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Dossier

Transformer les images du futur en récit

Entretien avec Melat Gebeyaw Nigussie, directrice générale et artistique du Beursschouwburg

17-11-2022

Nourrir les imaginaires est au cœur du travail du secteur culturel et de ses acteurs et actrices. Pour Melat Gebeyaw Nigussie, directrice générale et artistique du Beursschouwburg à Bruxelles, une organisation culturelle doit être un catalyseur de changement. Les idées ne manquent pas pour imaginer des futurs vivables, affirme-t-elle, mais en les rassemblant au sein d’un même lieu, et avec le travail narratif d’une équipe de programmation, se fait l’esquisse d’un récit, d’une histoire cohérente, un devenir potentiel. Et c’est là le pouvoir des institutions culturelles : appuyer et légitimer d’autres récits, et ainsi leur donner une meilleure chance de se réaliser.

Propos recueillis et traduits de l’anglais par Hélène Hiessler, coordinatrice à Culture & Démocratie

Comment un lieu comme le Beursschouwburg contribue-t-il à construire, à nourrir et à disséminer des récits nouveaux ou inspirants sur le présent et le futur?
Le questionnement sur les futurs possibles est intéressant parce que dans une ville comme Bruxelles, c’est précisément ce qui rassemble littéralement tout le monde. Nous sommes peut-être très différent·es les un·es des autres mais l’avenir, c’est ce que nous partageons. Et en tant qu’organisation culturelle, en invitant des communautés, des collectifs, en invitant de nouveaux récits du futur et différentes visions du monde, nous pouvons aussi en imaginer un autre. Comment nous y prenons-nous ? Je crois que les images et les idées ne manquent pas sur le futur : elles existent déjà. Mais en créant un évènement, en formulant une question, les gens peuvent se rassembler et toutes ces différentes images et idées se transforment en un récit, en quelque chose qui a une forme, une cohérence − une histoire. Et cette histoire peut donner aux personnes le désir et la force d’agir une fois dans le monde réel. C’est comme ça que ça fonctionne. Toutes ces idées et images de vers où l’on va, de ce que devrait faire notre ville : les rassembler, faire émerger une cohérence, et ainsi aider les gens à trouver les mots pour des choses qu’ils ressentent, ou à trouver là une histoire qui raconte ce qu’ils ont envie de faire. C’est le pouvoir des récits, de notre travail narratif en tant qu’organisation culturelle.

Nous sommes peut-être très différent·es les un·es des autres mais l’avenir, c’est ce que nous partageons.

J’aimerais rebondir sur cette idée de programmation comme un travail narratif, comme un récit (ou des récits) émergeant d’une série de propositions artistiques/culturelles. Pourriez-vous nous donner des exemples concrets ?
Le Beursschouwburg propose des performances, des concerts, des projections, de l’art visuel, nous organisons de nombreuses expositions et accueillons de nombreux artistes différent·es, parfois des artistes très reconnu·es, la plupart des artistes dit·es émergent·es, qui débutent. Ce sont des propositions très diverses et très éclectiques. Ce que nous tentons de faire, c’est d’articuler ces images éclectiques dans une forme cohérente, de façon à nous sentir en mesure de les communiquer à un public, mais aussi pour nous sentir ancré·es dans un récit du Beursschouwburg. Car nous avons notre propre récit. Nous avons une mission et une vision, nous avons une identité, nous avons des valeurs.

