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Dossier

Travail démocratique et citoyenneté

Alexis Cukier, maitre de conférences en philosophie morale et politique, laboratoire MAPP, l’Université de Poitiers

25-09-2018

Dans son essai Le travail démocratique (PUF, 2018), Alexis Cukier s’appuie sur des analyses empiriques du monde du travail contemporain pour tenter de répondre au problème du clivage entre travailleur et citoyen. Il reprend dans cet article les points saillants de son analyse et les propositions qu’il formule pour démocratiser le monde du travail.

Comment concevoir aujourd’hui une politique démocratique du travail permettant que « les frontières de la démocratie et des droits de citoyenneté » ne s’arrêtent plus « au seuil de l’entreprise, devant le “cœur” de la séparation et du conflit entre gouvernants et gouvernésn » ? Si nous voulons radicaliser la démocratie, nous devons aujourd’hui prioritairement démocratiser le travail. Il s’agit donc de répondre à ce problème : comment associer une démocratisation des activités productives et une production de nouvelles institutions démocratiques ? Autrement dit, il s’agit d’en finir avec le clivage entre « le travailleur » et « le citoyen », pour instituer de nouveaux droits démocratiques attribué à un « travailleur-citoyen » décidant souverainement dans l’entreprise et participant à l’ensemble des décisions démocratiques qui concernent son activité. Ce texte présente quelques-uns des arguments au sujet des conditions et des institutions possibles d’un tel travail démocratisé qui serait au service non plus de l’accumulation capitaliste mais de la citoyenneté démocratique.

Quelle critique démocratique du travail ?
Mon enquête théorique prend parti dans un débat au long cours qui oppose deux traditions de critique démocratique du travail, deux manières de critiquer l’aliénation du travail dans le capitalisme au nom de l’exercice de la citoyenneté démocratique, c’est-à-dire de l’exigence d’une participation de toutes et tous à la délibération, la décision et l’action collectives.

La première s’appuie sur la norme démocratique pour contester la centralité politique du travail, c’est-à-dire l’idée selon laquelle le travail devrait rester au centre de l’organisation de la société. Dans cette perspective, le travail est réduit à la « dimension mortifère de la production capitaliste (c’est-à-dire du travail salarién) » et constitue une pure forme de la domination. Il doit donc être aboli, ou au moins considéré comme un mal nécessaire, et le projet d’une émancipation du travail doit en tout cas être abandonnén.

La seconde soutient au contraire qu’il n’est pas de véritable citoyenneté démocratique sans une démocratisation du travailn. Mais alors, s’il est vrai, comme le résume Bruno Trentin, que « l’impératif des formes modernes de démocratie – “connaitre pour pouvoir participer aux décisions” – devient irréalisable s’il ne coïncide pas plus avec l’affirmation de nouvelles formes de démocratie dans le travailn », c’est d’un même mouvement qu’il faut dépasser aujourd’hui l’aliénation du travail dans le capitalisme et la crise de légitimité des institutions politiques de la citoyenneté démocratique.

Si nous voulons radicaliser la démocratie, nous devons aujourd’hui prioritairement démocratiser le travail.

Pour ce faire, on peut s’appuyer sur deux « possibles réels » à l’œuvre dans nos sociétés. Le premier concerne le mouvement conjoint de désaffection à l’égard des institutions démocratiques existantes, et d’abord celles de l’État, et de réorientation des attentes démocratiques des citoyens vers d’autres lieux, au centre desquels demeure l’entreprisen. Les attentes ordinaires des travailleurs à l’égard de leur activité et leurs critiques à l’égard de l’organisation néo-managériale de l’entreprise expriment une « intuition démocratiquen », selon laquelle les travailleurs veulent être « considérés comme des “égaux” dans l’entreprise – partenaires responsables, citoyens au travailn ». Ces critiques ordinaires rendent notamment compte du fait qu’en organisant la concurrence entre les salariés, le néo-management tend à détruire les conditions de la délibération collective et de la coopération au travail ; qu’en multipliant les normes objectives portant sur le processus de travail, la bureaucratie tend à déposséder les travailleurs de la possibilité d’une mise en œuvre intelligente des décisions ; et qu’en renforçant le pouvoir actionnarial, la finance tend à neutraliser les formes de participation à la décision conquises par les salariés dans la période précédente.

