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Dossier

Un poète ça sent des pieds*, n’est-ce pas Léo ?

Laurent Bouchain
Metteur en scène et dramaturge
Administrateur de Culture & Démocratie

01-01-2018

« Que font-ils ? Qui sont-ils ?
Ces gens qu’on tient en laisse
Dans les ports au shopping
Au bordel à la messe ? »

Léo Ferré, Words… words… words

8h30, nous sommes vendredi et Dieu seul sait que je suis las ! Cela fait deux bonnes heures que je suis coincé dans mon destin, à balayer du regard ces voitures qui n’avancent plus. Encore un xième bouchon sur cette autoroute saturée à en être malade et qui vomit son surplus de mouvements par des soubresauts d’immobilisme.
Un camion est en panne, sur le flanc, à quelques kilomètres d’ici, dit-on. Quelques enjambées mécaniques, quelques minutes en temps normal, tout au plus. Mais pour l’heure, les centimètres sont chèrement gagnés ! Alors, pour plonger le temps dans l’acceptable, la radio est de mise. On ne peut rien faire d’autre que cela, la posture de l’aveugle qui regarde mais ne voit rien, l’attitude du sourd qui entend mais n’écoute plus et ne pense plus et se remplit du vide porté par des voix outrancières et banales, empruntées par une pseudo bonne humeur préfabriquée et qui martèlent à encrasser l’air conditionné, les bienfaits d’un consumérisme méprisant.

Le temps m’étrangle, le temps me comprime, le temps me désosse.

La pluie s’invite au bal, elle dégouline en tragédie symbolique. La radio me saoule avec ses pubs, ses mots désertés, ses idées dépeuplées. Je la coupe, je branche mon téléphone aux enceintes de la voiture à l’arrêt et je laisse aller mon doigt sur les mille albums enregistrés que celui-ci contient. Et au hasard du réflexe, je décoche celui qu’Aragon décrivait comme étant l’artiste qui « […] rend à la poésie un service dont on calcule mal encore la portée, en mettant à la disposition du nouveau lecteur, un lecteur d’oreille, la poésie doublée de la magie musicale. […] Il faudra récrire l’histoire littéraire un peu différemment à cause de Léo Ferrén ».
Comme c’est bon d’entendre Ferré quand on en a ras le trottoir des inerties du monde et des inepties de ces voix FM-nomades. Et quand Léo se lance dans ses logorrhées rugissantes, quand il nous parle d’un temps où la morale, celle des autres, était la maîtresse de la censure, celle qui régnait en conscience sur nos âmes et nos semblables, l’oppression se dilate et la courte-haleine se guérit presque par magie. Car nous la reprenons la route avec Ferré – même si c’est celle de l’imaginaire – à pleins poumons, nous amenant vers cette « vraie galaxie de l’amour instantané ». (Le chien)

Et quand Ferré s’élance, faut se pousser et se laisser faire, se laisser déborder. Ça, la pluie, elle l’a compris. C’est peut-être pour cela qu’elle a tenté d’intensifier ses ardeurs, qu’elle a frappé encore plus fort sur mon corbillard de métal à l’arrêt. Ferré venait de déclarer la guerre, celle de la mélancolie : « La mélancolie / C’est voir dans la pluie / Le sourir’ du vent / Et dans l’éclaircie / La gueul’ du printemps / C’est dans les soucis / Voir qu’la fleur des champs. » (La mélancolie) et la pluie cherchait à le faire plier.
Au moment où tout était en lutte et fracas, Ferré a porté le coup de grâce en dégainant ces fleurs de sensualités puisées dans l’inavouable (du dévotement), l’inacceptable (du bourgeoisement), l’irresponsable (du proutproutement). Et cela s’enchaîne et s’empile, les images et le verbe nous parlent de la menstruation, de la poésie et de l’amour : « Pour la Légion d’Honneur qui sort de ta matrice »(Requiem)ou encore « Je t’apprendrai le verbe “aimer” / Qui se décline doucement / Loin des jaloux et des tourments / Comme le jour qui va baissant / Comme le jour qui va baissant / Tu as le col d’un enfant cygne / Et moi j’ai des mains de velours / Et quand tu marchais dans la cour / Tu t’apprenais à me faire signe / Comme si tu avais eu vingt ans » (Petite), le knock-out est annoncé et le silence s’apprête à baisser le rideau.

Bon Dieu, comme les temps ont changé ! Les menstrues ferréennes se censurent toutes seules dans nos libidos contrôlées. Et que dire de sa relation fantasmée dans Petite ? Même si en phare clairvoyant, il nous lance en fin de texte, un « Quand sous ta robe il n’y aura plus / Le Code pénal » ou quand il écrit encore dans sa préface à Poètes…vos papiers ! : « N’oubliez jamais que ce qu’il y a d’encombrant dans la morale, c’est que c’est toujours la morale des autres », que faire, que dire ? Condamner ou justifier ?
Merde, c’est quoi ce bordel ? C’est quoi ces pensées qui s’invitent à dîner à la table de ma basse-morale ? Qu’est-ce qui a changé en si peu de temps ? À qui avons-nous laissé le terrain de la pensée et du verbe ? Qui sont ces cagoulards de mots, ces hypocrites du sens et du pouvoir ? Shakespeare serait-il devenu aussi un terroriste ? (Words… words… words)

« J’ai bu du Waterman et j’ai bouffé Littré / Et je repousse du goulot de la syntaxe / À faire se pâmer les précieux à l’arrêt.» (Poètes… vos papiers !)