Notre manière de faire cela est de choisir un thème pour chaque demi-saison : un à l’automne et un au printemps. C’est une sorte d’entre-deux : entre un festival et un programme de saison. C’est une question, ou un thème, un problème, un sujet qui éveille notre intérêt, qui vit dans le monde extérieur et qu’on retrouve dans notre programme. C’est un peu comme ça que nous disons : « Voilà, c’est ce que nous faisons, c’est l’histoire que nous vous racontons. » Au printemps 2022, le thème était « les habitudes ». Quelles sont nos habitudes ? Qu’est-ce qu’une habitude ? Quels rites et rituels reproduisons-nous quotidiennement ? Les habitudes peuvent vous donner de l’ancrage, vous rassurer, mais si on ne les questionne pas, qu’on les reproduit par automatisme, elles peuvent devenir dangereuses. Ensuite ou ouvre ces questions : des habitudes on passe aux réflexes, aux modèles − quels modèles dans nos sociétés ? Quels systèmes existent qui sont à repenser ? Et tout cela nourrit aussi notre programme de rencontres − nous organisons beaucoup de conférences parce que nous sommes une maison qui réfléchit beaucoup ! Nous avons eu une série de discussions qui s’appelait « Rompre les habitudes », et nous avons aussi fait un focus sur le milieu universitaire : quelles habitudes existent dans le monde universitaire ? Quels modèles ? Peut-on les repenser ? On s’est aussi penché·es sur la rupture des habitudes dans les relations amoureuses − monogamie, polyamour, etc. Pour nous un thème de mi-saison est une manière de raconter une histoire qui va vivre dans notre programme mais qui vit aussi dans la société, et tout se noue là. Je considère aussi de ma responsabilité de garder un œil sur ce fil rouge, de me demander : ce focus est-il pertinent ? Est-il bien dans l’air du temps ? À l’automne 2022 nous nous pencherons sur les mythes et mythologies, très liés à la question des récits et des imaginaires. Et c’est ainsi que nous travaillons. Bottom-up depuis le programme, et bottom-up depuis ce qui est dans l’air.

Dans sa présentation en ligne, le Beursschouwburg ne se décrit pas comme une institution culturelle, mais plutôt « agissant comme un tiers-lieu », à la différence, par exemple, des « institutions plus établies du Mont des Arts ». Ce choix d’éviter le terme « institution » est-il délibéré ?
Ça l’est. Il se trouve que le Beursschouwburg est l’une des organisations culturelles néerlandophones les plus anciennes à Bruxelles − elle a 56 ans. Au départ, c’était en fait un squat. Le lieu a toujours eu un côté rebelle et expérimental. Ça ne colle pas vraiment à l’idée d’une institution avec des hiérarchies et des rapports de pouvoir à chaque niveau. C’est une maison très conviviale, où les artistes adorent venir, où les publics se sentent bienvenus. Nous trouvons cela très important, et c’est aussi une valeur que nous partageons entre collègues. En effet il me semble que le terme institution ne reflète pas vraiment à ce que le Beursschouwburg essaie de faire. Mais une institution permet aussi le passage d’une expérience singulière à une expérience collective − qui est un peu ce que vous décriviez −, à une pratique inscrite dans la durée, au-delà des individus qui l’ont créée − un processus qui associe continuité et transformation. Diriez-vous que les institutions permettent le passage de communautés d’individus à une forme de communs ?

Pour être claire : je ne crois pas qu’une institution soit nécessairement quelque chose de négatif. Ni le pouvoir, d’ailleurs. Je crois qu’il faut du pouvoir pour accomplir des choses dans le monde. Mais la permanence, qui est souvent tenue pour acquise, peut aussi être dangereuse, parce qu’alors on ne s’interroge plus sur notre raison d’être. Je crois qu’en tant qu’organisation culturelle, sans tomber forcément dans la précarité ou dans une crise existentielle, ça peut être payant de réfléchir au pourquoi et au comment de ce que nous faisons. Bien sûr, je vois aussi les avantages d’être installé·es de manière permanente, d’avoir un lieu fixe dans la ville que des publics puissent s’approprier. Et dans un monde idéal, en effet, une institution que nous possédons toutes et tous, nous la construisons aussi toutes et tous. Mais souvent, ce n’est pas le cas. Pour l’heure, il y a un grand écart entre ce que pourrait être une formidable forme d’institution et ce qu’elles font en pratique. Et je crois que c’est une de nos grandes responsabilités, en tant que travailleurs et travailleuses culturelles, que de combler ce fossé.

Le Beursschouwburg a une mission et une vision, et de fait, elles sont présentées dans un texte sur votre site. Il est plutôt récent ?
Oui. Nous avons rédigé ce texte « mission et vision » avec l’équipe. Elle en avait exprimé le besoin, et je trouvais aussi que l’ancienne version ne correspondait plus vraiment à l’identité actuelle du Beursschouwburg. Parce qu’une identité a beau être permanente, elle évolue aussi. Et nous avons une autre bonne raison de nous y atteler : nous devions rédiger notre demande de renouvellement de financement pour le gouvernement flamand pour les cinq années à venir. Quand j’ai repris ce poste je savais que ce serait le plus gros défi : travailler à l’identité de la maison − une identité déjà forte, mais il fallait trouver les mots justes pour reformuler la mission et la vision.

