©Axel Claes
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Côté images

Tendre à une écriture collective des territoires

Entretien avec Axelle Grégoire
Architecte et cartographe

02-12-2020

Les cartes qui accompagnent cet article sont, pour la plupart, issues de l’ouvrage Terra Forma. Manuel de cartographies potentielles, écrit à six mains par Frédérique Aït-Touati, Alexandra Arènes et Axelle Grégoire, et paru aux éditions B42. Face au constat de l’invisibilisation du vivant dans la cartographie traditionnelle, les autrices entreprennent de questionner la carte comme outil de représentation du monde. L’objectif n’est pas ici de remplacer les cartes traditionnelles mais de proposer de nouveaux points de vue – sept modèles – sur cet outil. Ce travail résonne avec la thématique de ce hors-série, le chez-soi étant ici entendu comme la perception du vivant, de son « terrain de vie ». Nous avons questionné Axelle Grégoire sur cette nécessité de redevenir acteur·ices de l’écriture de nos territoires.

Propos recueillis par Maryline le Corre, coordinatrice à Culture & Démocratie et retranscrits par Thibault Scohier, chargé de projets à Culture & Démocratie

 

Vous et Alexandra Arènes êtes architectes, Frédérique Aït-Touati est quant à elle historienne des sciences et metteuse en scène. Comment est né le projet Terra Forma ?
J’ai travaillé dans une agence de paysage et d’urbanisme, où j’ai rencontré Alexandra [Arènes]. Là, s’est opéré un premier déplacement sur la question du rapport au spatial et au vivant. Ce glissement de focale, de l’environnement bâti à l’environnement naturel, nous a poussées à nous intéresser aux choses et aux êtres qui n’étaient pas représentés et passaient sous le radar de nos outils d’architectes. Nous nous sommes questionnées sur notre façon de concevoir l’espace et sur la carte comme principal outil de travail, pour le diagnostic comme pour la prospective. Elle nous a semblé perfectible au fur et à mesure des projets et des problématiques rencontrées. Nous avons progressivement pris conscience que nous avions une responsabilité de ce point de vue, puisque la façon dont on représente le territoire conditionne nos actions sur celui-ci.
Alexandra a ensuite suivi le programme SPEAP à SciencesPo où elle a rencontré Frédérique [Aït-Touati]n. Nous avons collaboré une première fois ensemble sur le projet Inside, une conférence-spectacle écrite par Bruno Latour. Parallèlement a commencé à six mains le travail sur Terra Forma. Ce qui nous a réunies, c’est la capacité des cartes à déployer des mondes. Il y avait là une possibilité de déconditionner nos réflexes d’aménageur·euses, de chercheur·euses ou de citoyen·nes, de revoir la façon dont on bâtit et crée notre relation au territoire et au terrestre. Je conçois vraiment le projet comme un voyage à travers nos outils. Comment les défaire pour les refabriquer, les réorienter ? Il y a ce double enjeu dans Terra Forma : le rééquipement du regard pour un nouveau type d’exploration autant que le renouvellement d’images et d’imaginaires des territoires observés.

Frontière
© Frédérique Aït-Touati, Alexandra Arènes, Axelle Grégoire,
Terra Forma : Manuel de cartographies potentielles
(éditions B42, 2019).

Comment avez-vous défini les sept modélisations qui composent Terra Forma – Sol, Point de vie, Paysages vivants, Frontières, Espace-temps, (Re)ssources, Mémoire(s) ?
Nous avons dressé une liste de sujets très pragmatiques à partir des problématiques rencontrées dans notre travail en agence : la prévalence du foncier sur la compréhension en profondeur des sols, l’accélération des espace-temps urbains, la complexe réhabilitation et reconnexion des sites postindustriels ou encore la désynchronisation du temps politique, du temps de la ville et du temps cyclique du vivant, etc. Pour étudier chacun de ces sujets, il nous a fallu construire un outil adapté. Progressivement nous sommes revenues sur ces questions avec une référence qui nous a beaucoup inspirée, celle de Robert Hooke, inventeur du microscope. L’idée était qu’avec une autre lentille optique, même métaphorique, nous pouvions voir les choses complètement différemment. D’un point de vue méthodologique, cette idée de la lentille optique est devenue très importante dans le projet de Terra Forma mais également dans la façon dont je pense la pratique désormais.
Nous avons ainsi commencé par construire un premier outil par rapport à la question du sol. Puis pour approcher les habitant·es de ces sols – humain·es et non-humains –, nous avons emprunté le concept du « point de vie »n à Emanuele Coccia et à partir de ces deux premières lentilles tout est venu progressivement : le temps, les ressources et la mémoire. Ces sujets étaient déjà très présents dans notre pratique d’architectes-paysagistes puisque nous étions souvent amenées à travailler sur des territoires qui avaient été abandonnés, abimés, pollués. Se posait alors la question de notre capacité à « réparer » ces sites. Comment ? Et dans quelle direction ? Depuis quels legs ? Nous étions déjà dans une compréhension du territoire très proche de ce que décrit Anna Tsing par l’expression de « paysages en ruines »n. Le dernier chapitre vient ouvrir en contrepoint de ce constat une méthode de bifurcation pour imaginer d’autres futurs possibles.