C’est ce que montrent les travaux de Christophe Dejours qui examine notamment la manière dont, « sous la pression des gestionnaires » et du fait de « l’introduction systématique des méthodes d’évaluation individualisée », l’entreprise contemporaine « écrase inexorablement les espaces de délibération collective, au fur et à mesure que chacun apprend à se taire et à se méfier des autres à cause des effets désastreux de la concurrence généralisée qui va communément jusqu’à la concurrence déloyale entre collèguesn ». Yves Clot montre quant à lui que « l’organisation du travail ne délivre pas les ressources dont les salariés ont besoin pour faire un travail de qualité ni même pour déterminer en quoi consiste pareil travailn ». Ces analyses sont partagées par de nombreux autres chercheurs, psychologues et sociologues du travail, qui visent à rendre compte par la théorie de la parole critique des travailleurs. Même si elles ne s’expriment pas le plus souvent dans un langage ou des pratiques considérées comme politiques, ces critiques ordinaires – éclairées par les recherches psycho-sociologiques sur les expériences sociales négatives au travail – démontrent que les travailleurs ont intégré toujours plus l’exigence de la citoyenneté démocratique : participer effectivement à la délibération, aux décisions et à leur mise en œuvre collectives.

Expérimentations démocratiques au travail
C’est aussi à partir d’expérience positives – aussi rares, isolées et inachevées qu’elles puissent être aujourd’hui – que doivent être conçues les formes possibles d’un travail démocratique. On peut distinguer à cet égard trois idéaux-types d’expérimentation démocratique au travail : les coopératives, qui limitent le pouvoir économique et politique des propriétaires (ainsi, dans le statut SCOP en France, les salariés associés détiennent 51% du capital et 65% des droits de voten) ; les entreprises ou collectifs de travail en autogestion, qui visent à abolir le pouvoir économique et politique des propriétaires n; enfin les conseils de travailleurs, qui cherchent à étendre leur pouvoir politique au-delà de l’entreprise en faisant du conseil ouvrier la (ou une) base du pouvoir politique, ou bien du conseil social – composé de représentant des ouvriers et des citoyens –, l’instance légitime du gouvernement politiquen.

L’analyse de telles expérimentations, passées et en cours, montre que ce qui permet de passer d’une organisation démocratique de l’activité au travail à l’activité de démocratisation de l’ensemble des rapports sociaux, peut être une association ou un collectif informel de solidarité (composé de consommateurs et de militants) avec les coopératives ou entreprises autogérées ; une collectivité territoriale intégrant des représentants des travailleurs ; ou l’expérience d’une lutte sociale mêlant les travailleurs à d’autres acteurs de la mobilisation, par exemple un syndicat ou un parti politique. Elle permet aussi d’inscrire ces expérimentations coopératives, autogestionnaires, syndicales et conseillistes non seulement dans la recherche concrète de « moyens pour que les salariés disposent des outils pour contrecarrer les contre-offensives patronalesn », mais encore dans la lutte des classes pour la pleine réalisation de la citoyenneté démocratique dans et hors de l’entreprise.

