- 
Mots-clés

Travail | Démocratie

21-02-2024

Le Manifeste travail. Démocratiser, démarchandiser, dépolluer

Collectif, sous la direction d’Isabelle Ferreras, Julie Battilana et Dominique Méda, Seuil, 2020.

Présentation

Le Manifeste travail. Démocratiser, démarchandiser, dépolluer réunit neufs autrices (Adelle Blackett, Julia Cagé, Neera Chandhoke, Imge Kaya-Sabanci, Lisa Herzog, Sara Lafuente, Hélène Landemore, Flavia Maximo et Pavlina Tcherneva) sous la direction d’isabelle ferreras, Julie Battilana et Dominique Méda. Elles sont toutes professeures ou chercheuses dans des universités du monde entier. Elles travaillent sur les thématiques du droit, de la sociologie, des sciences politiques, de la philosophe politique et économique, de l’entreprenariat, du commerce, de l’économie ou des politiques publiques. L’essai est publié en 2020 par les éditions du Seuil dont la devise affichée sur le site internet est de « publier des ouvrages qui permettent de comprendre notre temps et d’imaginer ce que le monde doit devenir ».

Le propos de l’ouvrage est fortement ancré dans le contexte social, politique et économique de 2020 en pleine pandémie de Covid-19. Cette situation s’inscrit à la suite de la crise financière de 2008 aux États-Unis contestée par le mouvement social Occupy Wall Street de 2011 qui entendait « rejeter la course effrénée au profit dont le résultat est de concentrer les richesses entre les mains d’une minorité toute-puissante qui contrôle l’accès au capital financier, tandis que de larges franges de la population mondiale peinent à survivre dans un environnement de plus en plus dégradé » (p. 10). La problématique développée dans Le Manifeste travail est semblable. Le travail y est défini comme n’étant pas une marchandise mais une « expérience de vie ». Travailler est un investissement de la personne qui travaille, de son intelligence dans sa fonction, de ses émotions et du soin dans son rapport à autrui au travers de ses missions. Les travailleur·ses investissent finalement jusqu’à leur santé mentale et physique (p. 43). Ces dernier·es sont d’ailleurs appelé·es en ce sens des « investisseurs en travail » à l’opposé des « apporteurs de capitaux » qui investissent donc uniquement de l’argent mais décident des directions stratégiques ayant des répercussions directes sur les travailleur·ses.

Deux institutions surdéterminent ainsi « le sort réservé à l’être humain au travail et à la planète Terre : ce que les économistes appellent le “marché du travail” et l’entreprise. Animées par une logique extractive, ces deux institutions structurent la vie des travailleurs et nuisent à l’égalité en dignité et en droits que chacun·e peut légitimement attendre. Il est urgent d’en sortir » (p. 42). « Les êtres humains sont bien plus que de simples ressources. » (p. 17) Justement, pour les autrices, la période de crise que nous traversons est propice au renouveau. Elles incitent à ne pas laisser passer cette opportunité et en ce sens publient une tribunen à l’occasion du 1er mai 2020 dans le journal Le Monde. Signée par plus de 3 000 chercheur·ses du monde entier, la tribune, republiée dans l’ouvrage sous le nom de « Manifeste travail » (p. 27), questionne la place et le rôle du travail dans la société. À partir de la p. 37, chacune des neuf contributrices est invitée à choisir une phrase ou une expression tirée du Manifeste puis à rédiger un texte qui l’interroge, la discute et propose des solutions au problème qu’elle soulève. En lien avec les domaines de recherche de chacune, les textes mettent l’accent sur des spécificités régionales, de genre ou de profession. De cette façon, l’objectif de l’ouvrage est de « créer des ponts entre la recherche et la pratique pour travailler ensemble à la refonte de notre système économique et social » en stimulant nos réflexions et en guidant nos actions (p. 15). Le fil conducteur du livre est la volonté de créer une société plus démocratique, plus juste et plus verte qui implique de rompre avec les structures de pouvoir existantes et les normes dominantes du système néolibéral et capitaliste (p. 13), notamment en reconnaissant «les contributions de chacune et chacun d’entre nous au travail » (p. 17-18). Par cette prise de position, les autrices souhaitent mobiliser pour mener un «effort collectif impliquant aussi bien les autorités publiques, les entreprises, les associations… Et la communauté scientifique, que nous tous et toutes en tant que citoyens » (p. 13).

