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Dossier

Une approche perspectiviste du camp

Entretien avec Aurore Vermylen

19-12-2019

Aurore Vermylen est anthropologue. Son travail consiste, à travers des immersions dans des camps africains et en particulier auprès des réfugié·es congolais·es au Burundi et au Kenya, à remettre en perspective les visions de ce qu’est un camp et un·e réfugié·e. Elle est en train de finir une monographie sur les questions liées aux camps de refugié·es et aux crises politiques dans la région des Grands lacs en Afriquen. En s’appuyant sur ses observations de terrain, elle donne ici des éléments de réflexion autour de la question des représentations des différent·es acteur·rices du camp de réfugié·es.

Propos recueillis par Sébastien Marandon, membre de l’AG de Culture & Démocratie

 

Qu’est-ce qu’un·e réfugié·e pour le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiées (UNHCR) ?
La fameuse Convention de Genève définit clairement le statut de réfugié·e, mais d’autres textes internationaux et nationaux existent. L’Union Africaine par exemple définit aussi le statut de réfugié·e. Mais là où la Convention de Genève est individualisante, celle de l’UA concerne aussi les groupes de personnes. Il « suffit » de venir de l’est du Congo pour être considéré·e comme réfugié·e sans devoir prouver qu’individuellement on risque pour sa vie ou son intégrité physique.

Le·a réfugié·e passe une interview où il·elle doit raconter son histoire, et globalement répondre aux questions « Pourquoi as-tu quitté ton pays ? » et « Pourquoi ne peux-tu pas y retourner ? » Sur mes terrains de recherche, dans des pays africains, le UNHCR est aussi présent lors de l’interview, et ce sont deux agent·es (de l’État et du UNHCR) qui écoutent ensemble l’histoire. Mais, juridiquement parlant, c’est toujours le pays (et jamais le UNHCR) qui est responsable de l’octroi du statut.

Une fois l’interview passée, le·a réfugié·e – toujours en fonction des législations nationales – peut généralement choisir de devenir réfugié·e urbain·e (vivre en ville) ou bien d’aller dans un camp. Pour les réfugié·es séjournant dans les camps dans des pays dits du Sud, dans le cas d’une réinstallation dans un pays tiers, de nouvelles interviews sont mises en place pour sélectionner les réfugié·es au départ. La réinstallation est une solution dite durable pour désengorger les camps de réfugié·es. Toujours dans cette logique qui veut que le pays d’accueil soit le responsable légal de l’octroi du statut, ce sont cette fois les agent·es de celui-ci (majoritairement des pays occidentaux) qui conduisent l’entretien. Et c’est là, en général, que tout se corse : cette interview est difficile à passer pour les réfugié·es puisque les législations en la matière sont généralement plus strictes dans les pays occidentaux.

Le·a réfugié·e est pris en tenaille entre des représentations contradictoires : d’un côté le soupçon et la peur, de l’autre la compassion condescendante, la réduction au statut de victime.
La double étiquette du ou de la réfugié·e « victime » et « menteur·se » est le fruit de l’évolution des politiques occidentales en matière d’asile. Les camps de réfugié·es se situent sur le fil entre les politiques humanitaires d’une part et les politiques migratoires d’autre part, qui correspondent toutes les deux à des évolutions politiques différentes. En Europe, historiquement les réfugié·es étaient vu·es sous la forme héroïque de personnes résistant à la guerre et à l’oppression. Ce n’est que petit à petit que les réfugié·es ont été perçu·es comme des masses indifférenciées de personnes « souillées », « envahissantes ». Sans revenir ici sur cette évolution historique qui dépend de nombreux facteurs, ces deux étiquettes se sont cristallisées et renforcées. Elles correspondent également à la distinction faite entre les catégories de « réfugié·es » et de « migrant·es économiques », qui sont on ne peut plus aléatoires. Des techniques poussées de traque à la fraude se sont mises en place pour voir si les réfugié·es en étaient bien. Les agent·es écoutent les récits de vie des personnes, recoupent, posent des questions précises sur certains aspects et tentent d’évaluer si le discours est cohérent et si l’histoire en question rentre dans les définitions juridiques internationales. Les agent·es chargé·es de passer des interviews et que j’ai rencontré·es sont formé·es sur les aspects juridiques et non pas sur l’évolution des conflits géopolitiques. Ce n’est qu’au fil des interviews qu’il·elles affinent ce savoir-là, à travers un outil chargé de déceler la fraude, et pensé de manière universelle.