Même s’il y a des frontières solides, des fractures dans cette continuité, même si l’on croit fermement vivre d’un côté ou de l’autre d’une frontière, nous sommes toujours dans une définition en mouvement, dans des milieux poreux.

Le quatrième modèle du manuel interroge la frontière. Vous la présentez comme une zone d’échanges, un lieu habité, poreux.
Au sein des projets de paysage, nous avons beaucoup travaillé sur les lisières, sur les problématiques propres aux écotonesn, et nous avons pu appréhender le fait que les bordures, franges ou contours caractéristiques de la grammaire du paysage ne sont pas des limites séparatives mais forment des milieux en soi. Tout cela donne à voir le paysage comme n’étant pas composé de lignes mais de dynamiques se développant en épaisseur et en profondeur. L’immatérialité des lignes administratives qui organisent le territoire devient à partir de ce moment-là totalement incongrue. Par ailleurs, en partant du point de vie, nous développons l’idée qu’il n’y a pas de territoire sans corps et que donc il n’y pas de corps sans territoire. Nous vivons toujours dans des passages de seuils. Même s’il y a des frontières solides, des fractures dans cette continuité, même si l’on croit fermement vivre d’un côté ou de l’autre d’une frontière, nous sommes toujours dans une définition en mouvement, dans des milieux poreux. À partir de cette lecture dela frontière comme lieu de vie, comme épaisseur qui vient de la pensée du paysage et du vivant, on a pu reconsidérer cette notion et développer un modèle qui permet d’observer les systèmes d’échange qui caractérisent sa constante métamorphose.

Ces cartes ont-elles un objectif, pratique ou prospectif ?
Nous pourrions nous inscrire dans la pensée d’Yves Citton sur les questions de « désorientation ». Plus que le fait de se repérer pour pouvoir aller d’un point A à un point B, l’orientation se conçoit pour nous dans le fait de créer de nouveaux repères. L’idée n’est pas de produire une nouvelle norme mais de penser des référentiels inhabituels comme possibles alternatives.
Concernant la mise en pratique de ces cartes, nous ne voyons pour le moment que la partie émergée de l’iceberg, nous avançons dans ce projet au fur et à mesure des opportunités et des rencontres. Ces modèles cartographiques ont en effet été conçus avec la volonté de nourrir des chantiers de réflexions thématiques, de relier certains champs disciplinaires et de mettre en capacité des personnes parfois non aguerries à ces outils pour qu’elles puissent questionner leur rapport au monde. Nous essayons ainsi de déconstruire l’idée de la carte neutre. Elles ne le sont jamais, elles sont construites, formatées dans un but précis. On pourrait dire que c’est là notre premier objectif : multiplier les façons de voir pour que se multiplient les voix, les entités – humaines et non-humaines –, prises en compte dans le récit territorial, que soit intégrée la diversité des histoires que racontent un morceau de territoire donné.

Vous dites que la cartographie est un outil classique de colonisation, qu’elle contient des récits construits et que vous proposez un nouveau regard. Serait-il juste dire qu’il est politique ?
De fait, les cartes sont des propositions politiques ! À travers l’histoire, le blanc des cartes a engendré la colonisation de ces « vides » laissés « non renseignés ». Nous nous demandons par ce projet ce qu’il y a derrière ces blancs, derrière ces aplats verts. La carte est en elle-même un enjeu de pouvoir car elle interroge le partage de l’espace, les communs et les modes d’habiter. C’est dans ce sens que nous parlons de Terra Forma comme une tentative d’« habiter parmi les vivants ». Notre décision de proposer un manuel et non un atlas est aussi politique dans le sens où même si des cartes sont présentées dans le livre, elles le sont surtout à titre d’exemple. Le risque est qu’elles deviennent des images iconiques et donc figées.
Avec le manuel, nous proposons des outils qui se veulent appropriables et qui peuvent être décomposés, recomposés, transformés par celui ou celle qui s’en saisit. Être transparent·es sur la façon dont est construit le point de vue qui configure la carte nous semble primordial. Il y a vraiment une liberté dans cette invitation à créer de nouveaux outils. Comme la carte est un instrument du pouvoir, la finalité est de permettre un ré-empowerment autour d’elle, d’entendre des voix qui sont invisibilisées, mais aussi de sensibiliser au fait que l’on peut être acteur·ice de l’écriture de son territoire. Et puis, bien sûr, traiter des sujets comme la question du sol, des ressources, de la frontière, c’est éminemment politique.

POINT DE VIE
Un continuum transcalaire
1. La peau, zone de contact : le corps physique, territoire de l’intime
2. Le seuil : construire des murs pour définir un dedans et un dehors
3. La parcelle : les haies plantées, une exemple de limitation du territoire
4. Le cadastre : une limite non matérielle qui légifère l’acte de construire
5. L’urbanisation (commune et agglomération) : continuum bâti
6. Les boisements : surfaces d’échanges et de filtration, corridors écologiques
7. Le bassin versant : unité hydrologique
8. La Biorégion : unité écosystémique
9. La nation : frontières immatérielles
10. Le continent : partage terre et océan

© Frédérique Aït-Touati, Alexandra Arènes, Axelle Grégoire,
Terra Forma : Manuel de cartographies potentielles (éditions B42, 2019).