Ces réflexions s’organisent autour de trois actions à effectuer: démocratiser le travail, « c’est-à-dire donner du pouvoir aux employés et leur permettre de participer aux décisions de l’entrepris », démarchandiser le travail, « c’est- à-dire protéger le travail des seules lois du marché et assurer à chacun le droit au travail », et le dépolluer, « c’est-à-dire s’engager pour sauvegarder et protéger notre écosystème » (p. 18). Ces trois notions sont la base de la réponse à cette question formulée dans l’introduction du livre : « face à cette crise mondiale et multidimensionnelle, à la fois économique, sociale, politique, environnementale et sanitaire, sur quelles bases repartir et comment construire le monde de demain ? » (p. 12)

Commentaire

Le Manifeste travail. Démocratiser, démarchandiser, dépolluer présente plusieurs textes courts qui rendent possible une lecture en plusieurs temps. Le vocabulaire utilisé n’est pas jargonnant et les notions les plus complexes sont définies, ce qui rend la lecture assez abordablen. Les textes sont parfois complémentaires, certains se recoupent mais cela permet d’aborder les notions plusieurs fois, de bien les retenir et de les comprendre différemment en fonction des formulations et exemples propres au domaine de chaque autrice. Bien qu’elles soient toutes universitaires, il s’agit d’une ressource plutôt grand public, comme une introduction généraliste sur ce que devrait être le travail dans notre contexte politico-économico- socio-environnemental. Elles justifient notamment ce panel académique assumé : « Le monde scientifique n’a pas toutes les réponses, mais il est nécessaire que nous toutes et tous sortions de nos tours d’ivoire pour participer, avec humilité et détermination, à l’effort collectif de reconstructionn. » (p. 15) L’ouvrage est un essai dont l’engagement est fortement revendiqué : il est bien question d’un appel à s’informer et à s’engager. Il s’agit donc d’un livre théorique mais à l’aspect plutôt didactique, notamment du fait de la méthodologie utilisée (chaque autrice choisit, explicite et développe une phrase du Manifeste). Les formes des textes diffèrent mais proposent de façon récurrente une définition de la notion principalement mobilisée, parfois avec sa contextualisation historique, le problème qui en découle, ses enjeux, un ou des exemples, et des solutions. Ainsi, les autrices parviennent à lier, selon leur souhait, la théorie et la pratique, ce qui permet d’acquérir un savoir assez complet et divers arguments afin d’étayer nos réflexionsn. C’est pourquoi ce livre a sa place dans cette sélection « d’essentiels » afin d’imaginer un nouveau modèle culturel à partir d’un changement radical du travail en apportant des solutions concrètes basées sur ces trois piliers : démocratiser, démarchandiser, dépolluer.

Nous l’avons dit, le propos est fortement ancré dans le contexte de la pandémie de Covid-19. Certains articles comme celui d’Imge Kaya-Sabanci (p. 87) en traitent particulièrement tandis que d’autres mettent en perspective les problématiques exacerbées pendant cette crise. Cependant, les contextes sociaux, politiques et environnementaux se sont déjà dégradés depuis la parution du livre. Notamment dans le domaine du travail en Belgique, avec les fortes mobilisations contre la détérioration des conditions de travail dans les supermarchés Delhaize suite à la franchisation des enseignes. Quant aux actions de désobéissance civile, elles se multiplient, par exemple avec les actions Code Rouge contre les entreprises les plus polluantes du royaume. En France, les manifestations contre la réforme des retraites ont été nombreuses et largement suivies alors que le gouvernement combat les écologistes notamment en prononçant la dissolution du mouvement des Soulèvements de la Terre (le Conseil d’état a suspendu cette dissolution en août 2023).

