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Vents d’ici vents d’ailleurs

Symphonie australe Music Fund et l’enseignement musical à Maputo

Jérôme Giersé, organiste et directeur artistique adjoint de Bozar Music
Alexandra Gelhay, musicologue

20-04-2017

Les échos de la Valse en do dièse mineur de Chopin font résonner les couloirs du conservatoire d’une douce nostalgie. Inlassablement, le pianiste polit le geste, assouplit le mouvement, affine le galbe de sa phrase musicale. Le délié du jeu ferait presque oublier la pesante chaleur des lieux, le délabrement des infrastructures. Ici c’est un trait virtuose de violon qui attire l’attention, plus loin la vocalise d’un ténor. Voici quelques jours que nous sommes arrivés en Afrique australe et que nous découvrons la vie musicale de Maputo, la bouillonnante capitale du Mozambique. Plombée par 15 ans de guerre civile, la cité africaine a connu depuis le retour de la paix en 1992 un développement fulgurant. Les grands boulevards rectilignes bardés de gratte-ciel aux enseignes des banques internationales cernent les anciens quartiers résidentiels portugais. Les avenues Karl Marx, Mao Tse Tung ou Vladimir Lénine rappellent un autre temps, celui d’un socialisme radical, soutenu par le bloc de l’Est et qui s’est effondré avec lui. Si les investissements internationaux ont bel et bien changé le visage de l’ancienne Lourenço Marques portugaise, Maputo reste une ville d’une incommensurable misère, à l’image de ce pays classé parmi les plus pauvres de la planète par l’ONU.

En ce début décembre 2016, nous abordons cet univers par la mer. Voici plus de deux ans que notre voilier sillonne les océans du globe, à la rencontre des musiciens dans des pays marqués par les conflits ou la pauvreté. Deux ans sous les couleurs de l’association belge Music Fund, dont notre petit bateau a en quelque sorte épousé la cause : faire de la culture un outil de développement. Sous la houlette de son fondateur Lukas Pairon, Music Fund collecte, restaure et expédie des instruments de musique en
Palestine, au Maroc, en Haïti ou à Kinshasa. L’association finance aussi la création d’ateliers de lutherie au sein des écoles bénéficiaires et prend en charge la formation de jeunes du cru à la restauration et à l’entretien des instruments. Un cercle vertueux qui a permis l’expédition de 2 500 instruments depuis 2005 et la formation de nombreux luthiers auprès de maîtres prestigieux. Aux confins d’un voyage de
35 000 km à travers trois océans, le Mozambique aura été pendant de longs mois ce petit point derrière l’horizon vers lequel diriger l’étrave, avec la promesse de retrouver nos amis de Music Fund pour un mois de travail de terrain. Sur les quais de l’antique Clube Naval de Maputo, c’est bel et bien Lukas Pairon qui nous attendait pour frapper nos amarres, sceller notre traversée de l’Océan Indien et inaugurer une période parmi les plus riches de notre long voyage.

Logée dans un bâtiment en béton du centre ville, l’Escola de Communicação e Artes (ECA) est la faculté artistique de l’Université de Maputo. Il s’agit en quelque sorte d’un conservatoire de musique élargi où l’on enseigne la musique classique, le jazz et la pop, mais également les métiers techniques autour du son. Voici une dizaine d’années que Music Fund y développe des projets, en partenariat étroit avec l’équipe du festival italien de musique contemporaine Milano Musica. Entre l’envoi de conteneurs d’instruments, la formation de jeunes luthiers à Crémone ou le perfectionnement d’apprentis ingénieurs du son à Bruxelles, le travail de coordination ne manque pas. Si les équipes belge et italienne s’investissent tellement à Maputo – auprès de l’ECA, mais pas seulement –, c’est d’abord parce qu’on y pratique la musique avec détermination, persévérance et professionnalisme. Les jeunes qui sont formés ici acquièrent les bases d’un métier et obtiennent à la fin de leur cursus un diplôme professionnel. Comme partout, certains brillent par leur talent, d’autres viennent à bout de leurs difficultés au prix d’années de dur labeur. Tous rêvent de pouvoir vivre de leur art, d’enrichir la société d’un regard sensible et de faire des émules… C’est ce terrain particulièrement fertile qui a poussé Lukas Pairon et ses partenaires à s’implanter à Maputo.

