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Notices bibliographiques

Le totalitarisme industriel – Bernard Charbonneau

Morgane Degrijse, chargée de projet à Culture & Démocratie

19-01-2022

LE TOTALITARISME INDUSTRIEL

Bernard Charbonneau

L’Échappée, 2019, 272 pages.

Présentation

Bernard Charbonneau (1910-1996) est un penseur et écrivain français, pionnier dans le domaine de l’écologie politique. Il a consacré son œuvre et sa vie à la défense de la nature et de l’humain, menacés par la dictature de l’économie et du progrès. Le totalitarisme industriel est un recueil de cer- tains de ses articles – sélectionnés et introduits par Pierre Thiessetn – parus entre 1972 et 1996 dans les journaux militants La Gueule ouverte et Combat nature. Le premier est un journal écologiste anarchiste et contestataire « qui annonce la fin du monde», dont les revendications fortes sont souvent agrémentées d’une bonne dose d’humour noir. Le second se présente comme la revue des associations écologiques et de défense de l’environnement, en lutte contre le rouleau compresseur du développement.

Ce rouleau compresseur illustre d’ailleurs la couverture de l’ouvrage, sur laquelle il trace une interminable (auto) route de béton. Il détruit tout sur son passage et, d’une symbolique implacable, défigure des paysages, autrefois naturels, d’innombrables cicatrices. Sur le ton de la tribune vindicative, Bernard Charbonneau décrit dans ces pages les effets néfastes de la croissance à tout prix, les impacts du soi-disant progrès – apparemment sans limites, y compris

morales – et de l’absolutisme du marché sur l’environnement mais aussi sur les sociétés humaines. Il parle d’une planète rétrécie par l’accélération des transports et des communications – sur laquelle plane l’ombre menaçante de la bombe atomique –, de peuples enfermés dans des villes, poussés à consommer de l’information, des loisirs et de la nourriture dont la qualité se dégrade inexorablement sous l’influence de la société industrielle.

Le livre est divisé en six chapitres, regroupant des articles par thématiques indépendamment de leur ordre chronologique ou de leur publication dans l’un ou l’autre journal. Au fil des pages est déconstruite la notion de progrès, souvent valorisée comme le versant positif de la croissance économique et industrielle, mais ici considérée comme un totalitarisme industriel. Charbonneau met notamment ses lecteur·ices en garde contre le développement de la science et particulière- ment des techniques, prétendument neutres mais s’opposant de plus en plus régulièrement aux libertés humaines. Cette dictature électronique s’impose petit à petit, notamment par le « recensement de tout, la totalisation par l’informatisation [qui] mène à un totalitarisme de fait sous le signe du marché ou du pouvoir » (p. 82). Dans sa vision sombre de la société de consommation, il avance même que « par des voies techniques et non politiques, sans drame, le cauchemar de science-fiction de Georges Orwell, 1984n, se réalise. Et c’est une société libérale et démocratique, non nazie ou stalinienne, qui s’engage dans la voie d’un totalitarisme » (p. 83).

La société industrielle prend sous sa plume l’aspect d’un monstre vorace et insatiable qui détruit pour produire au nom du profit, tout en proclamant agir pour le « bien commun». Elle assèche les cours d’eau, pollue la terre, corrompt les hommes et les femmes. L’industrie agroalimentaire et l’élevage de masse produisent de plus en plus vite des ersatz de nourriture : de beaux produits rapidement arrivés à maturité, mais sans aucune valeur nutritive ni gout. L’auteur prédit que cette tendance mènera l’humanité à prendre ses repas sous forme de pilules si la tendance n’est pas rapidement inversée et que l’on continue à dévaler cette pente glissante. Il prescrit pour ce faire une politique de décroissance et de plantation d’arbres, avant de devoir en arriver à une forme d’écologie totalitaire, lorsqu’il n’y aura plus le choix.

Charbonneau aborde également l’organisation politique du mouvement écologiste, dont il fut un instigateur France. Il fixe le début de la « mode » écologiste aux années 1970 – alors que les mouvements de protection de la nature existaient déjà bien auparavant –, suite à l’insertion de la problématique environnementale dans les préoccupations politiques, notamment grâce à l’organisation du premier

« Jour de la Terre ». Avec la nouvelle popularité et la médiatisation grandissante de l’écologie, apparaissent les dangers de sa récupération, le détournement ou la minimisation de ses objectifs dans des compromis qui servent à laver les consciences sans remédier aux problèmes de fond. Le mouvement n’est pas non plus exempt de courants divergents et de pensées multiples. Une des thèses soutenue dans Le totalitarisme industriel est d’ailleurs que l’écologie est aussi bien de gauche que de droite, conservatrice en même temps que réformatrice. Cela constitue une force d’adaptation mais également un risque de dispersion accru. Aux yeux de l’auteur, il n’existe que deux choix face au jeu politique : « Soit participer et trahir sa vocation de changement, soit refuser le pouvoir et faire la démonstration de son impuissance.» (p. 248) Le dernier chapitre de l’ouvrage, intitulé « La révolution impossible et nécessaire » est composé de quatre articles conçus comme un ensemble – parus dans Combat nature entre 1992 et 1993. Charbonneau y revient sur plusieurs aspects prédominants de sa pensée, tels que les contradictions internes à l’écologie politique, ses raisons d’être, ses perspectives futures. Il s’annonce sceptique quant à l’efficacité des révolutions, l’histoire nous enseignant qu’elles suivent généralement le même schéma: la révolte, la terreur (constituée d’une lutte généralement violente contre les ennemi·es internes et externes), l’instauration de réformes puis une restauration, inévitable bien que pas forcément totale. Il avance également que si la croissance, arrivée à ses limites, provoquait une grosse catastrophe, l’utopie verte portée au pouvoir pourrait imposer une dictature totale nécessaire à la survie de l’espèce et de la planète. Ne souhaitant pas en arriver à de telles extrémités sanglantes et totalitaires, il prône la mise en place d’un système qui allie moyens et fins. Concrètement, un pouvoir politique exécutif pour le court terme (les moyens) ainsi que la création d’une institution vouée à réfléchir et agir sur le long terme (les fins).