L’enjeu de l’essai se veut historique dans le sens où il appelle à un changement radical du monde du travail et de la façon de le concevoir. En termes de temps imparti pour ce changement, les autrices précisent : « Même si les trois principes [démocratiser, démarchandiser et dépolluer] qui animent les milliers de chercheur·ses qui ont signé ce Manifeste peuvent paraitre “politiquement impossibles”, bien éloignés de notre réalité actuelle, nos sociétés n’ont peut-être jamais été aussi proches de les rendre “politiquement inévitables”. » (p. 65) Justement, les enjeux politiques du livre sont particulièrement importants. Tout au long des textes est rappelé ce à quoi doivent servir les états, leur rôle, qui devrait être moteur dans ce changement de modèle culturel. Les états, au nom de la démocratie dont ils se revendiquent, ont la responsabilité de veiller à notre survie et à celle de notre environnement (p. 34). Ce sont les besoins sociaux « qui doivent guider la politique du travail, et non la fiction d’un mécanisme naturel qui n’est jamais rien d’autre que le fruit de l’action humaine » (p. 58). Le marché du travail n’a effectivement rien de naturel, c’est un ensemble de normes, de lois et de politiques construites et garanties par l’état à la solde du capitalisme (p. 56). Un autre enjeu politique est de considérer les entreprises comme des entités politiques vu le pouvoir dont elles disposent sur des biens communs (comme l’environnement) mais aussi sur nos vies (au travail mais aussi dans nos sphères domestiques et privées). De plus, elles disposent de réseaux d’influence politique dont elles jouent pour valoriser leurs propres intérêts et sont souvent largement financées par de l’argent publicn. Si elles sont considérées comme instances politiques dans nos démocraties, alors, il faudrait que leur fonctionnement soit lui-même démocratique et donc que les citoyen·nes soient consulté·es et entendu·es pour toutes les décisions qui seraient prises par ces entreprises. Cela impliquerait « que les entreprises entrent dans une dynamique d’information et de consultation, contraignante sur certains aspects, avec ses représentant·es qui se soucient des effets environnementaux locaux et globaux des activités de l’entreprise (consommateurs et collectivités territoriales en particulier) » (p. 61).

Un enjeu économique assez parlant, mis en avant par Julie Battilana dans l’introduction, serait de faire évoluer les indicateurs que les états utilisent pour guider les politiques publiques. Par exemple, le PIBn (produit intérieur brut) calcule la richesse d’un pays uniquement à partir de sa valeur économique marchande. L’ex-Première ministre néo-zélandaise Jacinda Ardern proposait à l’inverse d’intégrer le bien-être de la population comme un indicateur clé de la réussite du pays et d’en faire une priorité pour son gouvernement (p. 23). Le travail étant une thématique aux multiples enjeux, il recoupe toutes les problématiques énoncées dans le texte introductif à la présente publication, « Vers des politiques culturelles réparatrices », notamment celles liées à l’éducation. Cette dernière est pour l’instant conçue pour « produire » des travailleur·ses adapté·es au « marché du travail ». Ils et elles doivent être adaptables, polyvalent·es, productif·ves et efficaces pour répondre aux « exigences de la division mondiale du travail » et « conjuguer l’hyper-spécialisation des tâches et la mobilité des marchés » (p. 261).