On voit que, contrairement à l’alternative dans laquelle les partisans de l’ordre établi enferment la question de la « démocratie d’entreprisen », le projet d’un travail démocratique ne constitue pas l’équivalent idéologique des formes actuelles du « dialogue socialn ». Certes, il est vrai que l’« idéal de démocratisation des entreprises au moyen du renforcement des institutions représentatives et du développement du dialogue social accompagne depuis longtemps déjà les évolutions du monde du travailn ». Cependant, les pratiques réelles du dialogue social, y compris quand elles sont utiles et nécessaires dans le contexte de luttes sociales ou pour défendre des droits sociaux conquis par le mouvement ouvrier, ne sont pas pour autant démocratiques. Ainsi, en France, le système des IRP (institutions représentatives du personnel, notamment le Comité d’entreprise et le Comité d’Hygiène de Santé et des conditions de travail – CHSCT) et de la délégation syndicale, ainsi que les dispositifs qui les accompagnent aujourd’hui (par exemple les baromètres sociaux ou les outils managériaux de participation réaménagés à cet effetn), ne permettent manifestement qu’un contrôle démocratique très limité des décisions de la direction, et ne sont pas conçus pour que les travailleurs participent effectivement à un processus de délibération, de décision et de réorganisation démocratique en ce qui concerne leur activité. Plus encore, les salariés semblent apprécier ces institutions « d’une manière d’autant plus négative qu’ils sont de plus en plus représentésn ». Ce constat n’enlève rien, bien entendu, à la nécessité de l’activité syndicale, et au contraire la rend d’autant plus cruciale qu’elle doit participer à l’invention et à l’imposition de nouvelles pratiquesn et de nouvelles institutions de la citoyenneté démocratique au travail.

Propositions pour une citoyenneté démocratique au travail
Il s’agit donc de faire évoluer le sens du travail pour cheminer vers un mode de production démocratique, où la citoyenneté et le travail ne seraient plus séparés et où les entreprises deviendraient autant d’entités de base d’un système démocratique renouvelé. La mise en œuvre d’un tel « mode de production démocratique » nécessiterait des innovations institutionnelles permettant de répondre à ces trois problèmes : comment abolir le clivage entre activités économiques et politiques, entre le travailleur et le citoyen ? Comment démocratiser conjointement le procès, l’organisation et la division du travail ? Comment décloisonner les rapports entre intérieur et extérieur de l’entreprise et inventer des formes de coopération démocratique transverses dans l’ensemble de la société ? C’est autour de la résolution concrète de ces problèmes que devraient se retrouver aujourd’hui celles et ceux des chercheurs, syndicalistes, militants politiques, membres de collectifs citoyens et assemblées populaires qui veulent réfléchir à l’avenir du travail et de la démocratie.
Et ce sont à ces questions que proposent de répondre les nouvelles institutions, dont la présentation est résumée ci-dessous :
– les conseils d’entreprises au niveau de chaque entité économique, dont les décisions seraient souveraines en ce qui concerne notamment les finalités de l’entreprise ainsi que le recrutement, la rémunération, l’organisation et la qualité du travail ;
– les conseils économiques au niveau de la filière industrielle ou de service, composés de représentant·e·s des travailleurs des différentes entreprises et des divers métiers, dont les décisions seraient souveraines au sujet notamment des prix des produits et des objectifs coordonnés de la production dans la filière ;
– les conseils sociaux au niveau des collectivités territoriales, avec des représentant·e·s de tou·te·s les travailleuses et travailleurs résidant dans le territoire, dont les décisions seraient souveraines en ce qui concerne la division du travail et ses finalités, et donc aussi concernant les activités qui doivent être considérées comme des activités hors-travail ou instituées comme du travail.

Ces institutions de la citoyenneté au travail devraient se fonder sur de nouveaux droits démocratiques pour les travailleurs, et pourraient s’organiser autour de dispositions légales qu’on peut résumer ainsi :
1. Droit au travail pour toutes et tous à la majorité politique (par exemple à 18 ans), avec réduction drastique du temps de travail, abolition du chômage et revenu minimum permettant de bien vivre ;
2. Nouveau statut juridique de l’entreprise, la reconnaissant comme une institution politique dont tous les travailleurs sont membres souverains et dont chaque membre dispose d’un droit de décision égal ;
3. Institution d’un statut politique du « travailleur-citoyen », égal pour toutes et tous et remplaçant le contrat de travail, avec notamment le droit de décision dans les trois nouvelles institutions décrites ci-dessus.
Si elles étaient reprises par des forces syndicales et politiques, ces propositions pourraient constituer, selon les moments et contextes, des perspectives de conquêtes immédiates ou des objectifs à moyen terme. Et bien entendu, leur mise en œuvre devrait être accompagnées d’autres transformations sociales et institutionnelles, et s’appuyer sur de nouvelles luttes et expérimentations sociales.

