Travail, sens, éco-anxiété

Pierre Hemptinne, écrivain, cycliste, jardinier punk, membre de Culture & Démocratie

20-06-2023

Les débats sur le recul de l’âge de la pension révèlent un malaise croissant avec ce qui est considéré comme une « vie bonne ». L’impact catastrophique de l’activité humaine sur l’habitabilité de la planète aliène un grand nombre de métiers. Selon le philosophe Baptiste Morizot, cette perte de sens va de pair avec l’aliénation du vivant engendrée par notre modèle économique. En nommant cette crise relationnelle, il ouvre aussi des perspectives de solutions…

Pensions, inégalités du temps à vivre
La France a offert le spectacle, durant plusieurs mois, de millions de personnes défilant contre le recul de l’âge de la pension. Mais ce n’était pas que l’allongement du temps du travail qui était mis en cause. Les cortèges fournis exprimaient de façon diversifiée, plurielle, le désir d’un travail qui ait du sens. La dénonciation du « perdre sa vie pour la gagner » colorait largement tous les slogans. En Belgique, il y a eu un court affrontement entre gauche et droite quant à la possibilité de fixer un montant minimum de 1500 euros pour tout droit à la pension. Une amélioration, mais aussi une aumône au regard du cout de la vie, de l’ambition de pouvoir profiter des derniers âges. On apprenait peu après que les élu·es politiques s’octroyaient des pensions bien plus généreuses, ainsi que des « bonus pensions », inscrivant ainsi au cœur de notre système démocratique une différence quasi ontologique entre les êtres humains d’une même société, assumant une répartition inégale de la qualité de vie, affirmant finalement que tout le monde n’a pas la même valeur. Un principe qui a peu à voir avec une culture démocratique.

 

Redonner du sens au travail, disent les politiques
La demande d’un travail qui ait du sens est de plus en plus diffuse, polymorphe. Elle découle d’un malaise social qui s’étend au fur et à mesure que notre modèle culturel (ce qui organise la vie d’une société) est mis à mal par l’inhabitabilité croissante de la planète, inhabitabilité que ce modèle provoque inévitablement du fait de son activité économique régie par la recherche du profit, l’exploitation sans vergogne des ressources naturelles et la marchandisation du vivant présentée comme « progrès ». Dans la foulée des manifestations en France contre la réforme des retraites, le politique promet de traiter du travail pour en améliorer le quotidien, aider à le « réenchanter », y permettre d’y trouver du sens. Les pistes esquissées – non sans trahir une pensée caractéristique, capitaliste, imposant d’emblée les limites du discutable – vont toutes dans le même sens : gagner un (tout petit) peu plus de pognon, jouer sur les organisations et introduire de la flexibilité dans le rythme de travail, responsabiliser en injectant une dose homéopathique de « démocratie », « intéresser » aux plus-values… En bref, on reste dans le registre d’adaptation des formes de management pour susciter un peu plus de bien-être – plutôt que d’endiguer le mal-être endémique −, on reste dans le cadre du travail tel qu’il est défini par la machine économique dominante, vouée à la croissance et à l’extractivisme. Et ailleurs qu’en France, ça n’est pas beaucoup mieux.

La demande d’un travail qui ait du sens est de plus en plus diffuse, polymorphe.

 

La crise n’est pas qu’humaine mais relationnelle, entre êtres humains et non-humains
C’est mal mesurer ce qu’implique de renouer avec une vie qui ait du sens. C’est surtout, obstinément, fermer les yeux sur l’origine et les implications de la crise climatique. Ce non-dit persistant – alors qu’en termes de « réformes » néo-libérales, on ne cesse de nous jurer que rien n’est tabou ! −, c’est ce que permet de nommer un passage du dernier ouvrage de Baptise Morizot, L’inexplorén. Au sujet de la relation entre êtres vivants-humains et vivants-non-humains, constatant l’exploitation et l’extermination des non-humains par les humains instituées par le principe même de notre économie, et qui entrainent l’habitabilité du monde, l’auteur parle de « crise actuelle de nos relations au vivant ». C’est une crise relationnelle alors que le capitalisme entend toujours trouver la solution en lui-même, technologiquement, renforçant la séparation entre humain et non-humain. C’est empêcher de voir que dans la dynamique négative de cette crise, « les dispositifs qui aliènent les humains sont souvent les mêmes que ceux qui aliènent les non-humains ». Sentiment massif de perte de sens au travail révélé par les pathologies professionnelles croissantes, épidémie de burn-out renforcée la prégnance accentuée de l’écoanxiété : on a là tous les signes d’un processus systémique d’aliénation des humains.

