Jeddou Abdel Wahab (Mauritanie), Dominique Bela (Cameroun), Tiguidanké Diallo (Guinée Conakry) et Olga Tshiyuka (République démocratique du Congo) font partie des comédiens africains qui ont travaillé avec le Nimis Groupe en amont et sur les planches du spectacle Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu. Nous les avons interrogés sur leur rencontre avec ce projet artistique et sur le chemin parcouru depuis. Nous reproduisons ici des extraits de leurs réponses.
Propos recueillis par Philippe Delvosalle, Hélène Hiessler et Maryline le Corre
Pouvez-vous nous raconter votre rencontre avec le Nimis Groupe? Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous engager dans ce projet, avec ces personnes?
Tiguidanké Diallo : Au début, on ne les a pas très bien écoutées. Je vivais depuis plus d’un an dans le centre ouvert de Bierset et jamais personne n’était venu nous dire qu’il s’intéressait à nos vies. Qu’un groupe de blancs vienne nous voir avec un projet, c’était bizarre pour nous. On a d’abord pensé que c’était le CGRA qui les envoyait pour nous espionner. On se méfiait. Mais ils ont continué, et les assistants du centre nous ont parlé. Moi, j’aimais déjà le théâtre alors je me suis dit que j’allais attendre de voir, tout en les surveillant du coin de l’œil !
On a commencé les ateliers. Puis j’ai été arrêtée par la police et placée en centre fermé. Ils ont continué les ateliers sans moi mais lors de la représentation j’ai participé par téléphone, depuis Bruges. Cette petite aventure m’a beaucoup marquée parce qu’il me semblait qu’après mon enfermement en vue d’être expulsée, je n’étais plus aussi importante pour le projet. Malgré tout, ils m’ont soutenue, ils venaient me voir et m’appelaient pratiquement toutes les semaines, ils sont allés voir des avocats, ont fait des pétitions etc., et ça m’a fait réfléchir. Je me suis dit : « Je ne suis pas qu’un projet dans cette histoire, je compte réellement pour une personne. » Heureusement pour moi, j’ai été libérée et j’ai pu continuer avec le Nimis. C’est une raison de plus qui fait que ce projet, je m’y donnerai entièrement, jusqu’au bout.
Jeddou Abdel Wahab: À la base je suis juriste et militant des droits de l’Homme. Le théâtre, c’est pas mon truc. Je n’ai jamais pensé en faire mais j’avais l’habitude de m’inscrire à chaque fois que le centre annonçait une activité. C’est l’occasion de sortir, de respirer un peu. Quand ils ont expliqué qu’ils s’intéressaient à l’immigration, à la vie dans les centres, ça m’a attiré : je connais bien tout ça, c’était ma vie quotidienne. Je me suis dit que c’était une bonne occasion d’informer les gens de ce qui se passe. On n’est pas stables: demain ou après-demain, tu peux avoir l’ordre de quitter le centre. Dans la chambre où tu loges avec quatre, cinq, six personnes, toutes les semaines, quelqu’un plie ses affaires et s’en va. Donc on n’était pas sûrs que ça aille loin, même s’il y a toujours de l’espoir.
Quand on est dans le centre, on pense beaucoup à comment régler notre situation. Ce n’est pas tellement l’activité proposée qui compte mais plutôt si ça va t’aider à avoir ton statut légal. Certaines personnes n’ont pas l’habitude de faire les choses bénévolement, d’autres disent que si des blancs te produisent, ils vont gagner de l’argent sur ton dos. Ce n’était pas facile de faire comprendre l’intérêt de ce projet. Certains ont abandonné et l’ont regretté.
Est-ce que la dimension politique de la pièce vous parle ? Pour vous, le théâtre était-il déjà un espace politique de prise de parole publique, de lutte, d’engagement?
Dominique Bela: J’ai travaillé treize ans comme journaliste au Cameroun. Je pense que le théâtre peut être un prolongement du journalisme. Quand le comédien est sur scène, il touche directement les spectateurs. C’est avec le Nimis que j’ai compris qu’avec le théâtre, tu peux dire ce que tu as envie de dire. J’avais peur au début, je me disais: « Peut-être qu’après avoir dit tout ça on va se faire arrêter. »
JAW: Le théâtre est devenu un outil de communication mais qui, contrairement aux médias traditionnels, a le pouvoir de nommer les choses par leur nom, de dire: « Ça se passe comme ça. » Les migrants, dans les centres, ce sont des gens vraiment oubliés. Il faut penser à comment ils sont arrivés ici, à tout ce qui s’est passé. Tu n’as pas commis de crime, tu as fui une guerre ou une situation injuste, tu te retrouves là et on te juge, on te dit que tu mens.Tu es sous le choc. Ce qui était très intéressant dans le projet du Nimis, ce qui m’a donné le plus envie, c’est de parler de cette situation.
