- 
III - Exile et asile

Tout autour. Une œuvre commune

PEROU
Pôle d’exploration des ressources urbaines

12-12-2018

À l’été 2017, de retour d’un travail de recherche de deux ans à Calais, le laboratoire de recherche-action PEROU lance sur Mediapart un appel : « Nous pouvons accueillir toute l’hospitalité du monde. » Il ouvre ainsi une enquête coproduite par des citoyens accueillant des migrants, invités par cet appel à décrire certains de leurs actes. Des témoignages en flux continu parviennent à l’équipe du PEROU où des rédacteurs transcrivent chacun d’eux dans ce qui s’apparente à une
« main courante » : une liste d’actes ordinaires, de gestes du quotidien, témoignant d’un bruissement politique, d’un mouvement s’avançant à bas bruit, d’une « hospitalité qui vient ».

Compter ce qui n’est pas compté, conter ce qui n’est pas conté : ainsi se pense cette enquête, « contre procédure judiciaire » dont les éléments sont mis à disposition des avocats défendant des personnes pour « délit de solidarité ». Inventorier les gestes d’hospitalité épars dont le rapprochement dessine sur nos cartes mentales un nouveau territoire habitable, instituer l’acte d’hospitalité comme trésor public, ainsi se pense cette patrimonialisation de « l’hospitalité qui vient » par la déposition de chacun des récits dans la collection du FRAC Centre Val de Loire (Orléans), rendant le texte inaliénable, imprescriptible, ineffaçable. Pour ce hors-série, le PEROU présente un fragment de cette œuvre sans fin, dont le processus d’écriture se poursuit à la force de témoignages qui lui parviendront encore et encore.

Jean-François M., 57 ans, chercheur, domicilié à Paris XIXème, prend en charge, en février et mars 2017, six nuits d’hôtel au Formule 1 de la porte de Saint-Ouen pour Ilmiya et Lyubo M., couple roumain d’une trentaine d’années, et leurs trois filles de 13, 11 et 6 ans. Ces escales à l’hôtel leur permettent de dormir au chaud, de prendre des douches et de laver leur linge.

Michaël B., 55 ans, chômeur, domicilié en banlieue nantaise, dispose de bonnes connaissances horticoles et botaniques. Il passe une partie de ses journées à récolter légumes et plantes sauvages comestibles dans la campagne environnante. Presque chaque soir, il en fait une soupe qu’il apporte ensuite à un groupe de réfugiés vivant à cinq stations de bus de chez lui. Le 11 mars 2017, le potage qu’il a cuisiné se compose de carottes, panais et tétragones. Michaël B. y ajoute crème fraiche et persil avant de charger sa cocotte hermétiquement fermée sur un cabas à roulettes et de sortir de chez lui. Il est 19 heures 30.

Sylviane M., 33 ans, résidant à Paris, croise régulièrement sur le trajet qui la mène à son lieu de travail une famille syrienne faisant la manche dans le métro. Les deux enfants du couple, une fille et un garçon, ont à peu près l’âge de son fils Arthur, qui vient de fêter ses 7 ans. Le samedi 8 avril 2017, Sylviane M. et son fils, à qui elle a parlé de cette rencontre presque quotidienne, décident de faire un tri dans la bibliothèque du garçon et d’en retirer les livres qu’Arthur ne lit plus. Plusieurs mercredis de suite, mère et fils descendent ensemble dans le métro pour apporter ces livres aux deux enfants. Ils n’en donnent à chaque fois que deux ou trois, ne sachant pas où loge la famille syrienne ni si la petite fille et le petit garçon pourront les emporter avec eux. Peu à peu, Arthur se dépossède même des livres auxquels il tient beaucoup. Il s’inquiète longtemps du sort de Riham et Bassel, dont il connait à présent les prénoms, interrogeant sa mère pour savoir où ils vont à l’école.

Lydie H., 53 ans, sans emploi demeurant à Calais, se rend dans un campement le 21 février 2017 vers 10 heures 30 avec une douzaine de sacs tissés et autant de petites étiquettes blanches d’écolier. Elle retrouve un groupe de migrants qu’elle connait, ainsi que quelques nouveaux venus. Chacun l’attend un ballot de linge sale à la main, et le lui confie. Lydie H. inscrit noms et prénoms sur les étiquettes qu’elle applique sur chacun des sacs correspondants. Rentrée chez elle, elle déballe le contenu d’un premier sac. Elle sépare la couleur du blanc. Elle place les deux petits paquets d’affaires dans les deux lave-linges en sa possession. Elle lance ainsi plusieurs cycles de lavage, vidant lessive après lessive les sacs de leur contenu. Elle étend le linge dans son garage, dans son salon et dans l’ancienne chambre de ses enfants. Elle repasse ensuite pantalons et chemises, plie t-shirts et sous-vêtements, puis les range dans chacun des sacs étiquetés. Le lendemain, 22 février 2017 à 17 heures 30, Lydie H. rapporte leurs affaires à leurs propriétaires.