On peut notamment y lire que le Beursschouwburg cherche à « surmonter les oppositions binaires et [à] accueillir l’ambiguïté, les nuances de gris et les zones d’ombre ». Pour ramener cette idée à ma toute première question : est-il suffisant de faire apparaitre les zones d’ombre des récits dominants pour réactiver/cultiver notre imagination, notre capacité à penser hors du cadre ?
Très bonne question. Je crains toujours d’être trop normative, trop dirigiste. J’hésite donc beaucoup à dire : « Nous devrions reformuler ça. » Ce que nous faisons, c’est montrer ou mettre en lumière ces histoires invisibles, pour ensuite les rendre au public afin qu’il puisse en faire quelque chose. On le sait, l’Histoire est souvent celle des récits dominants. Mais si on prend le contexte africain, par exemple : on voit souvent une sorte d’idéalisme précolonial (« Si les colons n’étaient pas venus, nous aurions été ceci, nous aurions fait ceci et cela »). Et ce paradigme précolonial devient un récit homogénéisant qui englobe tout. Or nous devrions être très attentif·ves − et je le suis moi-même − à ne pas passer d’un extrême à l’autre. Mais tout cela s’inscrit sur le même tableau. Ce que j’aime faire, c’est présenter aux personnes une diversité de choix, de récits, et qu’elles puissent ensuite décider pour elles-mêmes, y repenser plus tard, et les transformer encore. C’est toujours une transformation, mais nous nous gardons de la faire nous-mêmes.

Ce que nous faisons, c’est montrer ou mettre en lumière ces histoires invisibles, pour ensuite les rendre au public afin qu’il puisse en faire quelque chose.

Je voudrais revenir sur l’idée de singularités se rejoignant pour former une histoire cohérente. Comme vous l’avez dit, le Beursschouwburg est à l’image de Bruxelles. Or Bruxelles est une ville fragmentée, un ensemble de groupes et de collectifs qui se définissent les uns par opposition aux autres. Dans un entretien réalisé pour le Journal n°53, Lena Imeraj et Tuba Bircann disent : « En définissant collectivement un groupe, on détermine aussitôt l’autre groupe, c’est-à-dire celles et ceux qui ne partagent pas les mêmes critères. » En cherchant à embrasser tout ces groupes, est-ce que le Beursschouwburg se contente de cette fragmentation ? Ou bien essaie-t-il de représenter une sorte de paysage commun, une « histoire de Bruxelles » ? N’y a-t-il pas un risque, à tenter de construire un récit cohérent, de réduire les singularités, de créer l’illusion d’une unité ?
Voilà une autre question difficile ! Nous avons toutes et tous des identités fragmentées, faites de plusieurs couches. Mais vous voyez comme tout comportement spontané a besoin d’une structure ? Il faut un temps et un lieu pour pouvoir être spontané·e, un structure donc. Eh bien un risque ne peut se prendre que s’il y a une structure, des accords. Donc cette idée de juxtaposer la cohérence et la fragmentation, selon moi c’est une fausse dichotomie. La cohérence, la structure sont précisément ce qui permet aux identités fragmentées, aux fragments de Bruxelles, de se rassembler dans un temps et un lieu donné, et de célébrer cela.

Vous avez dit tantôt : « Les images et idées de manquent pas sur le futur. » Je pense à Graeber et Wengrow qui parlent d’une « panne d’imagination ». Pour vous il n’est pas question de panne ? TINA* n’a pas d’effet paralysant ?
Beaucoup de gens avec qui je travaille ont des tas d’idées pour le futur ! D’après mon expérience, les gens en ont tellement marre du récit de TINA* (there is no alternative) qu’ils ne cessent d’expérimenter et meurent d’envie de faire autre chose. Ils et elles ne se sentent juste pas assez fort·es pour pouvoir passer à l’action.