Olga Tshiyuka : Au pays je participais à de nombreux projets de sensibilisation. Ici, en Belgique, j’avais notamment joué dans Le Bruit des os qui craquent au Théâtre de Poche, qui parlait des enfants soldats. Le théâtre est un moyen facile pour tout aborder, que ce soient des problèmes politiques, sociaux ou religieux. On peut tout dire avec le théâtre, tout dépend de la manière dont on le fait.
« Faire semblant », c’est un apprentissage… Que se passe-t-il quand on passe du témoignage au théâtre ? Comment trouver l’équilibre entre ce qu’on montre et ce qu’on ne montre pas?
JAW: Une histoire n’est pas celle d’une seule personne, en général beaucoup d’autres l’ont vécue. Pas besoin, donc, de rentrer dans les détails. On prend les points importants, nécessaires de chaque histoire. Par exemple, quand tu reçois ton ordre de quitter le territoire : comment tu réagis? Toutes les portes sont fermées, tu sais pas où tu pars, tu n’as pas le droit de rester… Tu es dans une situation très difficile. Parfois tu as envie de t’en prendre à la personne qui t’a donné le courrier mais elle n’y est pour rien. C’est ça qu’on a essayé de montrer.
Pour moi, la vraie difficulté, c’était que je venais d’arriver: je ne parlais pas français, je ne comprenais pas ce qui se passait. Je me débrouillais : on peut utiliser tout le corps pour expliquer!
OT: Bien sûr, une histoire de plusieurs années ne peut pas se réduire en une parole de dix minutes. Il y a une grande différence entre témoigner et jouer. Au théâtre, tu sais que tu es devant un public et que tu ne peux pas trop entrer dans tes émotions.
Tu n’as pas commis de crime, tu as fui une guerre ou une situation injuste, tu te retrouves là et on te juge, on te dit que tu mens.
On a fixé notre horizon par rapport à ce qu’on voulait dire. Chacun a regardé son histoire avec son expérience : que dire qui cadre avec notre objectif ? On a retravaillé l’histoire en en retirant l’essentiel, en schématisant, en résumant.
TD: Certains comédiens ont eu du mal à jouer un rôle, à ne pas tout dire. Il y avait le sentiment de rage, le ras-le-bol, l’envie de pointer du doigt. Pour moi, faire semblant, c’était agréable. Dans la scène d’interview, par exemple, on a globalisé, on a voulu parler d’un peu de tout.
Faut-il provoquer, choquer pour être compris, pour pousser à l’action?
OT : Choquer, c’est bien et c’est mauvais à la fois. Qu’est-ce qui pousse à choquer ? Peut-être l’impression que les autres ferment les yeux, n’entendent pas. Par ailleurs, je pense qu’il ne faut pas trop charger les gens: la vie de tous les jours est déjà assez difficile. Nous, on est partis sur du concret : toutes les manigances aux frontières, le business qui est derrière et que la population européenne ignore comme nous, les immigrés. Le business, les chiffres : c’est ça, la direction que nous avons prise ensemble.
TD : Il ne s’agit pas de choquer mais de faire passer un message. Il ne faut pas non plus faire du bourrage de crâne, il ne faut pas que le spectateur se perde, on veut juste informer sans pour autant culpabiliser. On dit la réalité du monde: on parle de l’Europe mais peut-être que les États-Unis ont des situations semblables sous d’autres formes. Il s’agit d’attirer l’attention des personnes qui n’ont pas forcément accès à la véracité des choses, pour montrer ce qui est en jeu. L’objectif est plutôt de rendre conscient, d’attirer l’attention. Quelqu’un qui voit le spectacle aujourd’hui va peut-être réfléchir à la manière dont il voyait les choses avant, se dire que les demandeurs d’asile ne sont pas que des profiteurs mais qu’on profite aussi un peu d’eux.
