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Conclusion

Un immense désir de démocratie : déployer les droits culturels et les dimensions culturelles des droits humains

Luc Carton
Philosophe, vice-président de l’Observatoire de la diversité et des droits culturels de Fribourg (Suisse)

Sabine de Ville
Présidente de Culture & Démocratie

Bernard Foccroulle
Musicien, ancien directeur du Festival d’Aix-en-Provence, ancien directeur de la Monnaie, membre-fondateur de Culture & Démocratie

Françoise Tulkens
Ancienne juge et vice-présidente de la Cour européenne des droits de l’homme (Strasbourg)

01-12-2020

Ce texte collectif est issu de la conclusion formulée initialement par Luc Carton à l’issue de la journée « Faire vivre les droits culturels ». Il a par la suite connu une série d’évolutions, dont cette version publiée en ligne sous forme de Carte blanche par La Libre le 12 novembre 2019. Une version augmentée est également disponible sur le site de Culture & Démocratie.

UN CONTEXTE GLOBAL DE TRANSITION DÉMOCRATIQUE

Nous appelons transition démocratique cette période habitée par une incertitude grandissante sur la capacité des démocraties libérales de s’ordonner encore aux droits humains. La crise de l’accueil des personnes exilées est l’un des symptômes les plus flagrants du risque de naufrage des États de droit, à l’échelle de l’Europe entière. Un processus de « déshumanisation » est en cours. La même incertitude concerne les droits du vivant, de l’écosystème et des générations futures. La destruction de la biodiversité et la crise climatique en sont les signes les plus évidents.

La fatigue démocratique ainsi nourrie menace même le désir social, culturel et politique de démocratie, socle vivant d’un État de droit. La multiplication des effractions publiques au respect de la dignité humaine, dans les démocraties libérales, tend à se répandre dans la plupart des États membres de l’Union européenne.

Au cœur de cette transition démocratique, il nous semble discerner la difficulté de se représenter le ou les conflit(s) dont la reconnaissance permettrait d’orienter l’avenir, de le façonner ensemble, à égalité, par les voies pacifiques du droit. La transition démocratique pourrait s’analyser comme l’expression d’un déficit de représentation de ce qui nous divise et, partant de ce qui nous unit. Nous sommes donc à la recherche d’un « paradigme», d’une représentation commune de ce qui nous permettrait de faire société à travers débats et conflits, négociations et arbitrages, sans violence.

Nous sommes également à la recherche d’un dépassement des limites de la représentation dans un contexte de grande complexité. Une démocratie limitée, capacitaire, discontinue ne suffit pas à construire un lien de confiance entre représenté·es et représentant·es. Pourtant, l’appétit et le désir de démocratie sont là, patents, puissants, omniprésents dans de multiples dimensions des résistances et des émergences, des Zones à défendre (« ZAD ») aux Communsn, de Me Too à la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugié·es (Bruxelles), mais sans que ces forces puissent s’incarner dans des formes durables et générales de la démocratie politique, sociale, économique et culturelle.

L’HYPOTHÈSE DU PARADIGME CULTURELn

Le paradigme qui a structuré les démocraties libérales fut longtemps de nature politique, centré sur la question de la construction et de l’orientation de l’État de droit. Il a marqué l’époque de la fin du 18e siècle, jusqu’au milieu du 19e siècle. Le conflit politique perdure, bien sûr, mais sa centralité s’estompe, notamment du fait de la mondialisation des échanges, de la marchandisation des sociétés et de la marginalisation des acteur·ices public·ques.

Le paradigme fut ensuite de nature socio-économique. Il a structuré l’époque qui commence au milieu du 19e, jusqu’à la fin des années soixante du 20e siècle. La distribution et la redistribution de la richesse étaient au cœur de la construction et de l’orientation de l’État social. Ce conflit socio-économique perdure, mais son sens lui échappe, du fait de la réincorporation massive de culture dans la socio-économie, de la tertiairisation et de la puissance du capitalisme informationnel.

