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Dossier

Surveiller la police : qu’est-ce que le Forensic Architecture ?

Pieter Vermeulen, critique d’art, chercheur et commissaire d’exposition

26-10-2022

Les conditions de production des récits de conflits sont toujours traversées de rapports de pouvoir et d’enjeux politiques. Les contributions de Rosa Amelia Plumelle Uribe, de Sébastien Foucault et Julie Remacle ou encore de Juliette Lafosse à ce dossier le font apparaitre. Le Forensic Architecture, un collectif qui réunit tant des artistes que des scientifiques, des journalistes ou encore des avocat·es, utilise des pratiques esthétiques et scientifiques pour enquêter sur les violations des droits humains et plus largement du vivant, produisant ainsi des contre-récits aux interprétations dominantes des évènements étudiés. Pieter Vermeulen présente ici le travail de ces enquêteurs et enquêtrices multidisciplinaires, et leur poursuite d’une forme de ce qu’ils et elles appellent « vérité publique ».

Traduit du néerlandais par Sophian Bourire.

Qu’est-ce que la vérité ? Un fantôme philosophique, une illusion d’optique métaphysique, une relique religieuse ? La vérité appartient-elle à chacun·e d’entre nous, comme une sorte de droit fondamental, de directive morale, voire de réhabilitation ? Le fait que cette question séculaire refasse aujourd’hui surface n’est pas le fruit du hasard. En effet, la vérité semble plus que jamais introuvable, à l’heure de la post-vérité, du deepfake, des faits alternatifs et du populisme débridé, dans une société médiatisée au sein de laquelle chacun·e affirme détenir la vérité, et qui acclame les clowns politiques. La philosophe Hannah Arendt avertissait déjà en son temps des dangers de la manipulation des faits et de l’institutionnalisation politique des mensonges. La définition de la vérité semble une question complexe mais on ne peut plus urgente, une quête cahoteuse à laquelle nous ne devons pas renoncer. Est-il vrai que les faits ne mentent pas, ou sont-ils simplement une question de perception ? Les faits sont-ils si faciles à distinguer des valeurs et des opinions ? En outre, qu’est-ce que l’objectivité et quels sont les ingrédients d’une représentation exacte ? La philosophie suffit-elle à veiller à la vérité ?

Ces questions montrent que la vérité constitue non seulement une question épistémologique, mais qu’elle implique aussi toute une série d’enjeux politiques et juridiques. Ainsi, dans les années 1990, les premières cours pénales internationales – notamment le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (1990), le Tribunal pénal international pour le Rwanda (1994), et la Cour pénale internationale (1998) – voyaient le jour : la nature précise de faits historiques y constituait l’enjeu du jugement de génocides et de crimes de guerre. C’est également le cas desdites « Commission de vérité et de réconciliation », qui ont été instituées à travers le monde au cours des dernières décennies pour mettre en lumière les violations des droits humains et tenter de promouvoir la réconciliation. Toutefois, la loi – et son application – n’est pas toujours aussi fiable ou univoque, y compris dans un État de droit. Face au constat de la violence policière excessive, de la discrimination politique et de la corruption politico-juridique, les citoyen·ne·s aux yeux d’Argus doivent observer l’État et toujours rechercher de nouvelles formes de critique et de contestation. En effet, la question cruciale est la suivante : qui surveille les entités qui nous surveillent ? Quis custodiet ipsos custodes ? Le poète satirique Juvénal (fin du Ier siècle, début du IIe siècle) la posait dans le cadre de l’infidélité dans le mariage, avec une connotation indéniablement misogyne : « Vous pouvez enfermer votre femme, mais qui gardera à l’œil les personnes qui la surveillent ? », formule qui s’est ensuite imposée dans les cercles politico-philosophiques principalement. Si le gouvernement détient du pouvoir, comment pouvons-nous éviter les abus ? Qui doit s’occuper du contrôle ? L’historien, économiste et philosophe écossais James Mill (6 avril 1773-23 juin 1836) avait la réponse : les citoyen·nes, à travers une presse libre et des élections régulières.