Comment s’organise l’écriture de la pièce, le travail en groupe? Y a-t-il parfois des tensions?
TD: Nous avons fait beaucoup de propositions pour le spectacle. La mise en scène, c’est autre chose : tout le monde négocie, a le droit de dire oui ou non, ça, c’est bien, ça non, etc. Après on arrive à une décision collective. Et c’est normal que ceux du Nimis, qui travaillent beaucoup sur le spectacle, écrivent tout. Ils ont plus d’expérience que nous, voient les choses différemment. Au début, on peut avoir l’impression qu’ils ne nous ont pas bien compris mais, avec le temps, on découvre que dans l’ensemble, ça marche bien. Il y a une décision collective, mais il y a quand même quelqu’un qui peut dire « ça se passe comme ça ». Ça n’a jamais posé de problème. Il y a beaucoup de discussions, ça oui, mais c’est normal, ce n’est pas une question de culture, c’est le travail d’équipe qui fait ça.
DB: C’est le plateau qui décide en fait. Le comédien fait une proposition théorique mais quand on est sur le plateau et qu’il faut jouer, si la proposition ne marche pas, elle s’éteint d’elle-même. Comme le sujet est grave, on se demande s’il faut dire les choses comme ça, si ça va servir le spectacle, si c’est l’effet qu’on recherche. Un ou deux jours avant la représentation, il y a encore des choses qui sautent: on n’arrête pas de chercher.
Le projet du Nimis, on a grandi avec. On n’imaginait pas que ça allait prendre une si grande ampleur. C’est dire que notre vécu a un sens, qu’il intéresse: ça, c’est inattendu.
JAW : Tout le groupe, c’est vingt-et-une personnes. Certaines font un travail qu’on ne voit pas, elles apportent des idées, font des remarques, trouvent la musique… L’humour, par exemple, c’est plutôt les metteurs en scène qui l’ont proposé. Le spectacle n’était pas comme ça au début: il n’y avait pas la musique, ni la danse.
L’humour, c’est un élément important?
TD : Mettre beaucoup d’humour, c’est venu naturellement: le Nimis a été choqué quand on a raconté ce qu’on traversait, mais nous, on le disait en rigolant. Ils se sont demandés comment on faisait pour rire de ça. Je vais parler de l’Afrique parce que je viens de là : on se réveille le matin, on n’a pas à manger mais on rigole, on se salue. On oublie qu’on n’a pas à manger à force de parler d’autre chose, de ne plus parler de la nourriture.On rigole, on s’amuse, on va chez le voisin, peut-être qu’on guette l’heure à laquelle le voisin va manger et on court chez lui, on mange, et on revient en plaisantant: « En tout cas, moi, j’ai mangé; toi, tu te débrouilles. » On est habitués, dans notre éducation, à vivre avec des situations difficiles, à ne pas rester là, frustrés. Le fait de rire d’une situation malheureuse qu’on a vécue ou qu’on vit fait partie du quotidien. On s’en est sortis, donc tant mieux, on n’a pas de temps à perdre à se morfondre. Pour d’autres, c’est difficile, il y a davantage de chagrin, de rancœur.
OT : Un sujet comme ça, c’est déjà lourd à porter. Et entre deux cultures, deux éducations, deux manières de voir les choses, il faut d’abord créer une base commune. Cette base, on l’a déjà créée entre nous, hors de la scène, pour éviter les tensions. Pour que le message soit bien accueilli et que nous-mêmes puissions avancer, nous avons opté pour l’ironie et ça a très bien fonctionné. Parfois les gens pleurent, mais c’est vraiment cet humour qui permet au public de suivre la pièce jusqu’à la fin.
DB: En tant que comédien, l’humour me donne une certaine légitimité à être plus subversif. Quand la voix dit « Si vous restez dans cette salle, vous serez condamné pour délit de solidarité envers une personne illégale », je ressens un vrai pouvoir de subversion.
Le Nimis Groupe a tenu à ce que le public soit mixte à chaque représentation, à ce que des demandeurs d’asile assistent à la pièce au sein du public. En quoi cette mixité est-elle ou non importante à vos yeux ?