La question est donc finalement celle du type de subjectivité politique impliquée par un tel travail démocratique. Il s’agit de transformer les figures du « travailleur subordonné » et du « citoyen démocratique » en celle d’un « travailleur-citoyen », effectivement co-responsable de l’ensemble des décisions qui concernent son travail (comme participant au conseil d’entreprise), son ou ses secteur·s professionnel·s (comme participant au·x conseil·s économique·s) et l’ensemble du travail social dans les communautés politiques auxquelles ils participent (comme participant aux conseils sociaux). De ce point de vue, la perspective d’un travail démocratique implique manifestement un décentrement à l’égard du mouvement ouvrier traditionnel comme de la démocratie libérale. Ce nouveau type de subjectivité politique, qu’on propose de nommer le « travailleur-citoyen », est en partie déjà là et en partie à inventer, à partir d’expérimentations démocratiques – passées, en cours et à venir – au travail.

Image : ©Éliane Fourré, Manque (1), linogravure, 2017

1

Bruno Trentin, La Cité du travail. La gauche et la crise du fordisme, Fayard, 2012, p. 413.

2

Bertrand Ogilvie, « Le travail à mort », in Alexis Cukier (dir)., Travail vivant et théorie critique. Affects, pouvoir et critique du travail, PUF, 2017, p. 154.

3

Pour une critique de cette position, voir Emmanuel Renault, « Émanciper le travail : une utopie périmée ? » ; in Revue du Mauss, n°48, 2016.

4

Voir également Franck Fischbach, Le sens du social. Puissances de la coopération, Lux, 2015.

5

Bruno Trentin, La Cité du travail, op. cit., p. 404-405.

6

Voir Alexis Cukier, « Critique démocratique du travail », in Tracés, n°32, 2017.

7

Isabelle Ferreras, Critique politique du travail. Travailler à l’heure de la société des services, Presses Universitaires de Sciences Po, 2007, p. 1.

8

Isabelle Ferreras, Gouverner le capitalisme. Pour le bicamérisme économique, PUF, 2012, p. 85-86.

9

Christophe Dejours, Travail vivant (tome II) : Travail et émancipation, Payot, 2009, p. 84.

10

Yves Clot, Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psycho-sociaux, La Découverte, 2010, p. 50.

11

Voir à ce sujet, notamment Benoit Borrits, Travailler autrement : les coopératives, Éditions du Détour, 2017.

12

Voir à ce sujet Autogestion. L’encyclopédie internationale, Syllepse, 2015.

13

Voir à ce sujet, notamment, Dario Azzelini (dir.), An Alternative Labour History. Worker’s control and Workplace Democracy, Zed Books, 2015.

14

Benoit Borrits, Coopératives contre capitalisme, Syllepse, 2015.

15

Voir Sophie Béroud, « Imposture de la démocratie d’entreprise », in Le Monde diplomatique, Avril 2016.

16

Voir notamment le dossier « Quel dialogue social ? », in Nouvelle Revue du Travail, n°8, 2016.

17

Stéphane Olivesi, Introduction du dossier « De la démocratie en entreprise. Dialogue social et représentation des salariés », in Politiques de communication, n°2, 2014, p. 6.

18

Voir notamment Sophie Béroud, « Perspectives critiques sur la participation dans le monde du travail : éléments de repérage et de discussion », in Participations, n°1, 2013.

19

Stéphane Olivesi, Introduction du dossier « De la démocratie en entreprise. Dialogue social et représentation des salariés », op. cit., p. 8.

20

Voir notamment à ce sujet Sophie Béroud et Paul Bouffartigue (dir.), Quand le travail se précarise, quelles résistances collectives ?, La Dispute, 2009.

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