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Table ronde 2 - Regarder l’autre

Ulitombolesha ? : Retour sur le processus de l’interview de réinstallation des RÉFUGIÉ·ES

Aurore Vermylen
Anthropologue

08-01-2021

Mon travail de thèse portait sur un programme de réinstallationn qui envoie des réfugié·es, vivant dans des camps au Burundi, vers des pays tiers occidentaux. Pour être réinstallé·es les réfugié·es passent la « fameuse » interview où il·elles doivent raconter leur parcours de vie traumatique. Celui-ci est inscrit dans un dossier, sur base duquel il·elles sont sélectionné·es ou non pour être réinstallé·es dans un pays tiers. C’est-à-dire qu’il·elles sont considéré·es comme étant réfugié·es selon les critères de Genève ou des pays qui vont les accueillir. Il me semble intéressant d’expliquer la perception des travailleur·ses humanitaires en parallèle de celle des réfugié·es avec lesquel·les j’ai travaillé – congolais·es ou banyamulenge (qui est une ethnie de rwandophones congolais·es particulièrement touchée par les conflits) – pour essayer de saisir certaines (in)compréhensions qu’il peut y avoir dans ce moment symbolique et charnière de l’interview.

Les travailleur·ses humanitaires sont, pour beaucoup d’entre eux·elles, des gens qui sortent des grandes écoles et qui rentrent directement dans l’appareil ONG/UNHCRn avec une perspective carriériste. Les travailleur·ses qui vont être chargé·es de poser les questions lors des entretiens de réinstallation convoitent en réalité des postes plus prestigieux (comme la protection des camps). Il·elles sont dans des parcours ultra-compétitifs entre-eux·elles. Les interviews se passent la plupart du temps au sein des camps qui sont des lieux reculés. Ce ne sont donc pas les postes les plus confortables, mais ces travailleur·ses acceptent de vivre pendant une grande période de leur vie à l’orée des camps, parce qu’il·elles se disent que ça va leur permettre d’avancer dans leur carrière onusienne. Tout cela va influencer la perception du·de la travailleur·se. En outre, en arrivant dans ces camps, il·elle doit aussi se plier à de nombreuses normes sécuritaires car les camps sont considérés comme des lieux dangereux. Dans certains d’entre eux, les travailleur·ses humanitaires doivent faire un check up au talkie-walkie tous les soirs pour confirmer qu’il·elles sont bien en sécurité. Dès que les travailleur·ses se déplacent d’une ville à un camp en jeep, il·elles communiquent des codes pour indiquer qu’il·elles sont en train de se déplacer afin que l’on sache en permanence où il·elles se trouvent. On est dans des dispositifs ultra-sécuritaires dans lesquels les travailleur·ses se sentent intégré·es et qui contribuent forcément à une perception criminalisante ou du moins dangereuse des camps. Nous, les anthropologues, avons la chance d’échapper à ce dispositif. Mais l’ambiance dans laquelle se trouvent les travailleur·ses va aussi contribuer dans l’autre sens à la perception que les réfugié·s vont avoir de ces dernier·ères.

Le dispositif mis en place pour l’interview de réinstallation s’apparente à de la traque à la fraude et ces interviews ont été historiquement et de plus en plus constituées pour déceler dans le discours des réfugié·es, les mensonges ou les non-mensonges. Les travailleur·ses sont formé·es à y détecter le vrai du faux. Les formations qu’il·elles reçoivent sont axées sur les appareils juridiques internationaux et non sur le contexte politique, sociologique ou culturel des régions en guerre. On ne leur explique pas les dynamiques sociologiques en place mais plutôt que selon l’appareil juridique x ou y, la personne peut être reconnue réfugiée ou non et avec des critères de vulnérabilité, non-vulnérabilité etc. La plupart des personnes que j’ai rencontrées voulaient faire des carrières humanitaires avec une vision idéologique, celle de travailler pour les droits humains. Mais j’ai remarqué que le dispositif de l’interview rendait ces agent·es de plus en plus suspicieux·ses. Sur plusieurs années, j’ai vu des personnes passer d’une perception extrêmement idéologique – « on va faire des interviews pour aider les réfugié·es » – à une perception de plus en plus cynique – « Là, est-ce qu’il a menti ? Je crois qu’il m’a raconté n’importe quoi… De toute façon ils mentent tous ! Mais qu’ils mentent sur leur composition familiale, ça va encore. Moi je ne veux pas faire passer des criminels de guerre car ça c’est le plus grave ».

