Louis Pelosse
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Dossier

Systèmes de brutalités

Stéphanie Aubin, Directrice générale de la Maison des Métallos à Paris.

22-07-2022

L’intégration dans la sphère concurrentielle et marchande des arts vivants, depuis le siècle dernier, a développé des enchevêtrements de
« systèmes de brutalités » comme les nomme Stéphanie Aubin. Ces systèmes de brutalités n’ont fait que s’amplifier. Dans ces enchevêtrements, un point commun est manifeste : le rapport au temps. Il se pose en termes économiques, politiques mais aussi physiques et sensibles en impactant l’intégralité de nos êtres et de notre rapport au vivant. S’il est utile d’en prendre conscience par l’analyse, il est aussi nécessaire de ne pas s’arrêter à la critique mais de construire des possibilités d’alternatives, à l’image du travail entrepris par la Maison des Métallos à Paris.

Surabondance consumériste

Économiquement, le secteur des arts vivants, comme beaucoup d’autres, fait le jeu et simultanément pâtit d’une surabondance consumériste et informationnelle. Non pas qu’il y ait trop d’artistes, la surabondance n’est pas à chercher de ce côté-là, c’est au contraire une preuve de vitalité essentielle au pays. En revanche, qu’il y ait trop de sorties de créations en regard des capacités de diffusion, c’est indéniable. Nous sommes devant une surproduction amplifiée dans le temps par un raccourcissement des durées d’exploitation cumulé à des délais de « fabrication » réduits à minima, et enfin d’une quasi absence des périodes de recherche, d’incubation, ce qui est très exactement à l’opposé d’une structuration durable, tant pour les équipes artistiques, les lieux, leurs usager·es et in fine la planète. C’est un problème systémique.

Si le ministère de la Culture français, à la vitesse de l’escargot, a amorcé des aides sur des durées plus longues, il n’en reste pas moins que les aides ponctuelles aux projets se sont multipliées, tandis que les moyens pour les soutenir – hors Covid – baissent régulièrement. Rarissime aussi que les territoires ne soient pas envoutés par la logique évènementielle et festivalière.

Quant au turn-over dans les programmations des théâtres, il a frôlé l’absurde sous l’effet des reports liés à la pandémie (même s’il résultait d’une louable volonté de solidarité avec les compagnies programmées). Tout ceci n’ayant fait au fond qu’aggraver le turn-over des publics eux-mêmes, submergés de sollicitations, piégés par ce nouvel horizon du capitalisme, boucle mortifère de l’économie de l’attention. À celui qui avait osé dire à ce sujet que le roi était tout nu (on se souvient en 2004 du
« temps de cerveau disponible » vendu par Patrick Le Lay, PDG du groupe TF1), c’est aujourd’hui le fondateur de Netflix, Reed Hastings, qui répond : « À la marge, nous sommes en concurrence avec le sommeil. »

Surabondance informationnelle

Dans la foulée de ce qui a structuré cette économie de l’attention, de la réclame à l’audimat ou maintenant au classement algorithmique, nous sommes nous aussi, dans le spectacle vivant, tenu·es de capitaliser l’attention. Pour cela, le principe de notoriété marche à plein régime – ce qui est assez paradoxal pour des institutions subventionnées favorisant l’émergence ou les démarches artistiques si singulières qu’elles ne pourraient être traitées que par du « marketing de niche ». À cette économie de la « distinction », l’alternative actuelle est de passer par la prescription des pairs – voire des influenceur·ses. Si l’horizontalité induite est effectivement intéressante, on ne peut pas prétendre que cela aille dans le sens de l’écologie de l’attention si bien pensée par Yves Citton. Car ainsi, nous ne faisons que servir la soupe aux GAFAM à coup de Facebook et autres Instagram, et réduisons la considération que nous portons à nos concitoyen·nes à celle de simples consommateurs et consommatrices potentielles. Cherchez l’erreurn

Nous sommes devant une surproduction amplifiée dans le temps par un raccourcissement des durées d’exploitation cumulé à des délais de « fabrication » réduits à minima et enfin d’une quasi absence des périodes de recherche, d’incubation.

Violence concurrentielle

Plus la denrée se fait rare (en nombre mais sur- tout en durée et qualité d’attention) plus la compétition s’accélère, altérant encore ce qui reste de capacité attentionnelle : la boucle est bouclée. Nouveau paradoxe pour nous, artistes et lieux d’art et de culture, dont l’objectif premier est au contraire de cultiver par l’expérience sensible la notion de présence à soi et au monde, de transmettre le désir de porter attention aux mouvements de la pensée et des corps, de développer notre aptitude collective à être attentionné·es au vivant sous toutes ses formes, à commencer par nous-mêmes.

Rupture générationnelle

Ce phénomène d’accélération et de fragmentation conduit à perdre la notion de parcours artistique et à segmenter les œuvres en produits plus ou moins attractifs. L’art n’est alors plus considéré comme une ressource – ce que nous défendons bec et ongles à la Maison des Métallos –, mais comme un bien de consommation qui fut, faut-il le rappeler, considéré par nos dirigeant·es moins essentiel que la brioche ou le tabac… Sans notion de parcours dans l’œuvre d’un·e artiste, il n’y a pas non plus de raisons d’identifier les filiations ou les ruptures dans l’histoire des arts. C’est donc la transmission même qui se voit dévitalisée et la cohésion d’une chaine générationnelle mise à mal sans la lecture de ses mouvements, de ses remises en cause, de ses crises et de ses renaissances … Condamné·es au présentisme dit le philosophe Mathieu Potte-Bonneville : « La religion du progrès, source de continuité, est brisée. Le “présentisme”, sorte d’éternel présent sans horizon, nous enferme. La question politique fondamentale est de trouver des portes de sortie de manière à reconstruire de l’alternative, du futur. »

Essayons…

Alors oui cherchons, puisque dans cet engrenage systémique lié à des logiques marchandes (surabondance, violence concurrentielle, guerre de l’attention) chacun·e est responsable ou du moins contribue à alimenter une partie du problème : chacun·e est donc aussi par voie de conséquence capable de trouver une partie de la solution, ce qui peut nous remonter le moral ! Sauf qu’en l’absence d’une vision partagée (dont l’impulsion incomberait en toute logique au ministère de la Culture) cela semble bien ardu de sortir de ce courtermisme ni soutenable ni désirable…

Mais essayons donc…

Certain·es artistes ont décidé de freiner au prix d’un faire et vivre autrement : je suis capable de rassembler dans ce même mouvement trois artistes aussi différents que Jérôme Bel, Bonaventure Gacon et Chloé Moglia : l’un considérant les interprètes qui le rejoignent comme des parties-prenantes si puissantes qu’il peut les motiver – plus que les diriger – de loin, sans prendre l’avion, empreinte carbone oblige …

L’autre, depuis sa roulotte, préférant démarrer ses créations dans le temps qui sera le sien et ne sollicitant les coproducteur·ices qu’une fois le projet bien enraciné. La troisième, suspendue dans les airs et faisant de la lenteur la résultante d’une attention extrême, indispensable à la prise de risque de sa pratique autant qu’à sa philosophie de la vie. Ils et elle, nous encouragent à aborder autrement l’usure de cette compétition tous azimuts, à résister à la temporalité imposée par cette concurrence acharnée.

Un autre système s’emploie aussi à prendre en compte la temporalité spécifique du travail artistique, ce serait manquer l’essentiel que de ne pas le citer. Le régime de l’intermittence vient soutenir en profondeur la filière du spectacle vivant. Il consiste à compenser, grâce à une solidarité nationale – et non sectorielle –, ces logiques de fragmentation. Il y a là un laboratoire de la flexibilité avec tous les dangers que cela représenten mais il y a aussi la revendication d’une nouvelle conception du temps ni linéaire, ni binaire, composée d’un agencement de temporalités hétérogènes, toutes nécessaires à « l’employabilité » des artistes ou des techni-cien·nes mais pas toutes visibles et rémunérées (temps de formation, de recherche, d’incubation, de réseautage, etc.). Laboratoire aussi dans sa capacité à devenir un modèle pour sécuriser les mutations du travail actuelles et pas seulement celles du spectacle vivant. Il faut lire à ce sujet Intermittents et précaires d’Antonella Corsani et Maurizzio Lazzarato, ô combien précieux pour notre secteur, qui ont suivi et analysé le conflit à partir de 2003n.

Mais de notre côté à la Maison des Métallos, comment essayons-nous de prendre part à tout ça ? D’abord en tentant l’impossible : en osant croire qu’une institution peut, toute institution soit-elle, entamer sa propre transformation, en ayant la certitude dans l’urgence actuelle que c’est même un devoir. D’autant plus quand une tutelle, la Ville de Paris, sait prendre des risques et investir durablement et que celle-ci est incarnée par un conseil d’administration et un président, Patrick Bloche, « à la patience inoxydable », je le cite – encore une question de temps !

