Louis Pelosse
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Dossier

Temps-paysage ou l’art de composer des temps multiples

Bernadette Bensaude-Vincent, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

22-07-2022

En provoquant un confinement mondial, le virus SARS-CoV-2 a fortement ébranlé notre rapport à l’espace. Le brusque arrêt des activités quotidiennes au niveau mondial a aussi perturbé nos emplois du temps. Cet arrêt du temps, ou du moins ces perturbations, viennent mettre à mal une vision linéaire de la chronologie dans laquelle nous avions l’habitude d’inscrire les évènements du monde. Cette linéarité temporelle provoque en retour une forme d’effacement des multiples lignes de vies qui entourent et façonnent nos existences. Ne pourrait-on pas apprendre des différentes formes de vie d’autres manières d’appréhender le temps ?

Lamentations sur l’accélération

Au cours des dernières décennies, un thème a dominé la littérature sur le temps : l’accélération. « Trop de changements sur une période trop courte », cette impression génératrice de stress et d’angoisse, déjà exprimée par Alvin Toffler dans les années 1970, a été partagée par les cinq ou six millions de lecteurs et lectrices de son best-seller, Le choc du futurn. Depuis, l’accélération a été maintes fois déplorée et finement analysée par Hartmut Rosa qui distingue trois étagesn : l’accélération technique modifie sans cesse nos habitus et notre environnement. C’est alors le rythme de vie qui s’accélère, créant ainsi des angoisses, de l’exclusion, de l’aliénation. Enfin, le phénomène d’accélération s’emballe et s’autonomise en une course folle imposée et dénuée de sens. On manque toujours de temps dans un monde qui offre tant d’invitations à consommer, communiquer ou voyager, si bien qu’on se sent toujours un peu frustré·es, exclu·es, victimisé·es. La vie de chacun·e de nous, la société tout entière, semblent régies par un impératif d’urgence qui balaye les repères (ce sont les enfants qui instruisent leurs parents dans un monde numériquen), comme les valeurs les plus fondamentales : le bien vivre, le soin, la solidaritén. L’accélération crée un état d’urgence, qui tend à se perpétrer, à s’étaler dans la durée. La crise devient un état chronique, une pathologie des sociétés modernes.

Ainsi l’accélération est-elle devenue en quelques décennies un lieu commun, un véritable topos, un thème qu’on discute à perte de vue et sur lequel on peut se disputer. Elle relève du sens commun au sens où elle constitue un problème partagé, ou du moins partageable. L’accélération nous a rendu·es sensibles à la question du temps et le sentiment d’impuissance qu’elle engendre explique le succès des appels au ralentissement : du mouvement slow food, au slow city, slow travel, slow design, slow money, slow school, slow trading, slow living…. Ces protestations expriment des valeurs et aspirations partagées à un style de vie et d’échanges, qui cristallisent la question de notre rapport au temps.

Or, le ralentissement que certain·es souhaitaient et tentaient localement d’obtenir, a été imposé à l’échelle du monde par un virus. Plus de mobilité, plus de course effrénée, chacun et chacune chez soi, confiné·e. Le SARS CoV-2 aurait-il accompli les aspirations du sens commun ? Cette question fait surgir un paradoxe : ce ralentissement s’obtient grâce à la vitesse de propagation du virus qui se répand à travers la population selon une courbe de croissance exponentielle. C’est l’accélération des contaminations qui instaure un nouvel état d’urgence dans la plupart des sociétés, avec des mesures sanitaires et sociales restreignant les libertés. C’est dire qu’au jeu de l’accélération, les êtres humains sont battus par un minuscule virus.

Apprendre d’un virus

Aux premiers mois de la crise, en plein confinement, chacun·e pensait déjà à l’après. Car, il y aurait un avant et un après, cela paraissait évident. Soit le temps reprendrait son cours normal : on pourrait se promener, voyager, replonger dans le tourbillon de nos activités. Soit rien ne serait plus après comme avant : finie la mondialisation, plus de voyages en avion…, le virus allait accélérer la « transition ». De nouveau on discutait de vitesse, d’accélération, seul problème bien identifié. Dans les deux cas, le temps restait perçu et vécu comme une ligne orientée dans une direction unique sur laquelle les évènements se succèdent de manière plus ou moins rapide. Notre vision du temps n’a pas été ébranlée. Elle se limite à la cinétique sans qu’on n’envisage d’autres figures du temps que la ligne monotone du temps universel chronologique.

