Un carrefour devenu frontière

Geoffroy d’Aspremont

18-10-2016

Si la Méditerranée apparaît aujourd’hui comme une frontière, et même une barrière, elle a pourtant été, depuis que l’homme navigue, un lieu d’échanges culturels, humains et commerciaux qui font qu’il y a tant de traits culturels communs entre toutes ses rives, trop souvent méconnus. Geoffroy d’Aspremontn revient sur l’histoire de la construction de l’espace méditerranéen comme carrefour des cultures entre Afrique, Asie et Europe.

 

Dans un premier temps, cet article rappellera brièvement l’histoire de ces civilisations qui ont permis les échanges non seulement commerciaux mais aussi culturels et humains. Ensuite, il montrera comment la décolonisation et la création de nouveaux États d’une part, et des communautés européennes devenues Union européenne d’autre part modifièrent les relations et les échanges dans ce qui deviendrait l’espace euro-méditerranéen. Ces tentatives de coopération pour faciliter les échanges et la coopération ne se sont pas avérées être à la hauteur des espoirs qu’elles ont suscités.

L’espace méditerranéen concentre en son sein un foisonnement de cultures et d’influences. Si elle donne parfois l’impression de constituer l’une de ses faiblesses, cette diversité est pourtant et surtout un gage de richesse et de fortes synergies et interactions potentielles entre ces riverains.

Des Phéniciens à la colonisation

Si, pendant le Néolithique, la pratique du commerce par mer s’est exclusivement concentrée sur les rives orientales de la Méditerranée, les échanges se diversifieront et s’étendront à tout le bassin au cours de l’Antiquité. Les premiers à étendre leurs activités seront les Phéniciens grâce à leurs techniques de navigation : peuple de marchands, ils fonderont des comptoirs dans l’ensemble de la Méditerranée. À partir du VIIe siècle av. J.-C., les Grecs commencent à leur tour leur colonisation du bassin méditerranéen. Ils s’inspirent du modèle phénicien et fondent des comptoirs et des ports marchands dans leurs colonies. Les matériaux et les produits finis circulent dans la région entière. Cependant, le cœur des échanges en Méditerranée orientale se déplacera petit à petit d’Athènes à Alexandrie.

Ces puissances orientales sont bientôt dépassées par celles apparues plus à l’ouest, Carthage d’abord, Rome ensuite. C’est sous la Pax Romana que le commerce maritime et les échanges connaissent leur apogée dans la Mare Nostrum. Et c’est en Judée, sur la côte orientale de la Méditerranée, que naît le christianisme, qui se répand dans tout l’empire. Si la moitié occidentale de l’empire s’émietta au cours du Ve siècle, la partie orientale perdura, sauvegardant les savoirs et les technologies de l’Antiquité. Son hellénisation et sa christianisation donnèrent l’empire byzantin.

Une nouvelle puissance allait cependant ébranler l’empire byzantin, lui enlever ses terres à blé – l’Égypte et la Syrie – et lui couper ses routes commerciales. Cette puissance à la fois religieuse et guerrière, l’Islam, balaya tout le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord et l’Espagne, coupant définitivement ces pays du reste de ce qui avait été l’empire romain, et entraînant un bouleversement complet des échanges dans le bassin méditerranéen. À l’ouest, le Maroc et l’Espagne connurent un développement autonome et donnèrent naissance à l’une des sociétés les plus avancées de l’époque.

Désormais, c’est en Orient que se concentrera la majeure partie des échanges. Jouissant de sa position privilégiée au croisement de deux mers et de deux continents, l’empire romain d’Orient maintint ses activités commerciales, notamment en lien avec les routes de l’ambre et de la soie. Les croisades auront finalement raison de la puissance économique et militaire de cet empire. Mais avant d’expirer, celui-ci aura eu le temps de transmettre les connaissances et la philosophie antiques d’une part aux Arabes et d’autre part à l’Italie, où elles nourriront le Quattrocento.

Profitant de l’affaiblissement des Byzantins par les Occidentaux suite aux croisades, les Ottomans conquirent Constantinople en 1453 et mirent un terme définitif à l’empire byzantin. Les Ottomans étendirent leur pouvoir sur l’Anatolie, la Grèce, les Balkans et une grande partie de l’Afrique du Nord, excepté le royaume des Saadiens au Maroc. Les prouesses navales des puissances européennes coalisées leur permirent d’arrêter l’expansion des Ottomans en Méditerranée à la bataille de Lépante où la flotte ottomane fut écrasée, laissant les mers au libre commerce des Italiens et progressivement des Espagnols.

Le développement de la navigation océanique réduisit peu à peu les échanges en Méditerranée et la Méditerranée, qui fut pendant des siècles le cœur des échanges mondiaux, commença à jouer un rôle de second plan alors que l’empire ottoman déclinait.

Au XIXe siècle, les États du Nord de l’Europe étaient devenus les puissances mondiales et se mirent à coloniser la Méditerranée : la France conquit l’Algérie à partir de 1830, puis fit de la Tunisie un protectorat en 1881. La Grande-Bretagne prit le contrôle de l’Égypte en 1882. L’empire ottoman s’écroula au cours de la Première Guerre mondiale et ses possessions au Levant furent partagées entre la France et la Grande-Bretagne.

Tous ces protectorats et colonies obtinrent finalement leur indépendance entre les années 1920 et 1960. Dans un contexte de guerre froide, de nationalisme arabe et de conflit israélo-palestinien, il s’agit alors pour tous les États du bassin de retrouver une nouvelle façon d’échanger et de coopérer.

