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Dossier

Tarots

Lancelot Hamelin, dramaturge et romancier

17-11-2022

Loin du rationalisme cartésien qui caractérise notre époque, la pratique des Tarots nous invite à un voyage « aux lisières de la raison ». Lancelot Hamelin revient ici sur cette pratique ancestrale et nous invite à faire avec lui, le « pari de l’imaginaire ».

« Fred Gettings arrive ainsi à la pensée que l’on peut faire de la divination non seulement avec d’autres jeux de cartes, mais également avec tous autres objets à la seule condition qu’ils aient assez d’exemplaires identiques entre eux, dont la signification individuelle soit précise et différente. Cependant les cartes ont cette supériorité que, retournées, elles cachent leurs significations, ce qui évite au conscient de neutraliser l’influence subtile de l’inconscient : c’est d’ailleurs le moyen le plus répandu pour la divination. »
L’Initiation au Tarot, Piek L. Anema, p. 42.

On parle de tirer les cartes, comme on parle de tirer des flèches. Et dans un tirage de cartes, on peut imaginer que la question de la cible est aussi essentielle que dans un concours d’archer. La question est le cœur de la cible des Tarots. Et l’archer est bien évidemment Eros, autrement dit, le Désir. Oui, les cartes sont la version pacifique mais non moins offensive de l’art de tirer des flèches. Dans un texte de son livre Cases d’un échiquiern, Roger Caillois interroge « L’étrange idée d’employer un jeu de cartes à la prédiction de l’avenir ». Cet écrivain a cherché toutes sa vie à tracer des diagonales entre les sciences de façon à découvrir une « architecture cachée » dans l’histoire du savoir. Entre un livre sur le mystère des rêves, intitulé L’Incertitude qui vient des rêves, et des études sur le fantastique, les insectes, les jeux ou les pierres, Roger Caillois a manifesté un vrai souci de ces motifs constellant la nature à qui nous avons tendance à prêter du sens alors que rien n’indique qu’il y en ait. Ainsi, a-t-il étudié le mode de penser qui pousse certain·es à voir des signes dans les motifs apparaissant sur les ailes des papillons. Bien sûr, lorsqu’il affirme que ces motifs n’ont pas de signification cachée autre que celle qu’on leur prête, André Breton se demandait ce que Roger Caillois en savait, et comment il pouvait affirmer cela. Mais l’écriture de l’auteur dépasse ce qu’il prétend dire, et nous invite à un voyage aux lisières de la raison qui n’a d’autre conséquence que de nous enflammer pour ces récits incertains et chatoyants auxquels, oui, nous ne pouvons pas ne pas croire.

Hanté par un rationalisme voltairien, Roger Caillois écrit dans son article sur les Tarots : « Certes le devin revendique les droits de la voyance et ne manque pas de déclarer que c’est là l’essentiel. Il n’empêche que pour les consultants, les cartes constituent une garantie : elles leur permettent de contrôler l’énigmatique sentence du sort, telle que leur propre main vient de l’extraire du paquet. Il ne reste au prophète qu’à l’interpréter selon un code si bien accrédité qu’il se hâte, s’il s’en écarte, d’expliquer les raisons de son désaccord. Or cette double restriction se résout pour lui en bénéfice. L’interprète, en effet, se trouverait plutôt gêné que secouru par une infinité de signaux différents. Car il faut qu’il réduise (je l’ai expliqué à propos de l’oniromancie) leur multitude à un petit nombre d’événements qui arrivent à peu près sûrement à chacun : une rencontre, un voyage, un amour, une trahison, une maladie, l’échec ou le triomphe, la richesse ou la ruine, l’inévitable mort. Toute clé des songes, disais-je, est contrainte de passer par cette porte étroite : ramener d’innombrables et fugaces images à la douzaine de hasards que l’homme croise presque inévitablement durant sa courte vie. »

Il y a là un pari, un pari cognitif : pour ouvrir les yeux sur les profondeurs du temps, (ou de l’inconscient), il faut d’abord affirmer sa foi dans ce qui ne peut pas être vrai – faire le pari de l’imaginaire, pour ne pas dire de la fiction.

Mais les inventeurs du Tarot n’ont pas réduit le nombre de Hasards que l’être humain croise inévitablement au cours de son existence, au contraire, ils l’ont élevé à un nombre assez conséquent, qui est, dans le cas des Tarots qu’on trouve le plus couramment de nos jours, à 22. Le Tarot est fondé dans une tradition étrange, faite de connaissances historiques et de contre-vérité avérées, qui sont soutenues mordicus du fait même qu’elles ont toutes chances d’être fausses. Il y a là un pari, un pari cognitif : pour ouvrir les yeux sur les profondeurs du temps, (ou de l’inconscient), il faut d’abord affirmer sa foi dans ce qui ne peut pas être vrai – faire le pari de l’imaginaire, pour ne pas dire de la fiction. Ainsi, la place du mentir dans les processus d’élaboration de la vérité que permet l’imagination, n’est plus à démontrer.