Pour redonner un sens durable et respectueux du vivant à notre modèle de société par le travail, il faudrait encourager l’interconnexion et la circulation des savoirs : « Ces enjeux [décrits dans le Manifeste] ne doivent pas être dissociés de la lutte contre la pauvreté, l’injustice sociale et la discrimination fondée sur le genre ou la racisation. Face à ces problèmes gigantesques, nos sociétés doivent devenir des sociétés apprenantes au sein desquelles la connaissance est largement diffusée et partagée. » (p. 81) Le livre lui-même est un bel exemple de collaboration entre différents domaines de recherches internationaux qui permettent d’aborder le travail à travers des problématiques sociétales plus larges : « Pour éviter la marchandisation et le contournement des droits démocratiques au travail et assurer leur efficience, une action efficace ne saurait se restreindre au secteur public, ni même à certaines formes de sociétés ou à un seul état. » (p. 112) Valoriser l’aspect collectif permet aussi de contrer la culture de la responsabilité individuelle que le néo-management n’a cessé de développer dans le monde du travail et qui gagne toutes les strates de la vie. Comme l’écrit Pierre Hemptinne dans l’introduction du présent ouvrage : « Aujourd’hui, en ce qui concerne la santé, l’individu est responsable de ses pathologies, l’inégalité sociale devant la santé est évacuée, les assurances et mutuelles devraient à terme protéger moins les personnes ayant des conduites dites “à risque”… Ainsi, réinventer des possibles doit passer par la consolidation et l’encouragement des solidarités. »

Un autre point commun entre les deux textes est le besoin d’un aveu général d’échec des politiques actuellement menées, essentiel au changement radical de modèle culturel: comment, en effet, passer à une réflexion collective sur le devenir de tous et toutes sur Terre sans acter et objectiver le piège toxique, le mur que le capitalisme érige entre « maintenant » et « demain » ? il faut « détecter rapidement les erreurs » pour « améliorer la qualité de la prise de décision » (p. 80).

Un dernier point sur la forme. Il faut saluer le choix revendiqué de l’écriture inclusive en français qui « reflète la volonté d’inclusion et d’égalité qui nous anime » (note 1 p. 175) mais elle n’est malheureusement pas tenue tout au long du livre. Le Manifeste n’est d’ailleurs pas rédigé en écriture inclusive ce qui est dommage puisqu’il a été très largement diffusé. Afin de changer les pratiques et que chacun·e d’entre nous se sente considéré·e, l’impact d’un tel texte partagé dans la presse et auprès des universitaires aurait été salutaire. Enfin, les notes sont à la fin de l’ouvrage, ce qui rend compliquée leur consultation simultanément à la lecture. Pour finir, c’est dommage d’un livre qui cite l’action collective comme essentielle de ne pas valoriser toutes les contributions dès la première de couverture !

Marcelline Chauveau, chargée de communication et de diffusion
à Culture & Démocratie

1

« Il faut démocratiser l’entreprise pour dépolluer la planète », Le Monde, 15/05/20.

2

Il manque peut-être la définition « d’économie informelle » et concernant la « garantie d’emploi », il en est question dès le début du livre mais la notion n’est vraiment explicitée que par le texte de Pavlina Tcherneva qui n’arrive qu’à la p. 125. De même, le rôle de certaines instances internationales n’est pas clairement expliqué comme celui de l’Organisation internationale du travail (OIT).

3

Malgré les statuts privilégiés de ces femmes, elles précisent à juste titre qu’elles-mêmes ne sont toujours pas les égales de leurs homologues masculins : « Dans le monde académique [dans le contexte de la crise sanitaire du Covid-19], par exemple, la productivité des universitaires femmes a chuté bien plus fortement que celle de leurs pairs masculins, notamment parce que c’est sur elles qu’a pesé le surcroit de tâches domestiques et familiales. » (p. 89)

4

Il est un peu dommage qu’il n’y ait pas de bibliographie d’ouvrages recommandés pour approfondir la thématique. Il y a parfois des mentions un peu frustrantes comme « […] les sociologues l’ont suffisamment montré […] » (p. 56) qui soulèvent les questions : qui ? Où ? Quand ? Comment ? Mais qui restent donc non référencées.

5

Pour un exemple concret liant des questions environnementales et de santé publique à des conflits d’intérêts par des entreprises agroalimentaires, lire par exemple la bande-dessinée Algues vertes. L’ histoire interdite d’Inès Léraud et Pierre Van Hove, Delcourt, 2019.

6

Dont le manuel est signé par les cinq plus grandes institutions internationales : La Banque mondiale, la Commission européenne, le Fonds monétaire international, l’Organisation de coopération et de développement économiques et l’Organisation des Nations unies.