Sur ce dont l’ordinaire témoigne

Entretien avec Nicole Malinconi

02-10-2017

Le premier texte de Nicole Malinconi, Hôpital silence, est publié aux éditions de Minuit en 1985. Il est le résultat d’une démarche à laquelle l’écrivaine italo-belge est restée fidèle, à savoir : s’effacer comme auteure, chercher à s’approcher du réel dans une langue proche du parler. Dans Da solo et à l’étranger, ainsi que dans quelques textes du recueil Si ce n’est plus un homme, elle tente de dire quelque chose sur l’exil : celui de son père, garçon de café italien arrivé en Belgique en 1927, le sien et celui de sa mère, lors de leur retour en Italie entre 1952 et 1958 et enfin celui, plus actuel et très différent, de celles et ceux qui fuient la guerre, la famine, la misère.

 

Propos recueillis par Baptiste de Reymaeker

Au lieu d’arriver en Angleterre, ils ont été largués à Calais, ou à Cherbourg où il n’y a rien, ni papiers ni travail, où malgré leur errance, par centaines, dans le port, et bien qu’à cause d’eux le port se soit mis en frais pour installer ses grillages, les rehausser, les réparer, y ajouter des barbelés, s’équiper de caméras de surveillance et faisceaux lumineux, engager des gardiens, faire appel aux policiers avec chiens, malgré, donc, toute cette énergie dépensée pour eux, c’est comme si eux n’existaient pas réellement, comme s’ils n’étaient personne, juste des ombres courant dans le noir vers les camions du port.
Nicole Malinconi, Si ce n’est plus un homme, 2010

Tous les jours, à toute heure, sur toute la planète, la barbarie ne cesse de grandir. L’homme, pour une idéologie, pour de l’argent, pour un peu plus de puissance, saccage ce qui pourrait être un paradis, abandonne sa liberté, sa dignité et rêve de bruit de bottes, de cadavres soumis, d’invasions barbares et de viols par le fer et le feu.
Zoran Mušič, entretien avec Jean-Marie Tasset, 4 avril 1995

Dans vos textes, vous laissez beaucoup de place au silence, à l’ellipse. Votre écriture est sobre, dépouillée. Vous tentez, ai-je lu quelque part, de réduire les mots à leur réalité de mots. Dès lors, les nombreux commentaires de votre travail ne risquent-ils pas d’étouffer de mots non nécessaires votre écriture, empêchant de la comprendre, de l’approcher?
Nicole Malinconi: Souvent quand on me demande de parler de mon travail, ma première réaction, c’est de me demander pourquoi. Pourquoi faut-il que je vienne paraphraser ce que j’ai écrit ? Écrire, pour moi, c’est ne jamais parvenir à dire juste ou complètement ce que l’on pense qu’on va dire. il y a toujours du ratage, toujours de l’imparfait ou de l’incomplet. Une explication complémentaire viendrait faire croire qu’on peut tout expliquer, alors qu’il n’en est rien. Mais puisque toute parole est vouée à du balbutiement, alors, allons-y !

Le poète et philosophe Édouard Glissant annonce la mort du roman à l’ère contemporaine. il affirme qu’il est une forme datée et dépassée. L’art occidental « de ceux qui, ayant conquis le monde, ont le droit de le dire. L’art de ceux qui, ayant fait la conquête du monde, ont le droit de faire la conquête du récit du monde ». Vous n’écrivez pas de romans, en dépit des étiquettes que vos éditeurs apposent parfois en couverture de vos livres. Vous dites n’avoir jamais rien inventé : n’avoir jamais construit d’histoire ou de scénario. Pensez-vous aussi que le roman est une forme datée et dépassée?
Pas du tout. Simplement, ce n’est pas ce que je sais écrire. Je n’ai pas la faculté d’inventer un scénario, d’imaginer des enjeux, un suspense. Ce n’est pas mon affaire. Mon affaire, c’est d’être touchée par des situations que des gens vivent ou des mots que des gens disent. Je suis frappée par les détails. Bien souvent un simple geste, une intonation, un mouvement, un regard en disent long sur ce qui n’est pas dit. Et c’est ça qui est intéressant dans l’écriture. C’est ça qui me donne envie d’écrire. C’est ça qui m’a amenée à parler d’écriture du réel. Je me suis dit que ce que j’écris est en rapport avec quelque chose qui dépasse la réalité, qui est de l’ordre de l’inatteignable de la réalité. Le mot romancière ne me convient absolument pas. Mon travail tend plus vers la poésie.

Vous dites que vos écrits sont des tentatives toujours ratées d’atteindre le cœur fuyant des choses ? Ce cœur est-il atteint dans l’oralité ?
Les mots, c’est la première chose qui m’a touchée chez les femmes qui venaient à l’hôpital pour se faire avorter [référence à Hôpital silence] : la manière extrêmement brute dont elles disaient leur désarroi, leur refus de maternité, leur décision. C’était leur corps qui parlait, c’étaient les mots du corps. C’est ça aussi le réel des mots. Ce lien qu’elles faisaient entre leur voix et leur corps ; leur pensée et leur être de chair. Et ces mots-là, ils sont comme l’écriture. ils sont loin de faire le tour de la question et de dire de manière concrète l’enjeu d’un problème. Mais ils disent la vérité de quelqu’un. C’est ça qui est bouleversant.