C’est vrai que les expériences ne manquent pas. Alors qu’est-ce qui rend un récit performatif ? Qu’est-ce qui fait la différence entre un récit qui parvient à avoir un impact dans le monde réel et un qui échoue ?
Peut-être est-ce justement le pouvoir de l’institution, le pouvoir d’une organisation culturelle : la légitimation. Le fait d’affirmer : « Regardez, ce n’est pas une idée insensée, ça soulève des questions intéressantes : venez chez nous, nous avons organisé tout un programme autour. » Et à travers des évènements, à travers des festivals, les personnes sont amenées à voir et à imaginer comment cette idée peut devenir réalité. Je crois sincèrement que c’est le rôle de ce que nous faisons au Beursschouwburg. En 2017, quand nous avons proposé une programmation autour de l’avenir féministe, c’était il y a cinq ans seulement, et c’était révolutionnaire ! Nous sommes en fait des catalyseur·ses de changement. Les institutions culturelles ont le pouvoir de soutenir, d’appuyer et de légitimer d’autres récits, et ainsi de les rendre plus réels.

Nous sommes en fait des catalyseur·ses de changement. Les institutions culturelles ont le pouvoir de soutenir, d’appuyer et de légitimer d’autres récits, et ainsi de les rendre plus réels.

Les différentes générations ont différentes visions du/des futur(s) possible(s), différentes manières de s’y projeter. Vous accordez vous-même beaucoup d’importance aux jeunes. Pourquoi ?
Bruxelles a l’une des populations les plus jeunes de Belgique. Les jeunes se sentent souvent exclu·es des institutions, et pourtant, il est tellement inspirant de côtoyer des jeunes, leur énergie, mais aussi parfois leur espoir et leur optimisme au sujet de l’avenir. Échanger avec elles et eux, les prendre au sérieux est très fécond pour notre organisation. J’ai pu voir dans mon travail à Bozar, et avec le projet Next Generation Please, que si on prend simplement les jeunes au sérieux − en leur donnant des outils, des savoirs, du soutien professionnel −, ils et elles sont vraiment capables de réaliser des choses incroyables. Si vous avez 18 ans et que quelqu’un vous dit « Je crois vraiment en ton potentiel », ça peut vraiment changer le regard que vous portez sur le monde. C’est la responsabilité d’une organisation culturelle d’être capable de leur offrir une plateforme.

Comment collaborez-vous avez les jeunes? Vous les consultez, ou bien est-ce qu’ils et elles participent à la programmation? Le Museum aan de Stroom à Anvers a réuni un groupe de jeunes chargé d’organiser les nocturnes. Est-ce que le Beursschouwburg a déjà envisagé un dispositif semblable ?
Principalement, on s’adresse à elles et eux comme public, ils et elles participent à nombre de nos activités, mais nous travaillons aussi avec de nombreux collectifs que nous invitons à proposer une carte blanche, ou bien nous accueillons leur festival et collaborons avec elles et eux dans ce cadre. Mais nous n’inventons pas la poudre : nous savons qu’il existe de nombreux collectifs très actifs sur le terrain qui font du bon travail avec les jeunes. Il s’agit plutôt d’aller à leur rencontre et de les inviter à collaborer avec nous. Malheureusement, nous n’avons pas les capacités ou les ressources pour mener un projet comme celui du Museum aan de Stroom, parce qu’il faudrait alors tout un programme d’accompagnement.

Côté francophone nous nous référons autant que possible aux « droits culturels » : dans votre travail au sein du Beursschouwburg, est-ce que c’est un référentiel que vous mobilisez beaucoup ?
Je pense à l’Article 23 de notre constitution qui garantit à tou·tes les Belges le droit de participer à la vie culturelle : bien sûr que c’est important. En néerlandais il y a un très joli mot qui n’a pas vraiment de traduction en français ou en anglais : il s’agit de draagvlak. Ça signifie quelque chose comme « socle de soutien ». Eh bien les arts ont besoin de draagvlak, ils ont besoin d’être partagés, compris, appréciés par de nombreuses personnes. Et s’ils ne s’adaptent pas aux changements sociaux et démographiques pour inclure certaines populations, alors ils courent le risque de devenir inutiles.

Image : © Joanna Lorho

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https://www.cultureetdemocratie.be/articles/appartenances-decoloniser-la-pensee/

 

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