La plupart des étudiants de l’ECA n’ont pas connu la guerre, mais tous ont grandi dans un pays qui peine aujourd’hui encore à se relever de ses blessures, et où la paix reste précaire. Des troubles réguliers éclatent ci et là et le spectre du conflit n’est jamais bien loin. La pratique musicale dans ce contexte représente un défi à tout point de vue en même temps qu’une réponse à une situation a priori dénuée de perspectives. Vouloir faire de la musique son métier est un engagement en soi lorsqu’il n’existe à strictement parler aucun espace pour développer une carrière. Lorsqu’elles existent, les opportunités de se produire sont bien souvent informelles, peu ou pas rétribuées, mal encadrées et sans lendemain. Comme de nombreux acteurs de la société civile mozambicaine, les musiciens évoluent dans le royaume de la débrouille, où la survie s’adosse à différents petits boulots, sans aucun statut défini. Les jeunes avec qui nous discutons lors de nos séminaires consacrés à ce sujet à l’ECA nous font part de leurs objectifs, de leurs attentes et des nombreux obstacles sur leur chemin. Tous sont animés par un optimisme sans faille, tout en étant douloureusement conscients de leur fragilité.

L’ECA n’est pas la seule institution d’enseignement musical à Maputo. L’Escola Nacional de Música accueille les enfants à partir de 6 ans, et d’autres structures indépendantes développent leurs activités. C’est par exemple le cas de Music Crossroads, une organisation liée aux Jeunesses musicales internationales présente en Afrique australe.

Des troubles réguliers éclatent ci et là et le spectre du conflit n’est jamais bien loin. La pratique musicale dans ce contexte représente un défi à tout point de vue en même temps qu’une réponse à une situation a priori dénuée de perspectives.

Également très actif à Maputo, le projet Xiquitsi a créé un festival de musique classique et un orchestre symphonique de jeunes. Sa directrice Eldevina Materula, hautbois dans l’orchestre de Porto, a interrompu sa carrière pour trois ans, le temps de poser les bases d’une action concrète en faveur des jeunes musiciens de sa ville d’origine. L’existence de ce réseau, chapeauté par des professionnels rompus aux subtilités du contexte difficile dans lequel ils évoluent, est à la base de l’engagement de Music Fund à Maputo. La vocation de l’organisation est ici pleinement rencontrée : favoriser et soutenir la pratique musicale d’une communauté, en concertation avec les acteurs locaux et dans le respect de leurs spécificités. Alors que nous arrivions à Maputo en voilier, un conteneur rempli d’instruments dont l’envoi a été financé par un mécène italien était délivré à Xiquitsi. Une matière première sans laquelle tous les efforts seraient vains, la clé du développement pour ces projets.

Dès la fin de la journée de cours à l’ECA, nous suivons Lukas Pairon dans sa course folle à travers Maputo, à la rencontre de tous ceux qui, de près ou de loin, sont en position de soutenir les projets partenaires de Music Fund. Renforcer cette dynamique positive et pérenniser les acquis : le tourbillonnant fondateur de Music Fund ne laisse passer aucune occasion de créer de nouveaux partenariats entre acteurs locaux. Et bien entendu de sensibiliser les responsables de la coopération belge et européenne présents sur place. En plein centre-ville, à l’ombre de la gigantesque statue du Président Samora Machel, les jardins du Centre culturel franco-mozambicain font office de QG. Hébergé dans un hôtel colonial, le « Franco » est une véritable institution dans la vie culturelle de la capitale. Ses deux auditoriums, sa galerie d’exposition et ses salles de classe en font un lieu unique à Maputo, avec plus de 300 événements par an, en grande partie financés par le gouvernement français. Voici longtemps que son directeur s’intéresse aux activités de Music Fund. Des stages sur le terrain ont été offerts aux jeunes techniciens en formation, et plusieurs événements ont déjà bénéficié des infrastructures du centre.

Pour notre visite du « Franco », Lukas Pairon a convié Anselmo Chissaque, une figure incontournable du petit monde musical de la ville. Anselmo est en effet l’unique accordeur de piano de la région. Formé voici près de dix ans en Belgique et en France, il a monté son entreprise et veille à la bonne santé des pianos de Maputo. Ses clients sont les écoles, les hôtels, quelques particuliers et… le Centre culturel franco-
mozambicain. L’objet de la rencontre du jour est en effet le sort d’un monumental Steinway de concert dont le futur est plus qu’incertain. Ce magnifique « modèle D » au passé obscur exige des soins très importants. Malgré la corrosion généralisée des cordes et l’œuvre des termites qui laissent par endroit le vernis littéralement vidé de son bois, l’instrument révèle encore de belles harmonies, servies par une très belle acoustique. Organiser une restauration par Steinway exigerait un financement colossal. Reste à élargir la formation d’Anselmo afin que le chantier soit à sa portée. Dans les murs de Steinway à Hambourg ? Pourquoi pas. Et pourquoi pas à Maputo même, avec le concours sur place d’un technicien de la grande maison ? Un nouveau défi pour Music Fund, au cœur même de sa mission culturelle et sociale. 

www.florestanaroundtheworld.com
www.musicfund.eu

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