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Dossier

Sur l’advenir et le devenir du souci, du « chez-soi » européen

Christian Ruby
Philosophe, chargé de cours à l’École supérieure d’Art et de Design Tours-Angers-Le Mans (site de Tours)

01-12-2020

Il est étrange que la notion de « chez-soi », si souvent employée, soit rarement interrogée. Il est plus étrange encore que l’on croie toujours, en Occident, pouvoir entrer dans la pensée des autres cultures en leur prêtant des présupposés. C’est pourtant ce qui arrive lorsqu’on affirme que toutes les expressions du chez-soi signifient la même chose. Or, paradoxalement, ladite « pensée occidentale » est en conflit avec elle-même sur ce thème, prise entre revendication identitaire, exaltation de l’illimité et réinvention constante des dynamiques relationnelles. Cet article incite à partir à la découverte des limites et fragilités de ces conceptions du chez-soi afin d’impulser à son propos un véritable travail réciproque entre les culture.

La récente crise sanitaire invite d’autant plus à se saisir de l’expression « chez-soi », au sens topique de « foyer », où chacun·e était alors incité·e fermement à se confiner. Par fait d’une injonction d’État, de nombreuses questions politiques (propriété, droit au logement), sociologiques (en disposer ou non, sa qualité, son aménagement, le lien à la consommation), éthiques (décence et dignité) étaient, à juste titre, ravivées.
Pour autant, on a peu réfléchi, du moins en Europe, à la constitution et à la signification d’une telle notion : le/un chez-soi. Qu’en est-il du « chez-soi » ? Quelle fonction y est remplie (sociale, politique), quel espace couvert (architecture, urbanisme, géographie), quelle extension conférée (corps, demeure, langue, ville, nation ou État, monde), quelle ouverture ou clôture induite (inclusion, exclusion) ? Ces interrogations sont décisives pour chacun·e s’il·elle veut réussir à ne pas s’y enfermer. Mais elles incitent aussi à rappeler que ni la référence au chez-soi ni son style ne sont naturels.
Procéder à un état des lieux recouverts par cette notion, au moins dans les langues européennes, est d’autant plus nécessaire que l’on souhaite faire fructifier les échanges culturels dans lesquels peuvent se confronter, irréductibles à de simples points de vue, des découpes du monde différentes quant aux rapports à soi, aux autres, à la nature et au chez-soi.
À l’encontre tant d’un hypothétique « choc des civilisations » isolant les cultures que des velléités d’une simple substitution trompeuse, une traduction/discussion réciproque des différentes cultures du chez-soi doit avoir lieu, posant les alternatives en devenirs effectifs ou potentiels.
Et comme chacun·e doit interroger les partis-pris et les présupposés enfouis dans ses propres notions, tentons de cerner le devenir potentiel du chez-soi européen, afin de mieux constater qu’après avoir été imposé au monde comme universel de surplomb, il est délégitimé par ses propres mouvements internes et par conséquent plus ouvert qu’on ne le croit à des discussions interculturelles. Seule une telle interrogation, cernant les contradictions de chacun·e, les écarts qui séparent les un·es des autres, permet d’envisager en commun des devenirs propres à éviter les positions identitaires. En l’absence d’un tel travail sur les évidences premières de chacun·e, les écueils sont nombreux : ignorance réciproque des cultures, simple juxtaposition ou velléité de substituer un pan d’une culture à un autre. Ces écueils conduisent, on le sait, à perpétuer les stéréotypes et les exotismes.