Le Partenariat euro-méditerranéen et son échec

Alors que les communautés européennes se mettent timidement en place et que de nombreux États européens accueillent des immigrants venus du Maghreb ou de Turquie pour relancer leur machine industrielle, les échanges entre les rives de la Méditerranée restent très déséquilibrés, le Sud ne parvenant pas à atteindre le développement économique du Nord.

La Communauté européenne mettra en place une politique de coopération au niveau méditerranéen par des accords préférentiels bilatéraux avec certains pays, dans le cadre de la Politique Méditerranéenne Globale (PMG). Ces accords concernaient la coopération commerciale, économique, financière. En 1990, cette politique est rénovée et commence à inclure des notions de respect des droits de l’Homme et de soutien à la société civile.

En 1995, il y a vingt-et-un ans, dans l’enthousiasme de la signature des accords de paix d’Oslo entre Israéliens et Palestiniens, fut lancé le processus de Barcelone. Le fameux Partenariat euro-méditerranéen dont les objectifs ambitieux étaient de créer un espace unique de paix, de stabilité et de prospérité en y incluant des volets culturels et humains.

Ce partenariat est complété par la politique européenne de voisinage datant de 2004 et réactualisé en 2011, suite au « Printemps arabe ». Trois principes régissent le fonctionnement de cette politique de voisinage : différentiation, le fameux « plus pour plus » (more for more) et bilatéralisme. En 2008 est également lancée l’Union pour la Méditerranée, dont l’objectif est de travailler conjointement sur des projets spécifiques communs.

Nous voyons la société de l’autre comme traditionnelle, clanique, sous-développée et sommes nous-mêmes perçus comme individualistes, athées voire décadents.

Malheureusement, ces politiques n’ont pas été un réel succès, et ce pour diverses raisons, tels la perpétuation du conflit israélo-palestinien, la désunion et le manque de coopération qui prévaut entre les pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée, l’incurie des gouvernements, la mondialisation incontrôlée, les écarts de développement ou encore le désintérêt… Cependant, il est une raison bien plus profonde à cet échec: nos gouvernements ont toujours eu tendance à privilégier les relations commerciales, les intérêts économiques à court terme, au détriment des relations culturelles et humaines.

En effet, il y a tout d’abord un manque de connaissance mutuelle entre les rives de la Méditerranée. Nous, Européens, manquons bien trop souvent d’empathie pour les pays arabes que nous jugeons trop vite sur leurs piètres performances économiques et politiques. Nous ne connaissons que trop peu leur histoire, ce qui nous empêche, par exemple, de comprendre que la période coloniale reste une plaie béante, source de rancœur, de frustrations et d’humiliations prolongée aujourd’hui par le conflit israélo-palestinien – conflit dans lequel les Palestiniens sont victimes d’une injustice pourtant avérée et reconnue par le droit international. Cette trop grande emphase sur le passé colonial est malheureusement aussi entretenue par les régimes en place pour justifier leur incapacité à apporter la prospérité à leur population.

Les perceptions erronées voire simplistes sont malheureusement réciproques : depuis la rive Nord de la Méditerranée, nous voyons la société de l’autre comme traditionnelle, clanique, sous-développée et sommes nous-mêmes perçus comme individualistes, athées voire décadents. De plus, l’immigration est désormais perçue comme une menace et l’Islam – dont la première image que nous recevons est celle propagée par les extrémistes – comme parfaitement incompatible avec nos valeurs.

Cette incapacité à comprendre l’autre a empêché les Européens de prévoir les bouleversements qui sont survenus dans la région depuis 2010, incapables de perce- voir qu’une jeunesse éduquée, informée et avide de changements bouillonnait sur la rive sud de la Méditerranée. Les réponses données par les régimes en place à ces demandes ont engendré de nouveaux conflits principalement en Syrie, en Libye et au Yémen. Quant à la réponse européenne, elle s’est montrée hésitante, frileuse et sans impact.

C’est dans ce contexte que s’inscrit également un facteur que nous avons trop longtemps sous-estimé: la propagation d’une doctrine de haine et de rejet, se prétendant apparentée à l’Islam, auprès de certains jeunes en manque de repères et facilement influençables au sein de tout l’espace euro-méditerranéen, et même par-delà.

Des actions sur le long terme

Dans ce contexte a priori très peu enthousiasmant, comment relancer les échanges, et rendre à la Méditerranée son rôle de carrefour des cultures ? Dire que la Méditerranée doit être un espace commun de paix et de prospérité partagée ne peut suffire en soi. Il convient de décliner et de représenter cette aspiration par le développement d’initiatives intellectuelles, sociales et culturelles, ou par la consolidation de la notion d’État de droit et de société civile. Ce sont autant de points qu’il convient de développer en pratique pour que la Méditerranée redevienne cette zone d’échange et de carrefour des cultures qu’elle a vocation à être. Mais cette tâche est longue et ardue. Les citoyens attendent de leurs dirigeants une vision et des actions sur le long terme, et non au nom de quelques intérêts économiques. À côté d’une vraie politique étrangère visant à en finir avec les conflits qui secouent la région, il s’agira de proposer des politiques de mobilité qui respectent l’humain, telles que la libre circulation des personnes et la révision des politiques restrictives en matière d’octroi de visas. Ces changements doivent être des priorités absolues, car elles ne peuvent que favoriser la tolérance et le respect de l’autre. Il en va de la cohésion de nos sociétés, tant au Nord qu’au Sud de la Méditerranée. La responsabilité de nos hommes politiques est énorme, car le temps presse et une telle tâche dépasse malheureusement le temps court d’un mandat électif.

 

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Geoffroy d’Aspremont est administrateur délégué de l’Institut européen de recherche pour la coopération méditerranéenne et euro-arabe, membre du conseil consultatif de l’Assemblée des citoyens et citoyennes de la Méditerranée.