Alors nous faisons quoi ? Rien de plus simple, nous changeons de point de vue, donc de logique, de temporalité et de façon de faire …

Changement de point de vue

L’art est identifié comme une ressource et non comme un bien de consommation. C’est-à-dire que nous le considérons comme un moyen d’aider celles et ceux qui s’y frottent : 1) à se retrouver 2) à développer des aptitudes qui vont leur être utiles particulièrement dans notre contexte de crise environnementale 3) à cultiver imagination, espérance et pouvoir d’agir ensemble.

…et de logique

Cette phrase qui n’a l’air de rien a des conséquences majeures au niveau de sa mise en œuvre et bouleverse nos manières de faire : il ne s’agit plus de proposer des spectacles à la chaine mais de faire la place à une véritable diversification des formats artistiques et des modalités de rencontres : des installations immersives, des sorties et balades accompagnées, des ateliers, de la réflexion et du débat, de la convivialité et des fiestas, des spectacles dans ou hors les murs… Les formats se diversifient et s’articulent autour d’un fil rouge en lien avec ce que cette nouvelle ère des transitions exige de nous, ce fil rouge est évidemment choisi en fonction de l’équipe artistique en présence (c’est le point de vue curatorial) et avec elle (c’est s’assurer de ne pas se tromper), au lieu de mettre en avant le seul nom de l’artiste (principe de notoriété) nous mettons en avant ce que nous allons faire ensemble…

Sans notion de parcours dans l’œuvre d’un·e artiste, il n’y a pas non plus de raisons d’identifier les filiations ou les ruptures dans l’histoire des arts. C’est donc la transmission même qui se voit dévitalisée et la cohésion d’une chaine générationnelle mise à mal sans la lecture de ses mouvements, de ses remises en cause, de ses crises et de ses renaissances.

Changement de temporalité

Ce programme (que nous préférons nommer terrain d’aventures partagées) se construit en coopération entre l’équipe de la Maison et l’équipe artistique invitée. Cette CoOP (diminutif de coopération) va s’installer dans nos murs un mois durant. Dix mois dans l’année, dix équipes différentes…

En fait vingt ! Car en réalité, simultanément (et de façon moins visible) une seconde équipe artistique est présente. Elle a répondu à un appel à projet ouvert à tou·tes dont l’objectif est de proposer un temps de recherche dans un environnement à la fois protégé et stimulant en compagnie de la CoOP qu’elle a choisie. Nous l’appelons la Co-CoOP et elle n’est tenue à aucune obligation de résultat.

Changement d’économies humaines

Nous pensons que les formes d’aide publique et citoyenne doivent favoriser d’abord les agencements coopératifs. Tout simplement parce que nous savons que c’est sans doute le seul moyen de nous en sortir. Je cite Olivier Pastor :

« La coopération n’est selon moi plus un choix mais la seule condition pour faire face aux enjeux sociaux, économiques, démocratiques et environnementaux. Les solutions à mettre en œuvre sont connues, reste à savoir créer les condi- tions de leur acceptabilité. J’oppose pour seule alternative à cette voix sa polarité opposée de l’exercice du pouvoir : celle de la rigidification et de l’autoritarisme que l’on voit d’ores et déjà se mettre à l’œuvre… deux projets de société bien différents en somme. »

Nous avons commencé avec les artistes, nous continuons à nous former en interne (auprès de ce même Olivier Pastor – Expert en gouvernance partagée et co-fondateur de l’Université du Nousn) afin que cette pratique collaborative s’étende à nos partenaires, nos voisin·es, les usager·es et les publics. Et nous avons pour cela créé notre propre réseau social, le « Hub Métallos », alternative aux GAFAM …

Si c’est ardu à réaliser ? Oui, c’est ce que nous, l’équipe, dirons en chœur. Mais c’est passionnant…

Est-ce que c’est efficace ? Là nous demanderons si l’efficacité est jugée à court moyen ou long terme, manière de ne pas répondre trop tôt…

Est-ce que cela peut servir de modèle ? Surtout pas.

D’inspiration ? Oui c’est ce qu’on espère.

Tant que l’art propose d’autres situations que celles que nous lui connaissons, c’est qu’il est vivant.

 

Image : © Louis Pelosse

1

Magnifique interview d’Yves Citton, « L’attention, un bien précieux », par Stéphanie Arc, in CNRS le journal, 17 juillet 2014.

2

Lire à ce sujet l’indispensable Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme de Pierre-Michel Menger, Seuil, 2002.

3

Antonella Corsani et Maurizio Lazzarato, Intermittents et précaires, Amsterdam, 2008.

4

universite-du-nous.org