Cette importance de l’oralité dans mes écrits a continué avec Nous deux, qui reprend les mots de ma mère. Elle parlait comme dans les villages. Parfois une toute petite phrase voire un seul mot parvenait à dire tout un univers… Da solo fait entendre mon père, italien, qui parlait bien le français, se faisait bien comprendre mais qui injectait quelque fois dans son français des tournures de phrases italiennes, ou des expressions. Cela donnait une couleur maladroite à son parler. Et c’est ça qui était touchant. Cette maladresse. En fait ce qui me touche dans les mots, c’est tout ce qui tourne autour du mal dit et du non-dit.

Vous dites vouloir faire parler des personnes en déficit de langage. C’est une tâche éminemment politique, non?
Je ne dirais pas ça, en ce qui me concerne. Je n’ai pas de but préalable. Je n’ai pas l’intention de porter un témoignage. L’essentiel, c’est d’en écrire quelque chose. Le fait d’écrire – c’est presque égoïste – est ma nécessité.

Je voudrais citer l’exemple d’un peintre slovène que j’aime beaucoup : Zoran Mušič. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, il fut arrêté par la Gestapo qui le soupçonnait de collusion avec les milieux résistants de Trieste. Une fois les soupçons levés, la Gestapo lui proposa d’intégrer l’armée allemande alors en plein délitement. Zoran Mušič refusa et fut envoyé à Dachau. il était déjà peintre à ce moment, et ce qui l’a tenu en vie dans ce camp, c’est de dessiner clandestinement, sur des feuilles arrachées aux carnets de la SS ou sur des morceaux de papier d’emballage, les corps mourants de ses camarades, les pendaisons, les déjà morts, entassés, empilés dans la cour du camp. Dessiner ce réel-là…

Il les cachait, ses dessins. il en a fait plus de deux cents. Quand il a été libéré, à la fin de la guerre, on en a retrouvé soixante, beaucoup avaient été brûlés dans leur cachette lors de la destruction de l’usine où il travaillait de force.

Il y a eu une longue période, comme d’oubli, durant laquelle il a peint des choses plutôt heureuses: des chevaux, les maisons à Venise. C’est seulement en 1970 qu’il se met à dessiner de mémoire des corps comme ceux qu’il avait vus à Dachau. Et il en fait une série intitulée « Nous ne sommes pas les derniers ». Dans un entretien avec l’historien de l’art Jean Clair, il dit que quand il a dessiné ces corps, ce n’était pas avec l’intention de faire connaître un jour ce qui se passait dans le camp, de laisser un témoignage, mais parce que, comme peintre, il devait peindre pour se tenir en vie. Il fallait qu’il dessine quelque chose et il n’avait que cette réalité-là, atroce, innommable, devant les yeux. Le plus modestement possible, je dirais également ça de mon travail. J’ai besoin d’écrire et c’est la réalité des gens, dans laquelle je vis, qui me fait écrire.

Vous êtes observatrice des migrations actuelles – plusieurs textes à ce sujet sont publiés dans Si ce n’est plus un homme. Qu’est-ce qui distingue, selon vous, ces migrations contemporaines de celle qu’a vécue votre père, le personnage de Da solo, ou celle que vous avez vécue enfant et que vous racontez dans à l’étranger ?
Si ce n’est plus un homme est une compilation de petits textes écrits à partir de ce qui se passe tous les jours, de ce que j’ai lu dans le journal, ou entendu à la radio et qui, pourrait-on dire, est devenu notre ordinaire… Le premier texte est intitulé « Hôtels flottants », rédigé en 2007. C’est une photo qui m’a poussée à l’écrire : des gens, naufragés en pleine Méditerranée, accrochés à des cages à thons et les bateaux chargés de poissons qui passaient sans s’arrêter car la cargaison était plus importante.

Partir seul pour apprendre les langues, connaître un autre pays, ou partir parce que l’État dans lequel vous habitez a convenu d’un marché avec un autre État et que vous êtes l’objet de ce marché, ce n’est pas la même chose.

Pour le personnage de Da solo, peut-on vraiment parler d’exil ? Ce qui l’a poussé à partir, c’est un désir, non pas une nécessité. Certes, d’une certaine manière toute personne qui quitte son lieu est habitée d’un désir d’autre chose. Mais la raison qui poussa mon père à partir n’était pas économique – même s’il n’était vraiment pas riche –, ce n’était pas parce qu’on mourrait de faim. Manifestement, ce dernier enfant d’une famille de sept, destiné à être métayer-viticulteur comme les autres, n’en a pas voulu, des vignes. Qu’est-ce qui se passe dans la tête d’un enfant tout jeune, qui apprend bien à l’école mais qui ne peut faire que trois années car la guerre de 14-18 arrive et qu’il faut bien aider le père aux champs, qu’est-ce qui se passe pour qu’il commence à se dire qu’un jour il ira voir Florence, qu’il regarde par-dessus les collines et dise je veux aller là. Ce qui l’a poussé à partir, à oser dire à son père « je m’en vais », ce n’est pas l’envie de gagner de l’argent, ou le besoin de se mettre en sécurité, mais le désir d’apprendre les langues, de découvrir le monde.