Cette tradition historique, impossible à démontrer, puisqu’aucune historiographie ne remonte aux origines de ce drôle d’outil, suppose que ce nombre correspond aux lettres de l’alphabet hébreux. Pendant longtemps, on s’est fort bien passé de cette hypothèse pour comprendre et utiliser les Tarots à des fins divinatoires et spirituelles, mais lorsque cette idée s’est imposée à l’esprit d’un de ces chercheurs des confins, Eliphas Lévi, puis de tou·tes ceux et celles qui ont labouré le champ fertile des Tarots, de Papus à Oswald Wirth, en passant par la Golden Dawn Society et Aleister Crowley. Cette idée a semblé tellement évidente qu’elle est devenue une des vérités les plus prégnantes du Tarot. Au point qu’il ne viendrait à l’idée de personne de la mettre en cause, pour des raisons peut-être exclusivement esthétiques, de cohérence narrative peut-être. Il y a quelque chose d’étonnant et de presque absurde dans le surgissement et la diffusion d’une telle idée, et pourtant, elle n’est pas indéterminée. Intuitivement, sans pouvoir le prouver objectivement, il a toujours semblé aux personnes qui se sont penchées sur la réalité du Tarot que la culture qui l’avait produite était liée à l’appropriation par la philosophie occidentale de la fin du Moyen âge de la Kabbale juive. Et c’est ainsi que fonctionne l’ultra-rationalisme du Tarot, par et avec un accueil des processus inconscients à l’œuvre dans les phénomènes de pensée.

Il y a peut-être un vice de forme dans ma façon initiale de poser le problème, car parler des inventeurs du Tarot est un raccourci très contre-productif, et finalement plus mensonger que nombres de légendes. Car il n’y a pas d’inventeur du Tarot. Pas même dans la mythologie du Tarot. Contrairement aux religions, et c’est en cela que les Tarot est aussi puissant que les religions mais moins dangereux, de la même façon que l’alchimie semblait à Newton être un projet aussi conséquent que ce que nous avons appelé la science, mais peut-être moins vain et fallacieux, ainsi le Tarot ne s’est-il pas rendu incontestable par la fabrication d’une genèse et d’un évangile.

Ceux et celles qui l’ont questionné, interprété, sont tous des êtres obscurs, hommes et femmes de l’ombre, personnages fragiles, peu dignes de confiance, sans prétentions prophétiques ou dominatrice, se tenant hors des affaires du monde, même s’ils et elles pouvaient parfois occuper des places importantes dans la société de leur temps, en tous cas, des individus au moins sympathiques par leurs tares et leur donquichottisme, mêmes les pires charlatan·es ou les plus pervers·e des gourous de cette histoire ne manquent pas de nous charmer. En tous cas, aucun·e n’a prétendu avoir créé, inventé, fondé les Tarots, ni mêmes savoir quelle personne l’avait faite. Fondamentalement, le plus malhonnête ou la plus fantaisiste de ces savant·es souscrit à l’idée que le Tarot est une invention d’elle-même, produite par un peuple, les Égyptien·nes ou les Tziganes, un phénomène d’émergence face auquel toute certitude s’affirme dans sa fragilité et sa potentialité d’erreur. Une des plus belles illustrations de cette perte des origines dans les ténèbres d’une non-histoire, se trouve dans cette anecdote rapportée à l’entrée CONVERT de L’Encyclopédie du Tarot, de Piek, L. Anema, Robert Morel, 1977, p. 38 :  « CONVERT, (NICOLAS) : Maitre cartier de Marseille, il aurait, d’après Paul Marteau et d’autres, édité en 1761 le Tarot de Marseille, d’après un héritage qu’il aurait reçu et comprenant des indications sur les couleurs, et de très anciens blocs de bois. »

Ainsi peut-on s’emparer du Tarot, en évitant les applications bornées du rationalisme, comme d’une machine à produire des synchronicités, tout autant qu’un instrument permettant de les repérer.