Du point de vue des réfugié·es eux·elles-mêmes : dans le camp de Kinama, où j’ai fait un de mes terrains, le processus de la réinstallation et donc de l’interview est nommé la « tombola ». On comprend bien ce que cela veut dire : c’est une perception qui s’apparente à un jeu de hasard, on ne sait pas très bien qui va pouvoir obtenir cette réinstallation – une espèce de Graal – et pouvoir sortir du camp. Comme on est dans un camp, toutes les personnes qui y vivent sont déjà reconnues comme réfugiées, ce ne sont pas des demandeur·ses d’asile et il·elles peuvent donc tou·tes prétendre à cette réinstallation. Mais cela est perçu comme une tombola, comme quelque chose qui vient d’en haut. C’est un processus très long, très lent qui préoccupe quotidiennement les réfugié·es. Alors, il·elles vont essayer de comprendre quelles sont les questions posées lors de ces interviews. Celles-ci sont secrètes et les réfugié·es entre eux·elles ne se les divulguent pas car comme on sait que tout le monde ne peut pas partir, il y a une forme de compétition qui se met en place. En réalité, les deux questions ultra secrètes, que l’on a fini par me dévoiler, sont tout simplement des questions qui semblent très logiques pour nous : « Pourquoi est-ce que tu as quitté ton pays ? » et « Pourquoi est-ce que tu ne pourras jamais y retourner ? » Sur base des réponses, les dossiers vont se constituer, tout en sachant qu’il y aussi d’autres critères d’ordre socio-économique – dits ou non-assumés cela dépend. Les réinstallations vont se faire dans des pays tiers occidentaux, c’est-à-dire les États-Unis, le Canada, quelques pays européens, l’Australie, etc. La réinstallation est donc perçue comme une tombola et l’agent·e du UNHCR comme une personne toute puissante qui va pouvoir les faire sortir de ce camp. Ce processus qui préoccupe les réfugié·es s’apparente à une imposition discursive institutionnelle : les gens savent exactement comment il faut arriver à se présenter parce qu’il y a une attente de la part des agent·es du UNHCR de ce que serait un·e « bon·ne réfugié·e ». Évidemment il n’y a pas de « bon·nes » ou « mauvais·es » réfugié·es et la perception de comment raconter un trauma est culturelle. Par exemple en swahili, il n’existe pas de joli mot pour dire « faire l’amour ». Il n’y a que deux mots pour désigner le sexe ; l’un est un mot très neutre, utilisé dans les médias pour désigner l’activité sexuelle et l’autre est un mot violent. Donc il y a beaucoup de femmes qui arrivent devant le processus de réinstallation et qui ne se rendent même pas compte que le viol est un motif d’obtention du statut de réfugiée. De même la sociologie des guerres ne tourne pas du tout autour du fait de montrer ses faiblesses, et il n’est pas simple de raconter son malheur dans une société en guerre. Aussi, des régions comme le Rwanda-Burundi, que j’étudie, sont des régions qui se basent sur le secret même dans les échanges quotidiens. Le lieu « interview » n’est donc pas forcément le plus propice à ce que les gens se racontent.

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Le terme Ulitombolesha signifie littéralement en swahili « as-tu déjà été tombolé ? ». Les Congolais·es du camp de Kinama ont en effet renommé le programme de réinstallation (dont il est fait mention dans la présentation) « la tombola », et il·elles se demandent fréquemment entre eux·elles s’il·elles sont rentré·es dans le processus de sélection des réfugié·es pour la réinstallation. Il·elles s’accostent dans les rues du camp en se demandant « Ulitombolesha ? ». Selon la structure grammaticale swahilie, « -U- » correspond au « tu », « -li- » est le marqueur du passé simple positif, « -sha- » est un marqueur de fin d’action qui signifie souvent « déjà » et insiste sur l’accomplissement d’une action, le radical du verbe tombole faisant référence au programme onusien surnommé « la tombola ». Le swahili, dont il existe de nombreuses variantes, est la langue véhiculaire de l’est du Congo, et donc du camp de Kinama.

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Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés.