Michel Clerbois
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Dossier

Tour & Taxis Backup*

Maria Delamaren
Artiste plasticienne et architecte

13-06-2017

Face aux opérations de réaménagement de la friche industrielle du BYRRH, Lou Delamare, artiste plasticienne et architecte, s’est attachée à préserver 300 mètres carrés de ce terrain vague végétal. Entreposé au sein du bâtiment, ce jardin artificiel a cohabité pendant un an avec les artistes et habitants temporaires. Retour sur un projet de sauvetage urbain.

« Prends garde à ne pas muséifier ce qui meurt en ignorant ce qui naît dans le désordre et la violence de l’inaccomplin. »

 

En 2013, le groupe de RapaNui asbl s’installe au numéro 4 de la rue Dieudonné Lefèvre dans le remarquable bâtiment du BYRRH qui se situe en bordure directe du site de Tour & Taxis. Ce corpuscule ouvre petit à petit les portes de cet immense entrepôt de 13 000 mètres carrés et accueille successivement divers artistes : circassiens, scénographes, performeurs, plasticiens, musiciens, graphistes et peintres. Ils cohabitent tant bien que mal dans ce gigantesque bâtiment, vétuste, soit, mais dont le potentiel architectural est sans équivalent à Bruxelles.
En 2014, s’amorce sur le site de Tour & Taxis une série de transformations urbaines concernant l’ensemble de l’espace industriel du bas du quartier de Laeken. On y projette un réaménagement complet de cette vaste friche (37 hectares) pour y bâtir un complexe urbain avec bureaux, logements, espaces verts, quartier durable et une nouvelle école, à deux pas du BYRRH.

Lou Delamare, artiste plasticienne et architecte, eut vent de ces transformations urbaines. Cette friche de Tour & Taxis, elle l’avait parcouru en 2010 et s’y rendait fréquemment seule, sans autre but que celui d’éprouver le pouvoir intrinsèque de ce lieu. Elle y vouait un culte silencieux, sans effets de style, comme le faisaient les Indiens d’Amérique du Nord connectés à l’esprit des terres sacrées qu’ils arpentent, et ce, sans jamais tenter de les posséder, ni même de les nommer.
Elle se souvient : « Le site de Tour & Taxis m’est apparu la première fois comme une hallucination et il le resta. J’avais traversé un hangar de 200 mètres de long. Dans sa façade en policarbonate, un petit trou. Je passai mes yeux à travers ce bâtiment comme à travers une jumelle géante, un paysage étonnamment plat et vaste m’apparut. Il semblait irréel, étranger, si loin d’où je l’observais, on aurait dit la Sibérie vue depuis Bruxelles. J’appris qu’un tel paysage n’avait plus été façonné par l’homme depuis plus de 27 ans et qu’il avait fait couler beaucoup d’encre chez les architectes. Moi je vois ce qui est là : 30 hectares de terres marécageuses à perte de vue qui s’étaient transformées en une zone d’entropie incommensurable. Ces atouts étaient inédits : faune et flore sauvage, grande profondeur de champ, perspective atmosphérique dense, horizontalité à perte de vue en pleine ville, poumon urbain gigantesque. Cette zone ne se définissait pas par sa fonction et difficilement par sa géométrie. Sans légitimité apparente, difficilement qualifiable, ce lieu n’a de réalité que par les usages qu’il accueille et ne semble pas devoir bénéficier d’une reconnaissance officielle ou institutionnelle. Tour & Taxis était un réel exutoire urbain, un trou noir citadin, où tout ce qui débordait, dépassait, ne rentrait pas dans la ville, y trouvait une place. Véritable vortex, lieu de décharge physique et spirituelle, il était instable par nature et sa végétation muait sans cesse. Lorsqu’on se plaçait au milieu, la ville tout autour semblait n’être plus qu’un récent souvenir. Ici, pas de fantasme puriste, à bien y regarder, cette nature est semi-artificielle et semi-naturelle. Ne l’oublions pas : c’est un site industriel, un artefact urbain déformé, pas une forêt vierge. L’eau stagne, marres ou flaques ? Les deux inévitablement, quelle question ! Le goudron se ramollit sous mon pied, un mur en béton est planté en plein milieu, je le contourne, il s’écroule. Ici le sol est plus difficile à franchir que les murs. Les arbustes n’ont même pas de feuilles et poussent tels des asperges transgéniques. La vie est sous terre, je ne mange pas les vers mais j’y pense. Des veines de terre passent par-dessus les rails de chemins de fer, des ronces se réunissent sur un terril hirsute et chauve. Des ferrailles s’associent à un bouquet de mauvaises herbes qui transpercent le sol. Un sable étrange scintille à la lumière nocturne et se mélange à la silice des éclats de verre. Je sens que cette zone de Bruxelles mute malicieusement, c’est un caméléon. De par sa physionomie confuse ce site va nous échapper, c’est un secret. Mais alors, comment faciliter son évasion ? Pour l’instant, c’est moi qui m’évade dans ce lieu. Je lui fis une promesse… »
Ce territoire est en voie de disparition. Fétichiste, Lou décide d’en garder un morceau. Elle quitte Paris et frappe aux portes du BYRRH avec une pelle et un couteau-scie à la main. Elle souhaite sauvegarder un échantillon du terrain vague, opérer « un scalp de terrain » et entreposer ce butin à l’intérieur du bâtiment du BYRRH qui jouxte le site.
C’est ainsi qu’en janvier 2014 Lou passe par la petite porte arrière du BYRRH qui débouche sur l’immense terrain vague de Tour & Taxis. Le site est déjà en chantier, le compte à rebours est lancé. Elle se vêt d’un bleu de travail, cette combinaison se confond à merveille avec celle des ouvriers bâtisseurs. Elle choisit d’intervenir sur la dernière parcelle encore non ratissée et commence à découper à la main le sol du terrain vague.
Sur cette zone franche temporaire, elle cohabite harmonieusement avec les pelleteuses et les rouleaux compresseurs des deux chantiers voisins. Les ouvriers, promeneurs et policiers se questionnent mais ne l’interrompent pas, ils sont trop loin ou un brin fainéants pour oser s’aventurer sur le sol semi-marécageux. Il y a aussi une limite cadastrale invisible mais non moins décourageante : légalement Lou n’est pas sur une zone dite « interdite d’accès », dès lors, si on vient à sa rencontre on vient obligatoirement « à découvert » et en terrain neutre. Ils ne sautent donc pas le pas et la laissent tête baissée, affairée à son rituel. On finit même par s’habituer à sa présence et la régularité de son geste, et puis elle est un peu comme eux finalement, elle « travaille la terre ». Mais elle reste méfiante, elle sait que le chantier finira par se resserrer, c’est pourquoi elle doit agir vite et sans trêve.
Au bout de deux mois Lou a collecté environ 300 blocs de terre. Elle les repositionne dans l’ordre de prélèvement dans le BYRRH. Sous l’œil curieux des artistes résidents se reconstitue pièce par pièce un véritable jardin intérieur de 21 mètres carrés au cœur du bâtiment. Dehors, il ne reste plus rien du bas-relief végétal de l’immense friche industrielle. Tour & Taxis garde ses airs d’appartements cambriolés, « au sol subsistent les scarifications laissées par l’artiste : une marque rectangulaire, comme les traces que laissent au mur les tableaux disparusn ».
Les travaux de rénovation prévus au BYRRH tardent compte tenu de l’exigence du programme architectural de ce bâtiment classé et des réformes politiques avenantes. En attendant, l’Arche de Noé du BYRRH conserve en son sein ce précieux échantillon de terrain vague qui profite de la lumière du jour et de la pluie qui passent à travers la verrière délabrée.
Le morceau de terrain entame une vie parallèle à son site d’origine. Les ombres tournent et l’été vient. Cette « curiosité exotique » est maintenue en survie artificielle par les artistes du BYRRH qui l’arrosent avec la lance incendie. Les chiens n’y voient que du feu et y font leurs besoins. Les pigeons s’y ravitaillent en brindilles pour parfaire leur nids dans les poutres métalliques. Parfois, certains visiteurs éprouvés par les fêtes interminables du BYRRH s’aventurent ivres morts dans ce fragment de terrain vague comme s’ils étaient dehors. Les herbes elles, reposent en paix dans leurs cadres de métal rectilignes. Les graines en sommeil germent sans prévenir et le visage de cet échantillon de territoire s’hybride, se marque et se défigure comme celui de l’artiste, en veilleuse.
En 2015, les artistes du BYRRH sont priés d’évacuer les lieux. Le bail précaire du CPAS arrive à son terme et les recommandés se succèdent. La police ne tardera plus. Chacun reprend ses droits, ses biens, ses œuvres, ses tableaux, ses matériaux, ses outils et ses véhicules. Nomades équipés jusqu’aux dents, ils désertent pour un autre bâtiment en « forme de pyramide » à Woluwe-Saint-
Lambert. Lou ne les suit pas, elle ne fera pas partie des Pharaons. Indienne sans tribu, sœur sans frères, solitaire dans l’âme, elle s’est fait « prisonnière volontaire » et reste dans le BYRRH auprès de ce morceau de terrain. Lou dort le jour et prie la nuit, sur un mur elle écrit : « Morte ou vivante ne pas me réveiller. » On respecta, ou pas, qu’importe, « c’est écrit », dit-elle sans crier.
Le 4 décembre 2015, silence, l’hiver revient. La Ville de Bruxelles se manifeste. Enfin, l’artiste reçoit un mail. Elle se lève, met ses chaussures, se brosse les cheveux et ouvre les deux grandes portes du BYRRH. L’IBGE (Bruxelles Environnement) entre dans les bâtiments avec deux camions-grue, bien équipés et tout sûrs. Ils viennent déménager le morceau de terrain, ils le prennent à leur charge. Ce morceau de terrain est à ce jour la seule « mémoire vive » résiduelle du site de Tour & Taxis, un vestige d’un biotope disparu, gisant ici, à prendre ou à laisser, l’artiste avec.
On enlève cette « relique de terre » comme on enlève un sarcophage précieux ou bien comme on capture un hors-la-loi de mauvaise fortune : avec attention, minutie et professionnalisme. Le rituel est orchestré, on passe sous chacun des bacs de métal deux grosses sangles de tissus que l’on fixe ensuite à un crochet suspendu à la grue. La grue soulève sans peine ces cadres de terre de 400 kilos chacun et les dépose un à un dans les remorques du camion. Ces cadres n’avaient pas bougé d’un millimètre du sol du BYRRH depuis plus d’un an et quittent maintenant cette surface bis. L’artiste suit le cortège en silence, docile et éthérée, elle s’incline comme le vent se courbe sur les topographies des territoires déchus et modèle ceux-ci au passage. D’une main tendre elle dit au revoir aux derniers pirates du BYRRH qui dénudent les câbles et rôdent à la lampe frontale. Chacun sa croix.
Un an plus tard, en 2016, EXTENSA (les développeurs immobiliers du site de Tour & Taxis) rachètent à l’artiste ce morceau de terrain, unique relique de terre survivante d’une mémoire disparue. Ils offrent gracieusement cette œuvre à l’IBGE qui a su sauvegarder in extremis ce morceau de territoire. Ils enterrent via ce pacte une hache de guerre. L’artiste n’est pas pour autant mieux installée, elle s’habille dans une cave et dort dans plusieurs grands appartements, c’est un luxe sans style ni forme convenue.
« Désormais, il n’y aura plus d’obstacles, plus de frontières, plus de serrures. Elle a atteint le stade de la schizophrénie heureuse : elle est tout et tout le monde, parle aux promoteurs, aux jardiniers, aux galeries et aux chefs de chantier, et loin de la torturer, cette ribambelle d’identités lui fait un grand manteau d’arlequin, une cape chamarrée qu’elle fait tournoyer en riantn ».
En 2018, l’IBGE, Extensa, le paysagiste Bas Smets et Lou travailleront ensemble à réintégrer cette Relique de Terre dans le futur parc de Tour & Taxis afin de redéposer cet extrait de terrain vague là où il a été prélevé en 2014 et qu’ainsi persiste l’ancien visage d’une terre « Intouchable ».