Valérie Z., 54 ans, chirurgienne-dentiste domiciliée à Nantes, reçoit à son cabinet Ishag A., 26 ans, Soudanais, le 17 mars 2017 à 19 heures 15. Elle diagnostique cinq caries et une pulpite, qu’elle soigne immédiatement. Le lendemain, elle appelle Ishag A. pour s’assurer que tout va bien. Aux amis du jeune homme qui lui proposent de payer les soins, elle répond que non, qu’elle le fait comme ça.

Natacha M., 35 ans, domiciliée à Paris, est cadre supérieure dans une grande banque en région parisienne. Lors de fréquents voyages à travers le monde que lui impose son activité professionnelle, elle descend généralement dans des hôtels de luxe. Elle y recueille les échantillons de savon, gel-douche, shampooing et autres produits de soin mis à la disposition des clients. Elle ramène également chez elle les trousses, sacoches, plaids et accessoires en tout genre offerts par les compagnies aériennes. Une fois par mois, elle remet ensuite sa collecte à une association qui accueille les migrants et se charge de leur redistribuer ces divers articles. Depuis juin 2017, Natacha M. milite auprès de ses collègues et relations pour que chacun agisse de même.

Antoine S., Sylvain M. et Pascal T., respectivement âgés de 34, 37 et 51 ans, artistes demeurant à Saint-Ouen, finissent de nettoyer et ranger la pièce de 84 mètres carrés qui leur sert d’atelier. Nous sommes le 10 juillet 2017, il est 17 heures. Vers 18 heures, treize jeunes Soudanais et Érythréens s’y installent pour la nuit.

Clotilde M., 50 ans, commerçante demeurant à Calais, organise la distribution de repas près du port avec le Secours Catholique. Il y a quatre ans, Clotilde M. s’est fait agresser par deux jeunes migrants alors qu’elle fermait le rideau de son commerce. Elle est alors tombée malade, ne réussissant plus à sortir de chez elle pendant deux mois. Encouragée par son médecin, Clotilde M. a répondu à un appel à bénévolat lancé début 2015 par le Secours Catholique. Depuis, elle se rend presque tous les jours dans les campements du Calaisis pour prendre soin des personnes qui cherchent ici refuge.

Jeanne L., 43 ans, vétérinaire demeurant à Boissy-Saint-Léger, accompagne deux adolescents afghans à la gare du Nord à Paris dans la matinée du 29 août 2017. Elle leur achète deux billets de train pour Calais, deux bouteilles d’eau, ainsi qu’un sac à bandoulière. Elle les conduit sur la voie 5 et les installe dans le wagon où se trouvent leurs places. Elle redescend ensuite sur le quai, où elle attend jusqu’au départ du train, à 11 heures 46.

Philippe S., 28 ans, responsable marketing domicilié à Courbevoie, remet, le 1er mars 2017 à 14 heures, à Adewale B., 21 ans, Nigérien, un téléphone portable. Philippe S. prend en charge les coûts du forfait, soit 10 euros mensuels.

Basile B., 25 ans, étudiant résidant à Paris, rencontre Zayd E., Afghan d’une quinzaine d’années, le 3 février à 18 heures, sur un banc situé à quelques pas de la porte de la Chapelle. Ils s’échangent sur leur smartphone des vidéos de danse hip-hop. Basile B. invite ensuite Zayd E. à partager un sandwich grec, lui donne l’adresse du 104, espace culturel situé dans le XIXème arrondissement où de nombreux danseurs de hip-hop se retrouvent, et lui propose de l’y accompagner le lendemain soir.

Chantal M., 61 ans, bibliothécaire domiciliée à Bordeaux, demande à Abdullah A., 46 ans, Soudanais, une pièce d’identité pour procéder à son inscription à la bibliothèque le 22 mars 2017. À l’hésitation d’Abdullah A., elle comprend qu’il n’est pas en mesure de présenter un tel document. Chantal M. poursuit l’inscription en lui répondant : « On dira qu’on l’a vue ».