Or, ce qui lie ainsi travail et aliénation découle de ce que l’être humain, via les pratiques auxquelles il s’adonne pour subvenir à ses besoins, contribue à la destruction de sa biosphère, à l’inhabitabilité de la planète. Cette aliénation devient un point commun entre êtres humains soumis à la machine économique capitaliste et non-humains victimes de l’exploitation irrationnelle des ressources. « Ce seraient les activités humaines qui entendent mépriser toute cohabitation au nom d’un profit strictement économique qui seraient aussi celles qui méprisent l’émancipation des travailleurs en leur sein, comme leur accès à des formes de vie plus épanouies. Elles se déploient au détriment des conditions de vie de tous les acteurs en présence, humains et non-humains. Tout type d’activité qui implique de devoir détruire par principe ou mépriser une part de l’environnement vital du travailleur peut difficilement prétendre être émancipateur pour lui. » Baptiste Morizot prend l’exemple archétype de l’agriculteur·ice : « Toute agriculture productiviste qui détruit la vie des sols ; notamment par l’usage massif d’intrants, ne peut prétendre être émancipatrice pour le paysan, qui en est souvent la première victime. » (p. 340)

« Les dispositifs qui aliènent les humains sont souvent les mêmes que ceux qui aliènent les non-humains »

À l’opposé, le philosophe voit dans les pratiques d’agroagriculture et de foresterie alternative, ou dans les expérience d’une vie économique pensant autrement la relation au vivant une piste pour réinventer un travail porteur de sens : « […] les alliances vitales entre certains non-humains se tissent avec des pratiques et des usages du territoire qui, dans le contexte actuel, sont souvent simultanément plus viables pour les communautés biotiques et pour les activités humaines dans ce qu’elles ont d’humain (c’est-à-dire la condition d’existence du travailleur, comme du sens qu’il peut donner à son travail). » (p. 341)

 

Lier travail et habitabilité : exit la croissance
La situation paysanne est exemplaire pour illustrer quelle interdépendance inter-espèces est nocive, quelle autre peut devenir bénéfique à travers le travail réalisé par l’humain. Mais si l’on prend une par une les activités ayant un impact négatif sur l’environnement, le vivant, le climat, la liste des métiers concernés est bien plus vaste ! On peut dire que quasiment tous les métiers devraient aujourd’hui être repensés en termes d’habitabilité de la terre. Ce serait le début pour redonner du sens au fait de « travailler », qui implique toujours d’agir sur l’environnement. Même s’il·elles sont minoritaires, on voit de plus en plus des jeunes contester la valeur de leur formation et de leur diplôme qui les vouent à être rouages de l’extractivisme dominant, fatal. D’autre part, cette situation – ce « contexte actuel » − n’a rien d’un « état de nature » qui était inéluctable. Il a fait l’objet de choix déterminés, radicaux, répétés, assénés, inculqués. C’est ce que rappelle Jean-Baptiste Fressoz dans sa chronique au journal Le Monde : dès les années 1970, en connaissance de cause, « les pays industriels ont “choisi” la croissance et le réchauffement climatique, et s’en sont remis à l’adaptation ». Un modèle culturel a été privilégié, financé, aux dépends de la démocratie, ces choix de la croissance et de l’adaptation n’ayant fait, sur le fond, l’objet d’aucun débat démocratique, d’aucune controverse publique « raisonnée ».

On peut dire que quasiment tous les métiers devraient aujourd’hui être repensés en termes d’habitabilité de la terre.

C’est dire que discuter du sens du travail, aujourd’hui, ne peut plus s’effectuer dans le périmètre des entreprises et de la finalité du travail telle qu’elle est imposée par ce dogme de la croissance. Le bien-être au travail ne se résoudra pas avec la seule ingénierie managériale. Parler du sens du travail, c’est commencer à questionner l’écosystème global de l’économie, en partant du plus basique existentiellement : travailler pour produire quoi et comment, pour quel type de satisfaction primordiale individuelle et collective, exclure les productions qui affectent l’habitabilité de la planète, pour nous et les autres vivants. C’est aborder la question transversale du modèle culturel et de l’action démocratique qui doit le porter et en faire le projet de tou·tes, en posant qu’il n’y aura pas de perdant·e, qu’une solution économique sera apportée pour celles et ceux dont les métiers seront considérés comme n’étant plus soutenables par rapport au nouveau modèle à inventer. Dans chaque filière, retrouver du sens, ce serait sentir au quotidien que ce que l’on produit est bon pour la planète, pour l’individu et ses collectifs, la part humaine et la part non-humaine de ces collectifs.

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Baptiste Morizot, L’inexploré, Éditions Wildproject, 2023.