Ainsi qu’il est dit, « d’après Piek L. Anema et d’autres » … C’est la philosophie du savoir concernant le Tarot, toujours attribué à quelqu’un, « et d’autres » … De l’origine de cet objet fascinant, la légende ne rapporte que « de très anciens blocs de bois », qui laissent ouvert le champ immense des suppositions, des rêveries, des hypothèses et des questions… Plus profondément, Roger Caillois fait une erreur en parlant des Hasards auxquels l’être humain est confronté. Lorsqu’on se plonge dans les Tarots, en les prenant comme on prend un conte, par exemple, force est de constater que les 22 arcanes décrivent des forces, des puissances plus encore que des thèmes, qui synthétisent plus qu’elles ne « réduisent » comme s’attriste Roger Caillois ce qui constitue la dynamique du destin humain dans la culture occidentale. C’est cela qui fait que la poésie a pu s’emparer du Tarot, de Nerval jusqu’à Paul Celan, en passant par Apollinaire, Artaud, Desnos, Breton et les Surréalistes… Roger Caillois beau déployer des trésors d’intelligence et de style pour prouver ce qui est évident, que la divination est un beau projet sans fondement. Car l’arnaque des entreprises divinatoires a été dénoncée il y a bien longtemps par Aristote, évoquant l’archer qui tire ses flèches au hasard, comptant sur le fait qu’il y en aura bien une de temps en temps qui touchera un but, voire, son but… Roger Caillois n’en démontre pas moins un réel manque d’imagination et de sensibilité envers ce qui est étrange dans ce jeu permettant des effets de transfert, de contre-transfert et de para-transfert vertigineux, producteur de puissantes possibilités de découvertes mais surtout, de désirs… Ainsi peut-on s’emparer du Tarot, en évitant les applications bornées du rationalisme, comme d’une machine à produire des synchronicités, tout autant qu’un instrument permettant de les repérer. Mais Roger Caillois, comme le chat noir retombe sur ses pattes, retrouve toujours la voie poétique de ce qu’il appelle les « logiques de l’imaginaire », et c’est en cela que sa pensée et sa littérature sont singulières et belles. « L’hypothèse est extravagante et, comme telle, inattaquable. Acte de foi dans l’improbable par excellence, elle défie tout argument. Elle revient à affirmer que chaque aspect d’une totalité donnée correspond à un état précis dans le passé, le présent ou l’avenir d’un autre ensemble mystérieusement relié au premier. Pour glisser d’un système à l’autre, il n’est alors que de connaitre, je veux dire d’inventer les corrélations nécessaires. Toute mancie y pourvoit. »

C’est que le Tarot contient les règles d’un mode de pensée efficace, qui ne se limite pas à la pensée magique prônée par le New Age, ni même par la pensée associative, infantile et fétichiste décriée par Freud, Piaget ou Gaston Bachelard, parce qu’elle ne laisse pas de place à la contradiction. Le Tarot relèverait plutôt de ce que Brian Eno a appelé les « stratégies obliques », associant ses « dilemmes qui valent la peine » avec les « thoughts behind thoughts » Mais il est vrai que le Tarot fait partie de ces philosophies qui, comme l’alchimie ou le fétichisme, prône de soigner non la blessure, mais la flèche.

« Fred Gettings y trouve la méthode la plus simple pour entrer en contact avec le subconscient par un système de symboles, et sans études ésotériques approfondies. »
L’Initiation au Tarot, Piek L. Anema, p. 81.

Y a-t-il une Parole Perdue dont le Tarot garderait la trace ? Non pas comme l’écriture garde la trace de la parole, de son contenu, mais plutôt comme un outil permettant par l’image et le symbole, par son illisibilité même, ou par son évidence naïve, de susciter en soi les retrouvailles avec cette Parole… Oui, ce n’est pas facile d’admettre l’idée qu’il y ait des vérités dites « fondamentales » que n’atteint pas la science, des arcanes impossibles à traduire en langage causaliste, que seuls des symboles puissent rendre compréhensibles… C’est peut-être un pas expérimental qu’il faut faire, comme dans toute entreprise de fiction, en assumant le « et si ? » Pour cela, il faut avoir foi en la puissance de découverte du réel que comporte la fiction.

« Edmond Delcamp le décrit [le Tarot] comme un enseignement symbolique, ésotérique, initiatique qui transmet une doctrine traditionnelle issue des temps les plus reculés ; il permet de retrouver  la Parole Perdue, la révélation primitive de la divinité enfouie au fond du subconscient de l’homme qui doit la formuler. Cette Parole doit lui faire sentir son destin d’être supérieur de pensée, appelé à dépasser le domaine des apparences pour trouver l’Essence Suprême ; elle est le fil d’Ariane qui guide l’homme à travers le labyrinthe dans lequel il est enfermé. C’est, pour Delcamp, l’espérance qui est à la base du Tarot. Voici un autre aspect, proposé par Bille Butler, (The Definitive Tarot, Rider D Compagny, Londres, 1975) ; si l’on conçoit que le temps n’est pas linéaire mais simultané, c’est la porte ouverte sur le temps dans sa totalité, donc sur toutes ses possibilités, ce qui mène vers l’expansion du conscient. » L’Initiation au Tarot, Piek L. Anema, p. 91-92.

 

Image: © Joanna Lorho

1

Roger Caillois, Cases d’un échiquier (1970), Gallimard, p. 617-618.

 

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