Pas facile, en effet, de sortir de cette grande fresque sur laquelle on inscrit tous les évènements, depuis les menus détails de nos vies individuelles jusqu’aux grands tournants historiques qui marquent l’entrée dans une nouvelle époque. Ce schéma linéaire et unique est inscrit dans nos calendriers, nos horloges, nos modes de vie, dans la culture occidentale. Nous sommes formaté·es par toutes les métaphores qui renvoient à cette notion de flux linéaire : le « cours du temps », le « fil du temps », le « long fleuve tranquille », etc. Ces images constituent un cadre pré-pensé qui limite notre imagination et nous rend aveugles à ce qui se passe devant nous, et en nous.

Mais peut-être les virus et microbes, que l’on tient souvent pour nuisibles, ont-ils quelque chose à nous apprendre pour aborder la question préoccupante du temps.

Car l’évidence à laquelle nous confronte la pandémie actuelle est que les êtres infimes – microbes, virus, champignons – s’imposent dans la lutte pour la vie grâce à leur rapport au temps. Les bactéries, par exemple, se reproduisent environ toutes les 20 minutes. Elles mutent rapidement et s’adaptent ainsi à tous les milieux, même les plus extrêmes. Elles sont l’une des premières formes de vie sur terre et elles survivront probablement à la disparition de l’espèce humaine. Les micro-organismes, ces êtres infimes jouent sur la fitness tandis que les vivants plus organisés, comme les mammifères, misent sur la robustnessn. Le virus SARS-CoV-2 se moque bien des objectifs de croissance ou de transition qui préoccupent les êtres humains. Il accomplit son destin de parasite qui se répand et mute tant qu’il trouve des hôtes pour l’accueillir. Sa trajectoire est inexorable mais elle repose sur les liens qu’il établit avec d’autres vivants. À chacun.e son temps propre, sa ligne de vie ! Mais cela n’empêche pas de faire un bout de chemin ensemble ! Et ces être infimes nous battent dans la course aux vaccins, à la santé parfaite. Les bactéries sont si mutables et adaptables que la résistance aux antibiotiques a été déclarée fléau mondial par l’Organisation Mondiale de la Santé.

Toutefois nos lignes de vie ne se rencontrent pas toujours sur le mode de la guerre. Les bactéries sont aussi nos compagnes de vie : celles qui habitent notre intestin – le microbiote – vivent en symbiose avec nous et contribuent à notre santé en nous protégeant, nous immunisant contre d’autres attaques. Le monde des microbes et des insectes fournit des exemples intéressants de parasitisme ou de symbiose qui donnent à réfléchir aux ressources qu’offrent les croisements de temporalités multiples et hétérogènes.

La symbiose, cet art inventé par des vivants pour persévérer dans l’existence en composant des petits arrangements, ouvre un monde de possibles.

Des grands récits aux petites histoires

Délaissons donc les grands récits construits par la science et la religion qui dissimulent les lignes de vie de tout ce qui existe sous une grande fresque épique : depuis la création divine ou le Big Bang jusqu’à l’apocalypse ou l’effondrement. Pour construire une telle vision panoramique du temps, il faut se positionner en surplomb. Cette position offre certes une prise militaire de surveillance sur le temps, et donne une impression de maitrise. Mais cette vue de nulle part, de nul temps est une fiction, car nul – sauf un Dieu créateur – ne peut jouir d’un privilège d’extra-temporalité. Et cette fiction d’extra-territorialité nous rend aveugles à la diversité des régimes de temporalité des êtres qui peuplent la planète et constituent notre environnement, notre habitat. Pour entrevoir la multiplicité des temps, il faut d’abord renoncer à la vue d’oiseau, descendre de la tour de contrôle qui embrasse l’espace et le temps global.

Si au lieu de garder les yeux fixés sur le futur pour anticiper les changements à venir, on acceptait de regarder autour de soi pour se laisser affecter par les multiples trajectoires qui croisent la nôtre ?

Et si au lieu de camper en position de surplomb pour contempler la frise chronologique depuis le Big Bang jusqu’à la fin supposée des temps, on acceptait de plonger dans le présent pour sentir, éprouver toute la diversité de ce qui s’y passe ? Si au lieu de garder les yeux fixés sur le futur pour anticiper les changements à venir, on acceptait de regarder autour de soi pour se laisser affecter par les multiples trajectoires qui croisent la nôtre ?

Cette sensibilité est celle de Virginia Woolf dans quelques récits assemblés sous le titre Moments of Beingn. Elle exige que l’on renonce à la vision de l’aigle voltigeant dans les hauteurs du ciel, pour plonger dans l’eau trouble et se mettre à l’écoute, tous sens en éveil. L’expérience d’immersion signe l’immanence de notre condition. Elle dévoile un autre monde quotidien, tissé de fils d’appartenance et d’interdépendances. Ces moments sortis de l’ordinaire révèlent un monde dense, où les choses sont liées, enchevêtrées. Ils imposent une présence peuplée d’agents multiples et mouvants qui composent ensemble des motifs plus ou moins harmonieux ou tendus.