Commentaire

Engagé depuis toujours dans des luttes environnementales, témoin privilégié et moteur du développement de l’écologie politique en France, Bernard Charbonneau nous livre un témoignage de premier choix sur les évolutions en cours et à venir de l’écologie. Il n’est pas dupe face à sa récupération par les médias et les entreprises, dénonçant le « green washing ». L’essence du livre pourrait être résumée par la formule consacrée, « on n’arrête pas le progrès ! », le progrès n’y étant pas considéré – on l’aura compris – comme une notion positive. Le monstre productiviste de la croissance exponentielle – de la puissance technique, de la population, de la consommation – détruit en son nom la terre que nous connaissons, habitons et aimons. Le portrait qu’il dresse du totalitarisme industriel est évidemment bien sombre et encore très actuel, même s’il ne rejette pas tout ce qui constitue le véritable « développement », notamment des sciences de la terre par exemple, dont l’écologie est la descendante.

L’ouvrage rassemble des opinions – ou plutôt des cris d’indignation et de passion au sujet de ces combats qui constituent autant les racines que les fruits du mouvement écologique : menaces globales (nucléaire, bombe atomique, mondialisation) et, non moins importantes, luttes locales pour la préservation de telles vallée ou rivière. Le fil rouge de l’importante sélection d’articles est compréhensible et intéressant, mais n’empêche cependant ni la répétition ni l’éclatement du propos, ce qui rend le livre peu aisé à prendre en mains dans son ensemble.

On retiendra toutefois le plaidoyer de l’auteur pour une jouissance simple et respectueuse de la « planète-vie » et de la nature, qui gagneraient à être travaillées et habitées à l’aide de pelles et de haches plutôt que complètement ignorées ou, au contraire, exploitées métho- diquement à l’aide de bulldozers et de tronçonneuses jusqu’à être vidées de leur substance. Ses descriptions de régions et paysages, qu’ils soient préservés ou saccagés, ne suscitent qu’une envie : ralentir, lever le nez de son écran et aller respirer l’air de la campagne, se promener le long d’une côte venteuse ou même simplement retourner un peu de terre dans le potager. Ce n’est qu’en se reconnectant à ces plaisirs essentiels que des pratiques saines et respectueuses d’utilisation de la nature (et non exploitation ou sauvegarde dans des espaces clos) pourront être (ré)introduites.

Mots-clés

Écologie – Croissance – Progrès – Industrie – Technique – Agrochimie – Lutte – Écologie politique

Contenu

Avant-propos (5) − Bio-graphie (21) − I. Un développement exclusif (29) − II. Autorité scientifique, société technocratique (73) − III. Un monstre qui dévore l’espace (115) − IV. Le désert agrochimique (159) − V. Directives pour un mouvement écologique (197) − VI. La révolution impossible et nécessaire (243)

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Journaliste à La Décroissance, il dirige également la collection « Le Pas de côté» aux éditions L’Échappée.

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Voir notice.

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Neuf essentiels (études) 9
Neuf essentiels pour une histoire culturelle du totalitarisme
Avant-Propos

Maryline le Corre, coordinatrice à Culture & Démocratie

Pour une histoire culturelle de la notion de totalitarisme

Claude Fafchamps, directeur général d’Arsenic2

Potentiels totalitaires et cultures démocratiques

Thibault Scohier, critique culturel, rédacteur chez Politique et membre de Culture & Démocratie

Les origines du totalitarisme – Hannah Arendt

Roland de Bodt, chercheur et écrivain

Démocratie et Totalitarisme – Raymond Aron

Kévin Cadou, chercheur (ULB )

La destruction de la raison – Georg Lukács

Roland de Bodt, chercheur et écrivain

Vous avez dit totalitarisme ? Cinq interventions sur les (més)usages d’une notion – Slavoj Žižek

Sébastien Marandon, membre de Culture & Démocratie

« Il faut s’adapter » sur un nouvel impératif politique – Barbara Stiegler

Chloé Vanden Berghe, Chercheuse ULB

Le totalitarisme industriel – Bernard Charbonneau

Morgane Degrijse, chargée de projet à Culture & Démocratie

Tout peut changer: Capitalisme et changement climatique – Naomi Klein

Lola Massinon, sociologue et militante

24/7 – Jonathan Crary

Pierre Hemptinne, directeur de la médiation culturelle à PointCulture, membre de Culture & Démocratie.

Le capitalisme patriarcal – Silvia Federici

Hélène Hiessler

Contre le totalitarisme transhumaniste – Les enseignements philosophiques du sens commun, Michel Weber

Pierre Lorquet

Mille neuf cent quatre-vingt-quatre – George Orwell

Thibault Scohier

La Zone du Dehors / Les Furtifs – Alain Damasio

Thibault Scohier

Pour une actualisation de la notion de totalitarisme

Roland de Bodt