- 
Dossier

Un livre c’est une évasion

Gérard de Sélys, ex-journaliste, ex-animateur d’ateliers d’écriture et accessoirement, écrivain

27-08-2024

« J’ai accompli de délicieux voyages, embarqué sur un mot. »
Honoré de Balzac
« Un livre est une fenêtre par laquelle on s’évade. »
Julien Green
« Chaque lecture est un acte de résistance.
Une lecture bien menée sauve de tout, y compris de soi-même. »
Daniel Penna

C’était au temps où il n’y avait pas la télévision en prison. Il était condamné à une longue peine. Un codétenu lui apprit à lire, il ne savait pas. Les journées étaient longues et sinistres entre les murs sales et à la lumière parcimonieuse et blafarde que dispensait la petite fenêtre barrée de deux grosses tiges de fer. Un jour, son codétenu lui prêta un livre. Il commença la lecture en butant sur des phrases trop compliquées, mais il s’obstina. Et il découvrit un autre monde. Les murs tombaient, la lumière devint vive, il entendit des voix et rencontra des personnages qu’il n’avait jamais imaginés. Il tomba amoureux, il voyagea sur des mers inconnues, il ploya le dos sous des pluies serrées, il se fit des amis, il eut peur, parfois, et se sentit bien, souvent. Il termina le gros livre et pleura parce que l’histoire triste était finie. Il reçut un autre livre et sa cellule s’ouvrit plus encore. Quand il nous parla, dans un colloque consacré au système carcéral, ses yeux brillaient. Il nous dit que la lecture l’avait sauvé, libéré, qu’elle lui avait ouvert le monde, appris de nouveaux sentiments, donné des espaces où fuir et se sentir bien.

Je pouvais parfaitement le comprendre. Atteint par la polio et cloué au lit pendant deux ans, la lecture m’avait donné des ailes. Craignant la contagion, les visiteurs étaient rares, sauf un qui m’apportait des livres et des revues, dont Le Courrier de l’Unesco grâce auquel je voyageais dans le monde entier. Je me souviens avoir visité Abou Simbel, marché dans la forêt amazonienne et grimpé sur le Kilimandjaro. Je suis tombé amoureux de l’héroïne de La tulipe noire et de La fille aux cheveux d’or, j’ai eu peur des combats aériens du Grand cirque et pleuré sur Le journal d’Anne Franck. Je n’étais plus seul et les nuages blancs traversant ma fenêtre n’étaient plus mon seul horizon.

Plus tard, beaucoup plus tard, j’ai animé des ateliers d’écriture dans une prison. Malgré mes demandes réitérées, je n’ai reçu aucune aide de la bibliothécaire de l’endroit. Son local était catastrophique comme le choix des ouvrages qu’elle y empilait en désordre. Elle estimait que les détenus étaient des tarés incultes ne méritant pas d’attention. Je ne sais pas si c’est la même chose dans les autres prisons belges. Je sais que des bénévoles apportent des livres dans des établissements pénitentiaires, des livres qu’ils paient de leur poche sans aucune aide. Je suis atterré par ce qui semble être une politique délibérée de décérébration. On sait le peu d’intérêt des gouvernements pour la culture en général mais on peut se demander s’il y a une politique délibérée d’abandon du monde carcéral. Probablement. Les détenus ne représentent pas une masse électorale intéressante. Ce sont des êtres punis et toute sanction qu’on leur inflige est bonne à prendre, y compris le dénuement culturel total. Les livres sont une évasion et toute évasion est interdite, réprimée.

Tant que l’incarcération sera infligée comme une punition, une vengeance, cela ne changera pas.

On pourrait imaginer d’autres pratiques. Telles que l’intervention des bibliothèques publiques dans les prisons. Une action délibérée en faveur de la lecture en milieu carcéral, mais rien n’est prévu en ce sens. Les bibliothèques publiques voient leur budget rogné et la limitation dramatique de leurs actions. Il n’y a pas deux mondes plus différents : le monde du livre, donc de l’évasion et celui de l’enfermement, donc de la réclusion. Il est difficile d’imaginer que le gouvernement fasse entrer l’évasion dans les murs opaques et froids de nos lieux de détention.

Que faire ? Outre les actions de sensibilisation classiques telles qu’en entreprend PAC (conférences, séminaires, publications), on pourrait imaginer l’érection de murs de livres devant les portes des prisons, la distribution médiatisée de livres aux détenus comparaissant dans les palais de justice, la distribution de livres aux familles et amis les jours de visite, le don d’invendus par les libraires, la lecture à haute voix par des bénévoles, dans les prisons et les IPPJ (Institutions publiques de protection de la jeunesse), de textes choisis, le déchargement spectaculaire de livres devant le ministère de la Justice et la distribution de livres et de tracts explicatifs dans les hémicycles parlementaires. On pourrait envisager également le dépôt de plainte devant la Cour de justice de Strasbourg pour non-respect de la Constitution (droit à la culture) par l’État belge.

PDF
Journal 41
Ce que la lecture cultive
Édito

Sabine de Ville, présidente de Culture & Démocratie

Le livre comme outil de démocratie

Propos de Joëlle Baumerder recueillis par Baptiste De Reymaeker, coordinateur de Culture & Démocratie

Le mille-feuille de la lecture. Corps lecteur, corps transmetteur

Pierre Hemptinne, écrivain, directeur de la médiation culturelle à PointCulture, membre de l’AG de Culture & Démocratie

Apport des neurosciences à la problématique de la lecture

Marc Crommelinck, professeur émérite, faculté de médecine, UCL

L’alphabétisation : une question sociale avant tout

Sylvie Pinchart, directrice de l’asbl Lire et Écrire

Un livre c’est une évasion

Gérard de Sélys, ex-journaliste, ex-animateur d’ateliers d’écriture et accessoirement, écrivain

Une fenêtre de papier

Émilie Bender, comédienne

Lire à l’école en Fédération Wallonie-Bruxelles

Hélène Hiessler, chargée de projets de Culture & Démocratie

Oralité et poésie, survivance ou mutation ?

Maryline le Corre, chargée de projets de Culture & Démocratie

Ceux qui lisent. Et ceux qui ne lisent pas

Pascale Tison, écrivaine et réalisatrice radio

Le jackpot* sécuritaire

Roland de Bodt, chercheur et écrivain, membre de l’AG de Culture & Démocratie.

De la géopolitique en 7e professionnelle à l’Institut Sainte-Marie ? Le projet « Next generation please » au palais des Beaux-Arts

Sébastien Marandon, professeur de français
Vincent Cartuyvels, historien de l’art

Petrus De Man

Sabine de Ville, présidente de Culture & Démocratie