Oser une autre métaphore

Cette expérience individuelle d’immanence radicale donne des clés pour affronter collectivement le problème du temps, autrement qu’en termes de tempo, de métronome. En faisant l’effort de sortir des cadres linguistiques pré-pensés, ne peut-on apprendre une autre manière d’être au temps ?

La métaphore du temps-paysagen empruntée à la sociologue britannique Barbara Adam offre des ressources pour envisager d’autres figures de temporalité que la ligne chronologique. « Le concept de “timescapes” saisit les multiples enchevêtrements de diverses formes de temps coexistantes. Cette notion fait prendre conscience de la nécessité de considérer les arrangements situés de diverses temporalités et de focaliser l’attention sur les croisements multiples entre le temps de la culture et celui de l’environnement socio-physique. »n

La métaphore du temps-paysage, comme agencement de temporalités multiples et hétérogènes peut surprendre par son caractère spatial. Mais elle a un double mérite. Elle prend en compte la diversité des choses qui peuplent la planète. Le temps-paysage compose les temps propres aux choses avec les temps propres aux histoires humaines et sociales. Et elle associe intimement ces temporalités plurielles à des localités, composant ainsi des petites histoires au lieu des grands récits sur l’être humain, abstraits de tout milieu géographique, historique et social.

Un paysage de temps n’est pas une vignette ou une scène pittoresque regardée par un·e spectateur·ice extérieur·e, comme dans la peinture occidentale. C’est plutôt un paysage chinois, si l’on suit la lecture anthropologique que donne François Jullien des estampes classiques. Elles traduisent une façon d’appréhender le monde, non pas comme un enchainement linéaire de causes et d’effets, ni davantage comme un état de choses tendu vers une fin, mais comme un ensemble de lignes de vie en devenir incessantn. Un paysage ne se voit pas, il se vit comme un mode d’échanges entre le moi et le monde. C’est un monde divers avec des polarités. Un monde plein d’opportunités, d’occasions à saisir pour qui est attentif·ve à la diversité, à l’écoute des temporalités autres.

Pour entrevoir la multiplicité des temps, il faut d’abord renoncer à la vue d’oiseau, descendre de la tour de contrôle qui embrasse l’espace et le temps global.

Ainsi, au lieu de glisser sur le fil du temps en regardant toujours vers le futur – avenir radieux ou catastrophe annoncée –, on peut apprendre à vivre autrement ces temps de crises – financière, écologique, énergétique, sanitaire – en composant localement des temporalités diverses et multiples en paysages dynamiques. En développant une sensibilité à la pelote dense de trajectoires hétérogènes et enchevêtrées, on peut apprendre localement, modestement, à maintenir une planète habitable.

 

Image : © Louis Pelosse

1

Alvin Tofler, Le Choc du futur, trad. française Sylvie Laroche et Solange Metzger, Denoel, 1974.

2

Harmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, trad. Didier Renault, La découverte, 2010.

3

Michel Serres, Petite Poucette, éditions Le Pommier, 2003.

4

Nicole Aubert, Le culte de l’urgence. La société malade du temps, Champs essais, 2009. La recherche du temps : individus hyperconnectés, société accélérée, érès, 2018. Cédric Lagaudré, L’actualité pure, essai sur le temps paralysé, PUF, 2009. Myriam Revault d’Allones, La crise sans fin. Essai sur l’expérience moderne du temps, Seuil, 2012. Christophe Bouton, Le temps de l’urgence, Lormont, Le Bord de l’eau, 2013. Judy Wajcman, Pressed for Time: The Acceleration of Life in Digital Capitalism, University of Chicago Press, 2014.

5

NDLR : Fitness signifiant ici être adapté.e à son environnement alors que robustness renvoie à la force.

6

Virginia Woolf, Moments of Being, trad. française Colette-Marie Huet, Instants de vie, Stock, 2009.

7

Timescape en anglais se présente comme une alternative à l’échelle des temps (timescale) que dessine la chronologie.

8

Barbara Adams, Timescapes of Modernity. The Environment and Invisible Hazards, Routledge , 1998, p. 9. [traduction Bernadette Bensaude-Vincent].

9

François Jullien, Vivre de paysage ou l’impensé de la Raison, Gallimard, 2014. En Chine classique, ajoute Jullien, le temps comme cadre abstrait, universel, n’existe pas (Du Temps. Éléments d’une philosophie du vivre, Grasset, 2001).