Marie C., 37 ans, professeure de lettres, domiciliée à Bayonne, et Marc et Anne M., respectivement 47 et 43 ans, professeur de sciences physiques et directrice commerciale, domiciliés à Ivry-sur-Seine, rencontrent Adewale B., Nigérien de 21 ans, le 6 février 2017 à Athènes. Adewale B. souhaite se rendre en France. Il leur indique qu’il dispose de faux papiers. Marie C., Marc et Anne M. prennent un vol de retour Athènes-Paris avec Adewale B. Ils passent ensemble les contrôles de sécurité, journaux et livres sous le bras, comme un groupe d’amis de longue date. Deux heures plus tard, Adewale B. entre sur le territoire français.

Guido T., 32 ans, sans-emploi demeurant à Orly, accueille chez lui le 28 juillet 2017 à 10 heures du matin Mohammad Hussein Z. et Ahmad S., deux Afghans respectivement âgés de 27 et 18 ans. Il leur fait visiter son deux-pièces, leur explique le fonctionnement des appareils électroménagers. Après avoir partagé un café, il remet à chacun une feuille cartonnée sur laquelle il note les codes d’accès à son immeuble, les numéros de téléphone de ses voisins Zoé H. et Malik E., et dessine un plan du quartier indiquant la station de métro et les deux arrêts de bus les plus proches. Guido T. leur donne ensuite un jeu de clés et quitte les lieux à 11 heures 30, pour une dizaine de jours.

Anne-Sophie R., 39 ans, médecin généraliste domiciliée à Sète, va chercher Amir A. et Ibrahim M., deux Soudanais âgés respectivement de 21 et 23 ans, en sortant de son cabinet le 25 août 2017 vers 19 heures. Elle les emmène à son domicile où ils retrouvent son compagnon Martin L., avec qui ils partagent un poisson grillé. Anne-Sophie R. et Martin L. les invitent ensuite à un concert de rock en bord de mer.

Simon K., 31 ans, serveur demeurant à Pantin, retrouve Kiros M., Éthiopien âgé de 22 ans, dans un café de l’avenue Jean-Jaurès à Aubervilliers le 1er  juillet 2017 à 16 heures 30. Simon K. nomme les objets et matériaux composant l’intérieur de l’établissement. Il décrit ensuite les actions qu’ils voient se dérouler dans la rue. Le jeune homme répète les mots et les phrases plusieurs fois, jusqu’à ce qu’un signe approbateur de Simon K. lui signifie que sa prononciation est correcte. Ce cours de français se poursuit ainsi pendant une heure.

Patricia G., 43 ans, animatrice, et Jacques D., 41 ans, graphiste, demeurant à Molezon, hébergent chez eux pendant dix jours, en mai 2017, Serob S., Arménien âgé de 28 ans, tandis que sa femme et sa fille de 4 ans restent logées au Centre d’hébergement et de réinsertion sociale de Mende. La séparation vise à empêcher l’expulsion qui menace la famille. Un collectif de soutien, le RESF Lozère, se bat pour obtenir du préfet l’engagement que Serob S., son épouse Arsiné et sa fille Houri ne seront pas renvoyés.

Charlotte K., retraitée habitant Sainte-Marie-aux-Mines, est bénévole aux Restos du cœur de la ville. Elle connait le prénom et prend soin de satisfaire les goûts alimentaires de chacun des réfugiés du Centre d’accueil qui viennent régulièrement déjeuner dans les locaux de l’association. Le 25 mars 2017, une fois son service achevé, la vaisselle faite et rangée, Charlotte K. passe plusieurs coups de téléphone et entreprend les diverses démarches qui permettent à Zekrullah M., réfugié afghan de 23 ans, de retrouver son sac qu’il a oublié dans le bus.

Laurent P., 68 ans, retraité, demeurant dans le XIXème arrondissement de Paris, est membre du collectif de riverains « P’tits Déj à Flandre » depuis septembre 2016. Il en organise les activités en créant les outils informatiques et pratiques nécessaires à la répartition des tâches : ramassage du pain, préparations ou achats complémentaires (gâteaux, semoule, fruits…), sortie et installation du matériel sur les quais du canal de l’Ourcq, chauffage de l’eau pour préparer le thé et le café, tartinage, service des petits déjeuners aux réfugiés, puis nettoyage et rangement du matériel. De début octobre au 3 novembre 2016, veille de l’évacuation de 3800 réfugiés, l’organisation dont il assure la logistique permet que soient servis un peu plus de 800 petits déjeuners.

 

Image : ©Élisa Larvego, Zara devant la porte de la Belgium kitchen, zone nord de la Jungle de Calais. Série Chemin des Dunes, 2016