Aujourd’hui, l’espace politique a profondément changé sous l’influence de la technologie. Non seulement les réseaux sociaux ont exacerbé la liberté d’expression, mais la cyberguerre, la retouche numérique de l’image et les scandales des écoutes à grande échelle ne peuvent plus être dissociés du spectacle politique. La politique a également pris une autre configuration : le modèle disciplinaire de l’exercice du pouvoir laisse la place à une société du contrôle dans laquelle l’information et les données immatérielles occupent une place centrale. Cela fait apparaitre des formes nouvelles et numériques de pouvoir et de violence, comme l’ont montré les lanceurs d’alertes Edward Snowden et Julian Assange. Quel type d’engagement civil est envisageable et souhaitable dans ce contexte ? Qui jouera les chiens de garde, et comment ? Dans son ouvrage Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, Gilles Deleuze écrit à ce sujet : « Il n’y a pas lieu de craindre ou d’espérer, mais de chercher de nouvelles armes. » La pratique intrigante du Forensic Architecture montre clairement ce que nous devons entendre par « nouvelles armes ».

La forensique en tant que pratique critique
L’architecte israélo-britannique Eyal Weizman a fondé le Forensic Architecture (FA) en 2010 en tant que projet de recherche au sein du Centre for Research Architecture de l’établissement d’enseignement supérieur Goldsmiths (Université de Londres). L’organisation est rapidement devenue un groupe multidisciplinaire d’artistes, d’écrivain·es, d’architectes, de scientifiques, de développeur·ses de logiciels et de journalistes, entre autres, qui étudient les crimes de guerre et les violations des droits humains à travers des éléments de preuves tirés de l’architecture, de reconstructions numériques, de photos et de vidéos. Au sein de Goldsmiths, le FA s’est émancipé en tant que discipline propre avec une méthode de recherche solide et sophistiquée. Le nom de l’organisation est en soi trompeur. En tant que médecine scientifique, la forensique est en effet assez connue du grand public à travers de nombreuses séries policières populaires telles que NCIS ou CSI. Elle est étroitement liée à toute une série d’appareils gouvernementaux tels que services de police, services juridiques et services secrets, si bien qu’elle s’inscrit principalement sous le signe de l’État. Comme l’indique Eyal Weizman dans son livre Forensic Architecture : Violence at the Threshold of Detectability (2017), « la forensique est […] devenue l’art de la police ». La mission du FA est toutefois de réhabiliter la forensique en tant que pratique critique en se rattachant au sens latin forensis du terme, qui dans l’Empire romain faisait référence à tout ce qui était lié au forum public. Tout comme l’agora grecque, le forum romain était un marché central qui, à terme, a rempli des fonctions administratives et juridiques. Pour les rhéteurs tels que Quintilien, c’était l’endroit où « une voix était donnée aux choses auxquelles la nature n’avait pas donné de voix » : une technique rhétorique plus connue sous le nom de « prosopopée » et utilisée par le FA comme arme, mais dans la langue de la technologie. La forensique en tant que pratique critique est une sorte de contre-recherche civile, en réaction à toute forme de violence d’État et aux manières dont on abuse de la loi à des fins militaires. Il s’agit en d’autres termes de « surveiller la police ».

La forensique en tant que pratique critique est une sorte de contre-recherche civile, en réaction à toute forme de violence d’État et aux manières dont on abuse de la loi à des fins militaires. Il s’agit en d’autres termes de « surveiller la police ».

Prenons quelques exemples concrets. La prison de Saidnaya est un complexe miliaire au nord de Damas dans lequel les dissident·es du régime de Bashar al-Assad sont enfermé·es, torturé·es et exécuté·es depuis 2011. L’existence de la prison syrienne est toujours maintenue ultra secrète et les visites d’instances de contrôle externes ont été fermement refusées. En 2016, le FA et Amnesty International ont interrogé cinq survivants. Étant donné qu’en détention, les prisonniers avaient la plupart du temps les yeux bandés ou étaient plongés dans l’obscurité de leur cellule, ils étaient contraints de se fier aux bruits qu’ils entendaient. Sur la base de ces témoignages oraux, le chercheur et artiste sonore Lawrence Abu Hamdan a réalisé des reconstructions virtuelles et immersives en 3D du bâtiment (visuelles et sonores), une reconstitution numérique qui a aidé les témoins à rassembler et à situer leurs souvenirs traumatiques. Il appelle cela « la politique de l’écoute ». Les témoignages ont ensuite pris une forme plus détaillée en fonction du modèle virtuel. C’est une manière d’obtenir justice au-delà des limites de la loi et de l’appareil juridique existants. Comme le formule Eyal Weizman, « le projet Forensic est la forensique là où il n’y a pas de loi ». Non seulement ces preuves immatérielles dévoilent la vérité sur les horreurs innommables perpétrées à Saydnaya, mais l’utilisation de la réalité virtuelle porte ses fruits sur le plan du traitement des traumatismes depuis un certain temps déjà.