La conquête de l’idéal moderne du chez-soi

Pour songer à transformer le chez-soi européen, il faut en premier lieu le défaire de quelques fantasmes portant sur un soi-disant passé immémorial, une histoire linéaire et téléologique du chez-soi. De grotte en cabane et de cabane en palais, beaucoup croient voir déjà surgir le chez-soi chez les habitats « premiers » (parfois Adam) de divers territoires de la « Préhistoire », puis le voir s’améliorer selon un « progrès » continu jusqu’à « nous ». Or, ces images ne sont que les reflets inversés du chez-soi acquis à partir de la Renaissance et convoqués pour valoir comme point de départ de cette idée d’un progrès uniforme de l’humanité, qui légitime de surcroit la « supériorité » occidentale.
En réalité, l’élaboration de la manière européenne singulière de traiter le chez-soi est récente. Elle est historique (de la Renaissance à nos jours) et culturelle (avec emprunts à l’Antiquité). Elle se livre d’abord dans des textes et dessins performatifs (décrivant le chez-soi tout en l’instaurant), puis devient un objet d’architecture, d’urbanisme, d’une politique.
Le chez-soi européen résulte de la rupture avec la référence à un ordre cosmique préexistant (le Ciel étant le chez-soi réel des croyant·es), ainsi qu’avec les deux ordres que sont celui des dieux (ils n’ont pas besoin de chez-soi) et celui des animaux (ils rendraient hommage à des « lieux naturels »). Cette id

ée du « chez-soi » est entendue comme découpe à produire (le privé) dans un monde profane ouvert sur un commun (le public et l’État), et il est présenté comme modèle universel. C’est un espace qui doit permettre à chacun·e de s’attester à soi-même une existence qui n’est plus fonction d’une règle extérieure, mais d’un accord consenti dans les rapports aux autres (société).

Ainsi le chez-soi est-il devenu un élément central du dispositif général de la société moderne et du partage (poreux) privé-public sous l’égide de l’État. Outre les philosophes, les architectes et les politiques, il trouve sa réflexion dans la « peinture hollandaise » exprimant la joie prise à la prose d’un monde dans lequel la vie domestique trouve sa respectabilité.

Pour son élaboration, ce chez-soi a requis et requiert de constants efforts sur soi, il est activité de constitution du modèle européen de famille « civilisée » notamment ; de constants efforts autour de soi afin de prendre place dans un régime politique (libéral, démocratique) et un rapport à une nature à maitriser (soit sous forme du jardin, soit sous forme mécanique et technicisée du travail) ; et une activité sans cesse rapportée aux autres cultures (dans cette histoire, sous forme coloniale, avec dénonciation de l’« incapacité » de l’autre à s’extraire de la « hutte primitive » et de la « sauvagerie »).

L’aliénation au terrier

Les résultats de cette élaboration ont été imposés au monde tout en altérant sa configuration. On constate, en effet, que de nombreux·ses concitoyen·nes en sont arrivé·es à croire que le chez-soi est un « lieu naturel » (comme ce qu’il recouvre : famille, mépris des autres, etc.). Quelles sont les sources de cette mutation (atrophie ?) de l’humain en pierre et du chez-soi en terrier, alors que le modèle originel décrit ci-dessus, malgré ses défauts, ne cessait de contrer une telle dérive vers l’enfermement, quoique pour de mauvaises raisons (idéologie du voyage, colonisation, etc.) ?
Une démonstration romanesque l’indique : Daniel Defoe, Robinson Crusoé, 1719. Crusoé n’est pas celui qu’on croit. Le roman est souvent lu comme défense de l’individu occidental blanc, supérieur… ce qu’il accomplit aussi. Mais sur le plan du chez-soi, le personnage manifeste plutôt ceci : on ne peut jamais être « seul ». Robinson serait mort, deux fois, s’il n’avait transporté sur l’ile toute l’Angleterre (son éducation, les restes du bateau, etc.) et rencontré Vendredi (impossible d’être « blanc » tout seul).
Par quels verrous l’opinion européenne s’est-elle laissée enfermer dans l’idée de s’enclore ? Dans le « chez-soi terrier », chacun croit coïncider avec soi, sans plus d’écart à soi. Celui·celle-là alors, sans tension le·a projetant hors de soi, vit à la façon d’une pierre. On parle même parfois de « souche », de « racine ». N’ayant plus à déborder de soi, l’individu n’aspire qu’au repos de la mort, de l’enlisement, du « Terrier » (titre d’une nouvelle de Franz Kafka).
Dès qu’on pense en termes de « moi/chez-soi » exclusif, on ne peut plus penser la différence nécessaire à l’existence, et on a déjà cédé à l’opinion, à l’usage et à la mode. C’est le ressort d’un type de guerre contre l’autre. Les choses, les personnes et l’environnement sont alors vécus comme des bornes, suscitant l’angoisse. Ils ne sont plus « responsifs », ne correspondent plus à des désirs, des besoins, des capacités, mais sont au contraire « répulsifs », repoussants et hostiles.

Les passages

Nul ne peut jouir longtemps de son universel abstrait, nul ne peut jouir longtemps non plus de ce qui est sans contraste et sans histoire à construire. Alors que faire ? Rouvrir d’abord des passages des deux côtés, facilitant une nouvelle éclosion dans la confrontation des cultures, sans s’enclore dans un terrier et sans croire pouvoir se forclore dans le « sans limites ». Dans le tableau ci-contre, nous proposons une mise en contraste de ces figures de telle sorte que chacun puisse, en relevant les difficultés, penser la nécessité de ces passages.
Pour penser ces passages, il faut traiter les tablatures comme des incitations au mouvement. Chaque figure constitue d’abord une opération sur soi (s’enfermer, s’ouvrir, etc.). Et l’opposition entre ces opérations montre que l’on peut les transformer. Si le chez-soi ouvert est placé au centre, alors d’un côté se situe une volonté d’exclure les autres et de l’autre l’opération d’être exclu·e ou de s’exclure. En pensant « passages » (fluidité), il est possible de produire un contre-discours à l’encontre du terrier et de la fuite. Le tableau indique des capacités de manœuvre et de transformation. Il engage à ouvrir à des initiatives relatives à soi, aux autres, à la diversité des cultures et à la nature. Il est facteur d’histoire.

Le "chez-soi" dans le rapport privé-public européen

Le chez-soi comme exercice et devenir

En somme, le chez-soi, cet autre chez-soi ouvert et transformable, est toujours à inventer et à réinventer, dans le mouvement infini de se soustraire à l’enclos et au forclos. Le chez-soi devient la force de se faire exister, au sens littéral du terme : ex-stare, soit sortir de soi, ne pas rester englué·e, éteint·e. Certes, il est toujours menacé de choisir dans l’un ou l’autre des tragiques qui le limitent (l’enfermement et l’absence).
En le concevant comme exercice éthique et politique, et non position ou gommage, il relève bien d’une pratique et d’une disposition d’esprit à l’enthousiasme émancipateur, au droit des multiplicités culturelles, écoféminismes, antiracismes, subjectivations, etc.
En ce sens, la relecture des éthiques anciennes fait revenir en avant l’idée selon laquelle le chez-soi peut devenir une œuvre, disons un art et une ascèse. Dans son double mouvement de délimitation, il travaille à pousser chacun·e à construire l’espace de l’accord avec soi, sous sa propre juridiction, dans lequel le monde, la nature et les autres ne passent plus pour réciproquement indifférents. Le chez-soi peut même servir de métaphore pour une relation au monde dans laquelle le sujet (individu, groupe, société, culture) et le monde entretiennent des relations positives et hautes en couleur, que l’on se réclame d’un postmodernisme ou non.
Dans ce propos, nous nous sommes contentés de parcourir les discours européens modernes portant sur l’émergence, la mutation et le devenir potentiel du souci du chez-soi. D’une certaine manière, ces discours peuvent donner des forces à une mutation nécessaire de ce qu’on appelle la « pensée occidentale », dans le cours de discussions multiculturelles. On s’aperçoit, en effet, que ce chez-soi, qui n’est pas plus naturel qu’un autre, n’est peut-être qu’un nœud paradoxal et très sophistiqué dans l’interaction générale des rayonnements que constituent les existences d’humain·es attaché·es à des cultures différentes. Ce qui permet de définir le chez-soi comme trajectoire et capacité à renoncer à la (fausse) tranquillité de l’abri, moyen d’ouvrir de nouvelles voies dans la rencontre des cultures destinées à vivre une existence commune délibérée.

 

Image : © Axel Claes