Le paradigme qui s’esquisse/s’annonce depuis une cinquantaine d’années serait de nature culturelle. Au-delà comme en travers de la question du pouvoir politique, au-delà comme en travers de la question de la distribution sociale des richesses économiques, c’est la question du sens du développement, du sens de la vie sociale, qui serait centrale. Cette question est profondément de nature culturelle et ne peut être
« mise au travail » que par des démarches, méthodes et pratiques culturelles, au sens anthropologique du mot.

Les conflits à nommer et conduire sont de nature culturelle : ils mobilisent la résistance des individus, seuls et en commun, contre l’expropriation de leur autonomie de sujets libres, tant par rapport au marché que par rapport aux mouvements identitaires. Construire ce questionnement, donner forces et formes au paradigme culturel, suppose massivement une nouvelle époque des droits humains, en l’occurrence celle des droits culturels.

DÉPLOYER LES DROITS CULTURELSn

Le développement effectif et intensif des droits culturels et des dimensions culturelles des droits humains est la matrice d’une démocratie approfondie et continue, investie dans l’ensemble des fonctions collectives, dans l’ensemble des services publics, dans l’ensemble des entreprises, dans les associations comme dans les mouvements sociaux. Faire advenir cette époque des droits culturels suppose trois dynamiques, partiellement enchevêtrées et interdépendantes, attelées à repenser le périmètre du domaine culturel et notamment la fécondité des interrelations entre ses sous-domaines.

Du côté des mouvements sociaux, du syndicalisme, du monde associatif, de l’économie sociale et solidaire, internaliser l’exigence d’une pratique intensive des droits culturels, redonner vigueur aux pratiques porteuses d’éducation populaire, explorer les dimensions culturelles des conflits, chercher à donner naissance aux savoirs sociaux stratégiques.

Du côté des acteur·ices culturel·les et des institutions artistiques, porter l’exigence des droits culturels à l’intérieur des institutions et des organisations, dans l’espace et le temps de la création partagéen mais aussi à l’extérieur, dans leurs modes d’intervention sociétale, en déployant de multiples complicités avec les mouvements sociaux, de multiples résidences artistiques dans toutes les circonstances sociales où se font et se défont les liens qui font civilisation.

Du côté des politiques culturelles, soutenir massivement la mobilisation des droits culturels dans les politiques culturelles, en particulier dans les politiques culturelles transversales, hors les murs, dans les hôpitaux, dans les prisons, dans les entreprises, dans les écoles et les universités, dans les lieux d’accueil des personnes âgées, dans les quartiers, les villes et les villages.

La politique culturelle s’esquisse ici comme politique générale ; cela renforce l’exigence qui lui est assignée de développer le pouvoir d’agir, dans toute la société, de « la force transformatrice des arts et de la culture (qui) réside dans la nature de l’expérience esthétique, qui relie les facultés cognitives aux sens et aux émotions, ce qui crée des structures riches de possibilités d’apprentissage, de réflexion, d’expérimentation et d’acceptation de la complexité […]n ».

Une politique générale, investie du référentiel des droits culturels et des dimensions culturelles des droits humains annonce une nouvelle époque de la démocratie : dans l’espace et la distance où se trame le lien de la représentation politique ou sociale, d’innombrables délibérations, nourries par d’innombrables citoyennes et citoyens, donneront une expression collectivement réfléchie et culturellement construite à cet immense désir de démocratie.

Des nouvelles conditions – de revenus et de droits sociaux – devront nourrir cet élargissement des droits, ce déploiement de l’effectivité culturelle des droits humains.

Image : © Anne Leloup

1

P. Dardot et C. Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, 2014.

2

A. Touraine, Un nouveau paradigme. Pour comprendre le monde d’aujourd’hui, Fayard, 2005.

3

Cf. en particulier la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels, 2007 et P. Meyer-Bisch, « Dossier sur la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels/Analyse des droits culturels », in Droits fondamentaux, N. 07, 2008.

4

J.-P. Chrétien-Goni, entretien avec Chr. Delory-Momberger et J.-C. Bourguignon, La création partagée, un lieu du commun, L’Harmattan, « Le sujet dans la cité», 2013/2 N° 4, p. 68 à 80.

5

Rapport de la Rapporteuse spéciale des Nations-Unies dans le domaine des droits culturels, Conseil des droits de l’homme, 4 janvier 2018.

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