La primauté des faits
Le Forensic Architecture est opérationnel sur trois plans : le terrain, le laboratoire et le forum. En rassemblant des preuves forensiques, il travaille non seulement sur le terrain physique, mais tient également compte, dans sa recherche de terrain, des témoignages oraux, des blogs, des réseaux sociaux et des vidéos YouTube. Dans l’esprit de la tradition classique de prosopopée, les objets et les bâtiments se voient attribuer une voix dans le laboratoire à l’aide de techniques numériques avancées. Pour cette animation audiovisuelle, on utilise entre autres PATTRN, une plateforme logicielle de production participative qui permet aux activistes et chercheur·ses d’uploader (anonymement) des données et de composer ainsi un modèle virtuel. Cela a entre autres permis de créer une carte interactive des attaques israéliennes pendant la guerre de Gaza de 2014, ainsi qu’une visualisation de la série de données de The Migrants Files, un projet européen destiné à évaluer le nombre de décès de migrant·es. Enfin, les « forums » sur lesquels le FA expose les résultats de recherche sont également très divers : des cours de justice et tribunaux aux institutions artistiques, en passant par les sites Internet. Ce sont précisément cette transversalité et cette interdisciplinarité qui font la force de sa pratique critique.

Lors de l’exposition documenta 14, le FA a présenté une enquête sur le décès d’Halit Yozgat, assassiné en 2006 dans un cybercafé de Cassel (Allemagne) par des membres du groupe terroriste allemand d’extrême droite Nationalsozialistische Untergrund (NSU). En 2015, des centaines de documents ont fuité sur Internet : rapports, photos, témoignages et journaux de bord. On a également eu accès à un enregistrement vidéo de la reconstitution d’Andreas Temme, un membre du service de renseignement qui se trouvait sur les lieux au moment de l’attaque mais qui jure n’avoir rien vu ni entendu. Le FA a décidé de réaliser une reconstitution 1:1 du cybercafé et de mettre en scène différents scenarii, en utilisant une ligne du temps détaillée et un « sensorium architectural » sonore et olfactif. Cette reconstitution a très vite fait planer le doute sur la présumée innocence d’Andreas Temme, et suscité des questionnements concernant le rôle de la justice, de la police, des services secrets et des médias allemands. Le contexte d’exposition de documenta 14 présente il est vrai le risque de banaliser ou d’esthétiser la violence. C’est la raison pour laquelle le FA accorde de l’importance à la création d’un mouvement d’opinion en étroite collaboration avec les communautés locales, afin de politiser l’esthétique plutôt que d’esthétiser le politique. Walter Benjamin s’en réjouirait.

« Dans une exposition artistique, il n’est pas question que de beauté mais aussi de vérité […], ce dont nous avons tou·tes besoin, comme de l’air ou de l’eau, pour comprendre notre place sur Terre », déclarait Eyal Weizman, le fondateur du FA, dans une vidéo à la suite de sa nomination au prestigieux Turner Prize en 2018. La force du Forensic Architecture est de faire en sorte que la vérité rencontre à nouveau l’art sans pour autant avoir recours à une citation hermétique d’Heidegger. Eyal Weizman et ses associé·es donnent une place centrale à l’esthétique en tant qu’aisthesis (expérience empirique) sans pour cela revendiquer un accès direct et naïf. Au contraire, en faisant appel aux témoignages de citoyen·nes via les médias, la vérité est décryptée à travers le prisme d’une complexité des points de vue. Un procès médiatique donc, mais à l’envers. Les faits priment. Le FA a ainsi pu rassembler de nombreuses informations sur un certain nombre d’affaires marquantes et obtenir de grands projets de recherche, même s’il fait aussi face à une résistance importante. Il développe une pratique artistique hybride qui constitue une forme de réponse critique au rôle manipulateur que les images – et par extension les médias – jouent à l’heure de la post-vérité. Il se trouve ainsi non seulement à l’avant-garde de la guerre moderne, mais aussi de ce qu’est – et pourrait être – l’art.

Cet article est initialement paru dans la revue Rekto:Verso n°92. Nous publions sa traduction ici dans le cadre d’un récent partenariat entre Rekto:Verso et Culture & Démocratie.

 

Image : © Joanna Lorho

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