http:www.loudelamare.com

 

* Relique de terrain de Tour & Taxis. Lou Delamare. 2014.
330 x 660 x 10 cm. 9 bacs acier sur pieds. Terre d’origine. Œuvre acquise en 2016 par l’IBGE (Bruxelles environnement) via Extensa (développeur immobilier de Tour & Taxis).

Image: © Michel Clerbois, Atelier de P.G. n°2, 1988-1989

1

Née en 1986 à Sisteron (Alpes-de-Haute-Provence, France), artiste plasticienne et architecte diplômée par l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris (ENSAD), Maria Delamare (dont le nom d’artiste est Lou Delamare) allie art, architecture et paysage dans ses travaux. Ses thèmes de recherche portent essentiellement sur les problématiques liées aux rites de possession et de dépossession du territoire. L’artiste réalise des « performances géographiques » et intègre à ses projets l’ensemble des aspects anthropologiques, géographiques et documentaires des lieux qu’elle découvre Ces expositions sont composées de divers apports : fragments du réel, vidéos, écrits, sculptures, et photographies documentaires.

2

Référence non trouvée.

3

Philippe Vasset est écrivain et journaliste. Il a publié huit livres oscillant entre le récit, l’enquête et le roman.Cette citation est tirée d’un livre en cours d’écriture Le Grand Escamotage. Ce roman picaresque met en fiction l’histoire vraie de Lou Delamare.

4

Ibidem.

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