DB: Des choses sont transmises dont on ne mesure pas l’importance. Certains demandeurs d’asile viennent nous voir après le spectacle et nous demandent conseil. Quand ils repartent dans leur monde, ils sont rechargés à bloc, ils ont reçu de bonnes énergies. Les gens des centres ne réagissent pas aux mêmes moments que les blancs parce qu’ils voient des choses qu’ils vivent. Par exemple, dans la scène où Jeddou prend une feuille de papier et dit « Tous les jours: Ordre de quitter le territoire, Ordre de quitter, ordre de quitter, quitter! Le centre ici, c’est grâce à nous! Tout ce marché, c’est grâce à nous! », eh bien, il faut voir la salle. Ils crient tous! Ils s’identifient.
OT: Les immigrés ont une sorte de miroir devant eux. Quand tu es déjà passé par là, ça te donne de la force, et tu ris parce que c’est derrière toi. Parfois, après le spectacle, certains demandeurs d’asile prennent la parole et témoignent pour confirmer que ce qui est raconté dans la pièce est vrai. Nous, on pense à la chance qu’on a eue que des Européens soient venus vers nous. À eux, ça donne aussi l’occasion de tisser des relations avec d’autres Européens qui sont dans la salle. C’est un instant où ils vivent comme tout le monde et oublient un peu leur quotidien.
TD : Pour nous, c’est important d’avoir le retour des demandeurs d’asile et, pour eux, c’est important de voir que d’autres sont passés par là. Ils ne savent pas qu’ils ne sont pas les seuls à vivre ce qu’ils vivent: le spectacle leur permet de comprendre que ce n’est qu’un passage, de ne plus être isolé. Ça donne de l’espoir. C’est long, c’est inexplicable ce qu’on vit, mais ce n’est pas éternel.
Et « l’après » ? Qu’avez-vous retiré de ce projet ? Vous lanceriez-vous dans un autre projet comme celui-là?
DB : J’ai pas mal de projets en route sur le racisme, même si c’est difficile de trouver des financements. J’ai aussi un projet de création d’une radio. J’aimerais faire du cinéma, écrire un livre, j’aimerais qu’on commence à penser à Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu 2… Il y a tellement de choses qu’on peut faire!
JAW : Le Nimis était toujours à nos côtés dans les démarches administratives. Ils nous soutenaient. Ce que j’aimais le plus dans le spectacle, c’est que c’était une responsabilité collective : comme eux, on faisait vraiment partie du projet. Ça donne confiance en soi le fait que ce spectacle soit pour nous tous et pas seulement pour les Européens, les demandeurs d’asile ou les réfugiés.
J’ai appris comment me concentrer, comment sentir mon corps et aussi une manière de voir les choses au-delà des images qu’on nous montre. Et puis, ne pas avoir peur de parler devant 500 personnes. Personnellement, je commence à penser continuer dans le théâtre de temps en temps, si on me donne la chance de participer à un projet intéressant.
OT : Le projet Nimis, je pense que ça peut être un exemple pour beaucoup de personnes. C’est une histoire d’amour entre des citoyens européens et non-européens qui se sont réunis pour faire quelque chose de bien. Ça a changé, et aussi la conviction que rien n’est plus beau que d’aller à la rencontre de l’autre.
J’ai appris beaucoup sur la face cachée de l’immigration. Avant, on pensait qu’on était une charge, on ne savait pas qu’on apportait aussi beaucoup d’argent à l’Europe, et les Occidentaux ne connaissent pas ces faits. Nos politiciens eux le savent. Il faut qu’il y ait beaucoup plus d’artistes engagés parce que ce monde en a vraiment besoin. Pour ce genre de projets, je serais toujours partante, comme je l’étais déjà au pays.
TD : Pour l’instant, je n’imagine pas ce qui va se passer après ce projet. J’espère seulement qu’il y aura quelque chose de bon. Le projet du Nimis, on a grandi avec. On n’imaginait pas que ça allait prendre une si grande ampleur. C’est dire que notre vécu a un sens, qu’il intéresse: ça, c’est inattendu. Je pensais qu’ils allaient se lasser au bout de deux, trois représentations. À notre grand étonnement, ça a touché, interpellé, on en a parlé autour, les médias ont mis leur grain de sel… Je ne peux qu’être fière, contente et reconnaissante que ces gens n’aient pas reculé devant leur objectif de chercher, de comprendre quelque chose qui leur tenait à cœur. J’ai le sentiment que j’ai servi à quelque chose, j’ai donné une partie de moi, j’ai apporté du sens non pas à ma vie mais peut-être à celle d’autres personnes.