Vous expliquez que ce sont des cartes mouvantes, mais est-ce qu’il y a un moment où l’on peut dire qu’elles ont une certaine « validité » ?
Ces cartes sont le résultat d’une expérience cartographique à un moment T. C’est en général le cas en cartographie, mais en invisibilisant ce qui est mouvant et vivant, on propose un semblant de garantie sur la pérennité de la représentation proposée. Je pense que le mot de « validité » est problématique parce qu’il pose plusieurs questions : qu’est-ce qu’une carte valide ? Dans quel régime de pensée s’inscrit-on pour décréter cette validité ? La « validité » peut s’argumenter grâce à la traçabilité des données mobilisées dans ces cartes. Toute exploration cartographique débute pour nous par une enquête et c’est ce travail rigoureux d’investigation qui légitime l’image produite.
La carte est aussi un récit de territoire, et, dans ce sens, une version de la réalité, donc cela ne me pose pas de problème de l’assumer à la fois comme valide [scientifiquement] mais aussi comme un récit parmi d’autres. En réalité, ces cartes posent plus de questions qu’elles ne donnent de réponses. Elles ouvrent des pistes pour d’autres types d’arpentage du monde.

Est-ce que la question du chez-soi que pose notre dossier résonne avec vos travaux ?
Justement, dans la série de chantiers autour de Terra Forma, il y a la fois un projet de recherche pluridisciplinaire mais aussi une série d’ateliers ouverts au grand public dans lesquels on commence par demander aux participant·es de dessiner leur « terrain de vie ». C’est-à-dire le territoire qui se dessine dans le prolongement du point de vie. Celui-ci se partage entre une base ou port d’attache, un terrain d’habitude et un terrain élargi. La première étape de description de ce port d’attache, redéfini comme « zone préférentielle « ou zone de subsistance du point de vie, mêle une réflexion sur l’habitat et les problématiques d’accès à la ressource. Cela pose en filigrane la question de la définition de ce « chez-soi ». Ensuite le « territoire d’habitude » propose de collecter les trajets, capter les trajectoires et les voyages effectués pour matérialiser le territoire influencé par la présence récurrente d’un ou plusieurs points de vie. Ces extensions de points de vie sont des figures en mouvement. Enfin, la dernière dimension de ce terrain de vie est ce qui construit l’horizon de chaque point de vie, son territoire en expansion (réseau élargi, horizon d’attente, paysage rêvé…)

La carte est en elle-même un enjeu de pouvoir car elle interroge le partage de l’espace, les communs et les modes d’habiter.

De tout cela émergent plusieurs questions : d’où vient-on ? Où place-t-on le territoire d’origine ? Existe-t-il ? Y a-t-il une base et peut-elle être mise en danger par un manque de liens ? Plus récemment, nous avons pu nous demander : quel impact a eu le confinement ? Comment cette expérience a-telle déformé notre espace-temps et modifié durablement ou non notre rapport au territoire ? Le dessin des « terrains de vie » se construit progressivement, à partir de tous les liens qui constituent ce territoire, à partir de l’histoire et de la biographie de chacun·e. Les micro-mondes qui apparaissent au cours des séances permettent de voir à quels endroits les choses se superposent, à quels endroits les terrains de vie se lient. Mais ces dessins permettent à l’inverse de pointer où cela se superpose très mal. Le dessin comme outil de pensée devient alors un outil de médiation.

Terrain de vie confinée
Avant et pendant le confinement :
JANVIER 2020
Corps élastique
Base mobile, multiplication des espace-temps de transit
Mouvement pendulaire transfrontalier, maillage de relations à géométrie variable
Archipel des géographies-refuges

AVRIL 2020
Corps stationnaire
Point fixe, réinvestissement domestique
Extension du réseau virtuel et multiplication des connexions
Un kilomètre à la ronde, Horizon obstrué

© Axelle Grégoire, 2020.

De l’ouvrage Terra Forma, retrouvez les cartes « Frontières » et « Points de vie ». La carte « Terrain de vie confinée » est une proposition d’Axelle Grégoire qui s’inscrit dans une démarche semblable.

 

Image : © Axel Claes

1

Directrice scientifique du Master d’expérimentation en Arts politiques (SPEAP).

2

« Nous n’avons pas besoin d’un point de vue, mais d’un point de vie : l’univers vit, il est un produit des vivants, à tout échelle, et c’est en observant le vivant que nous pouvons expliquer l’univers, et non vice versa. » Emanuele Coccia.

3

Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde : sur la possibilité de vie dans les ruines du capitalisme, La Découverte, 2017. Lire aussi l’entretien en p. 17.

4

Zones de transition entre deux écosystèmes.