Quand je suis allée vivre en Italie, en 1952 – une migration assez atypique puisque nous allions nous installer dans le pays, pauvre, que mon père avait quitté trente ans plus tôt et qui s’est terminée par une rentrée en Belgique six ans plus tard, le retour au pays de mon père s’étant soldé par un échec –, c’était le moment où les italiens venaient en masse travailler dans les mines belges. La démarche de mon père était différente. Partir seul pour apprendre les langues, connaître un autre pays, ou partir parce que l’État dans lequel vous habitez a convenu d’un marché avec un autre État et que vous êtes l’objet de ce marché, ce n’est pas la même chose. Et c’est encore une situation différente de celles et ceux qui quittent leur pays parce qu’il y a la guerre, ou la famine…

« Sur quoi se fondent les élans migratoires? La guerre, la terreur, la peur, la souffrance économique, les désordres du climat… mais aussi sur l’appel secret de ce qui existe autrement », écrit Patrick Chamoiseau dans Frères migrants
Je ne pense pas que l’appel secret de ce qui existe autrement (qui animait sans doute mon père) constitue aujourd’hui la raison qui pousse des milliers d’hommes à traverser la Méditerranée au risque de leur vie. N’allons-nous pas, dans les décennies qui arrivent, assister à des mouvements qui ne seront plus des migrations décidées, mais des mouvements de populations, des mouvements vitaux : des vagues entières de déplacements de personnes fuyant le manque d’eau, la famine, la guerre ? Et cela va provoquer des bouleversements dont nous n’avons pas idée. Comment faire pour que ces personnes soient accueillies quelque part et dans des conditions de vie dignes ? Mais aussi comment les mélanges culturels se passeront-ils ? Comment, dans les pays d’accueil – en Europe – discerner l’attachement à nos valeurs propres de culture et de civilisation de l’inévitable mutation culturelle qui va s’ensuivre ? Quel type d’humanité va en ressortir ?

Les auteurs représentent-ils aujourd’hui encore une langue, une culture, une communauté, une histoire ou une nation?
Ma langue d’écriture est le français. J’avais un père italien qui m’a transmis un héritage : l’histoire de l’Italie, de son immigration, et surtout la langue que j’ai apprise enfant au point d’avoir presque oublié le français. Cette langue italienne est là quand j’écris, même si je n’écris pas en italien. Je sais que j’ai une attention à la musique de la langue française parce que j’ai dû apprendre la musique d’une autre langue.

Dans Au bureau, vous parlez de cette novlangue, de ce vocabulaire du management qui prend en otage le sens des mots. Ce sont des mots défigurés et défigurants. Dans les textes cadrant l’action de l’agence Frontex, par exemple, les migrants sont désignés comme des data, des flux. Vous travaillez sur la précarité inhérente à la langue – le mot est une tentative ratée d’approcher le réel – mais il y a aussi une langue forte, puissante, performative. Roland Barthes dit que la langue est fasciste, Pierre Bourdieu, qu’elle est le support par excellence du rêve de pouvoir absolu.
Je pense que dans ces exemples, il ne s’agit pas de la même chose. La langue que vous dites forte est au service d’un système de communication, elle résulte d’un traitement qu’on lui fait subir pour plus d’efficacité, de rapidité dans l’action, dans les contacts ; c’est la réduire à un outil, réduction qui pourrait bien anéantir le propre de la langue que vous appelez fragile, laquelle est faite de non-dit, de mal dit parce qu’elle n’atteint jamais le réel qu’elle veut signifier… mais précisément, c’est cela qui fait son humanité ! La langue humaine est faite de trous. Valère Novarina dit très justement que l’homme est celui qui a un trou à l’intérieur, que la langue vient de ce trou, de ce vide. Réduire la langue à un système de communication, c’est risquer de réifier l’humain, de le réduire à l’état de chose.

Je pense que nous ne voulons pas voir cela, nous ne le voyons pas, nous sommes pris dans la mutation, faute d’être lucides. Je ne dirai donc pas que la langue est fasciste, je dirai que c’est nous qui ne voyons pas ce détournement, qui ne voulons pas savoir que la façon dont nous parlons influence la manière dont nous vivons et dont nous voyons l’autre. C’est une responsabilité que nous portons.

 

Nicole Malinconi, Hôpital silence, Charleroi, Labor, 1996 ; Nous deux (1993), Charleroi, Labor, 2002 ; Da solo (1997), Charleroi, Labor, 2002 ; à l’étranger, Charleroi, Labor, 2003 ; Au bureau, La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, 2007 ; Si ce n’est plus un homme, La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, 2010.