Certains diront que Ferré, cet « immense provocateur – qui provoque à l’amour et à la révolution » (Le chien), a toujours été condamné par toutes celles et tous ceux qui ne se reconnaissaient pas dans la marge et la solitude. Effectivement, certains articles d’époque nous le confirment. Comme cette campagne de calomnie portée par Jean Edern-Hallier qui invitait le public à le recevoir « à coup de pavés dans la gueulen ! » ou comme en Algérie en 1975 où Ferré défendait physiquement son droit de chanter devant des jeunes Algériens montés sur scène, tentant de l’empêcher de continuer son Il n’y a plus rien juste après qu’il venait de lancer « Moi, je suis un bâtard. Nous sommes tous des bâtards. »

Sommes-nous si mal avec nos pulsions castropoétiques que certains mots ont la morsure de la honte ? Que s’est-il passé pour que nous soyons devenus tous, bien malgré nous, des experts en moralisation outrancière ?

D’autres s’excuseront de ne voir en Ferré que l’anarchiste redouté et redoutable, qui de bravade en audace, enflamme leurs valeurs et les principes régissant leur existence. Mais faut-il rappeler l’extraordinaire biographie de Robert Belleretn dans laquelle il précise que « […] Ferré l’instinctif se méfiait, jusqu’au rejet, de l’anarchisme qui remettait sur le tapis des doctrines incompatibles avec l’insoumission foncière de celui qui refuse singulièrement les coups de pied dans le cul. Il préférait se référer tout simplement à la définition du dictionnaire […] : négation de toute autorité d’où qu’elle viennen ». D’ailleurs, Léo Ferré ne disait pas autre chose dans Basta : « Le drapeau noir, c’est encore un drapeau. »

Peut-être que Ferré embourbé dans son dedans, dans sa solitude, pouvait se permettre un presque tout : « Une solitude peuplée, voilà le sens de notre condition sociale. Une solitude peuplée d’images. Voilà pourquoi les hommes n’aiment guère quitter la ville. Il faut beaucoup d’abnégation pour vivre ailleurs que dans le cercle. Les sages qui y parviennent sont rayés des listes. On n’aime guère les marginaux. […] Les idoles laides sont plus rentables dans ce commerce misérable parce qu’elles répondent mieux aux demandes du voyeur commun qui se retrouve plus facilement dans un Aznavour que près d’une Garbo. Au fait, sans voyeur, pas d’idoles. […]. » (Les idoles n’existent pas) Aurait-il pu chanter aussi librement, être ce baroudeur, ce poète voyant aux sens déréglésn, aujourd’hui, dans notre contemporanéité lissée ? Je me demande quelles auraient pu être les résonances de tout cela ? Sommes-nous si mal avec nos pulsions castropoétiques que certains mots ont la morsure de la honte ? Que s’est-il passé pour que nous soyons devenus tous, bien malgré nous, des experts en moralisation outrancière ?
Faut-il « déconstitutionnaliser le foutre » (Les idoles n’existent pas) tellement que nous nous sommes perdus dans les tréfonds de notre humanité psychologique avec notre signifiant, notre signifié et notre symbolique ? Et nos affects qui dévorent notre réel à s’en faire exploser notre humanité ! C’est là-dedans que nous nous sommes égarés, dans ce déni d’humanité au profit d’un nouveau monde, d’un nouveau homo materialus ou homo consommus.
Nous nous sommes noyés dans ce paradis perdu où Dieu se touche (Métamec) et survivons comme nous le pouvons dans l’attente d’un réveil salutaire ! « Je me réveillerai, et les lois et les mœurs auront changé, – grâce à son pouvoir magique, – le monde, en restant le même, me laissera à mes désirs, joies, nonchalancesn. » En attendant, on se blottit dans l’entretoise de l’entre-soi, on s’enferme dans l’iPod-prison, de peur d’avouer au vendu de la bienséance nos crimes auditifs.

La pluie a cessé, les 9 heures sont passées, les voitures redémarrent, l’autoroute respire en poison, le monde se remet en branle et la journée est à peine commencée. Je ne démarre pas tout de suite, je me fais klaxonner… et je m’en moque. Mon magnétophone qui se souvient de « cette voix qui s’est tuen » n’a pas fini de m’adoucir alors je laisse faire… « J’étais celui que tu attends / J’étais celui qui t’aimait tant / Depuis longtemps / Ô si longtemps / S’il t’arriva de m’oublier / Tu sais que moi, je n’oublierai jamais… / Car notre amour est plus fort que l’amour. » (Notre amour)

Bon Dieu, que c’est beau…

 

*Léo Ferré, Le chien.

1

Louis Aragon, « Léo Ferré et la mise en chanson », préface au disque Les Chansons d’Aragon, Barclay, 1961.

2

Cité dans Jean-Claude Leroy, « Léo Ferré, “Mon Dieu, qu’il était con !” suivi de Madeleine pour mémoire » [en ligne], in Mediapart, 1er août 2013. https://blogs.mediapart.fr/jean-claude-leroy/blog/010813/leo-ferre-mon-dieu-qu-il-etait-con-suivi-de-madeleine-pour-memoire

3

Robert Belleret, Léo Ferré, Une vie d’artiste, Actes Sud, Arles, 2003.

4

Ibid., p. 428.

5

Cf. Arthur Rimbaud, Lettre à Georges Izambard du 13 mai 1871.

6

Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, Alliance typographique, Bruxelles, 1873.

7

Louis Aragon, préface au disque Les Chansons d’Aragon, op. cit.

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