m’exalte le plus. À chaque fois que j’entends une histoire racontant les anomalies à l’origine de la fin du capitalisme, les récits transformateurs y ont toujours un rôle décisif.

— Ouais mais bon, sans les effondrements économiques et écosystémiques et toutes les insurrections de l’époque, y aurait pas eu de bifurcation. Ok, les récits ont eu de l’importance, mais tu parles un peu comme un historien pré-anomalie qui cherche à imposer un récit dominant comme étant réellement notre passé, l’Histoire avec un grand « H », toujours au singulier. T’es trop à l’ancienne parfois ! L’important n’est pas ce qui s’est passé réellement mais bien les conséquences sur les présents et futurs de ces récits historiques. Désolé si je m’emporte, surtout que je suis en partie d’accord avec toi, mais c’est pas la première fois que tu me méga-bassines avec cette spécu’ générale.

— Tu me cherches un peu là ! Je vais nuancer : tu sais le capitalisme est un récit. C’était un récit tellement performé par nos ancêtres qu’il était devenu leur seule réalité, sans alternative possible. C’est effectivement d’un réductionnisme incontestable d’affirmer que le capitalisme a disparu seulement grâce à un épisode de spéculation générale. Je ne cherche pas du tout à imposer ce récit d’anomalie, mais n’empêche que si nos aïeuleux ne s’étaient pas toustes mis·es à imaginer des futurs plus désirables, on serait encore coincé·es dans le réalisme capitaliste mondialisé.

— Ouais, d’ailleurs, j’ai entendu une super capitalistologue pluriversitaire parler des rôles cruciaux des collectifs de spéculatctivisme de l’époque, luttant sur tous les fronts grâce à la fiction.

Il n’y a pas qu’elleux, apparemment. C’était un mouvement vraiment populaire sur la fin du capitalisme tardif. Lors des pandémies et confinements à répétition, nombreuses sont celleux qui se sont réfugié·es dans leurs imaginaires. Des imaginaires qui ont par la suite débordé sur leur réalité. Auparavant, les récits étaient produits par une élite et consommés par les masses. Puis l’écologie de l’imagination a basculé quand la pratique de l’autoscopie eukairostésique, le shifting, l’auto-hypnose fictionnelle et autres voyages mentaux se sont généralisés. C’est aussi à ce moment que nous nous sommes remis·es à écouter nos rêves et à bâtir toutes ces techniques d’onironotisme non-éveillé !

— Ouais mais si les spéculactivistes n’avaient pas déverrouillé les imaginaires avec tous ces labos-fiction, ces voyages mentaux se seraient surement déroulés dans des univers capitalistes et patriarcaux. Sans parler de tous leurs travaux sur les mots. La novlangue néolibérale avait vraiment plongé tout le monde dans un immobilisme de la pensée, un marasme de l’imaginaire.

— C’est vrai. Dernièrement, au ciné-co, il y a eu des rétrospectives d’anciens films d’anticipation. Que des dystopies ! Certaines étaient légèrement critiques, avec des protagonistes en lutte mais qui finissaient toujours par se faire écraser par l’impérialisme. La majorité de ces récits ne laissaient pas de choix : la dystopie techno-capitaliste ou la fin du monde !

— Ouais je suis assez friand de ces dystopies même si elles sont souvent problématiques. Comme tu dis, certaines sont critiques, d’autres sont stratégiques mais la majorité sont vraiment merdiques. Néanmoins, il faut avouer que les récits de lutte dans la dystopie, tout comme certaines utopies ambiguës , ont eu des effets préparatoires sur les évènement de la fin du capitalisme tardif.

— Cette fonction stratégique du récit a été aussi mobilisée par les forces agissantes du capitalisme. L’armée française par exemple, a employé des auteurices de science-fiction pour se préparer à des situations encore impensées. C’est comme ça qu’est né le scénario de la P-nation et son histoire de nation flottante pirate, composée d’anti-autoritaires et de réfugié·es climatiques en lutte contre l’État français. Heureusement, le pouvoir germinatif* du récit leur a échappé, et cette fabulation a été rapidement détournée par des spéculactivistes : les zones autonomes maritimes et les anti-nations pirates ont vu le jour, un moyen de lutte directement inspiré par l’armée française qui n’était au final pas du tout préparée à ça.

— C’est dingue cette histoire ! Comme quoi les récits sont de vrais pharmakons, à la fois antidotes et poisons ! Ce qui est dingue aussi c’est que pendant le capitalisme tardif, la majorité des spéculations conscientisées étaient tournées vers le futur, alors que maintenant elles sont dirigées vers le passé.

— Y a qu’à voir le nombre d’archéo-spéculateurices et enquêteurices en tous genres qui viennent nous questionner à longueur de journée… Bon, trêve de bavardage. Faut y aller, sinon on va rater notre hippobus. »

 

Image : © Joanna Lorho

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