Le UNHCR ne risque-t-il pas de « naturaliser » les réfugié·es ?
Le terme « naturaliser » est emprunté à des théories philosophiques d’un autre temps, liées aux théories racialistes et racistes. C’est une période où l’anthropologie et la médecine étaient encore des sciences voisines et où le rapport à l’Autre passait par un rapport biologisant (histoire naturelle, perspectives évolutionnistes). Je le pointe parce que c’est important de montrer que nous sommes le fruit d’une histoire, et que les termes que nous utilisons et notre catégorisation des autres résultent d’une histoire dont nous n’avons pas toujours conscience.

L’histoire de la perception des réfugié·es est ethnocentrée. Elle doit se comprendre à la lumière de l’évolution de notre position sur l’échiquier géopolitique international : le rapport aux colonies et la création de l’État-nation, la guerre froide qui érige le monde occidental en Eldorado de liberté et de consommation face au « monstre » du communisme, l’histoire de l’aide humanitaire et au développement en provenance de dons de foyers occidentaux.

On ne peut bien évidemment pas « reconnaitre » un·e réfugié·e. Il n’y a pas d’emblée une manière de déterminer qui est réfugié·e, en tout cas pas comme une caractéristique intrinsèque à une personne. C’est un terme juridique qui désigne une personne passée au travers d’un dispositif administratif et qui, au terme d’une procédure, s’est vu accorder le statut de réfugié·e lui accordant une protection.

Mais, et puisque c’est une catégorisation performative, on ne peut nier que cette catégorie existe et prend effet sur le rapport identitaire. Un exemple : j’offre un jour une paire de rollers à un de mes interlocuteurs sur le terrain. Avec un ami, il va sur le goudron près du camp, s’élance, prend de la vitesse et avec elle, est pris par l’ivresse de la liberté. Il me crie alors : « Aurore merci beaucoup ! Grâce à toi je ne me sens plus réfugié ! » Il oublie qu’il est prisonnier de cette catégorie-là, qu’il est dans un camp et qu’il est passé de Congolais à réfugié. Autre exemple : celui d’un Congolais de la diaspora à Kampala, en Ouganda. Lui n’est pas réfugié mais vient exactement du même contexte politique. Il a choisi de partir en Ouganda et d’y faire sa vie, mais de ne pas demander le statut de réfugié. Il n’associe donc pas sa présence en Ouganda à une fuite mais bien à un départ de son pays. Il n’arrête pas de me répéter : « Je ne suis pas réfugié moi ! » Un autre Congolais, réfugié dans un camp en Ouganda, construit une école artistique dans le camp pour avoir un lieu optimiste face à ce contexte qui les appelle « réfugié·es ». Malgré leurs différences, le souvenir du contexte congolais est aussi lourd pour ces trois personnes. Un·e « réfugié·e » est le fruit d’un contexte, mais toutes les personnes issues de ce contexte ne sont pas des « réfugié·es ».

Dans l’organisation des camps, en quoi les bonnes intentions du UNHCR parlent-elles aussi de notre rapport à l’étranger·ère et à celui ou celle qui a dû fuir son pays ?
Le camp de réfugié·es est un espace où se rencontrent différent·es acteur·rices qui ont chacun·es leur histoire propre. Les travailleur·ses humanitaires sont aussi des personnes qui y arrivent du fait d’une certaine mobilité. On pourrait donc très bien se demander « quelle est la nature du·de la travailleur·se humanitaire », et avec elle la nature de notre perception des réfugié·es. Or on se la pose peu, en tout cas dans les médias principaux, probablement parce que cette figure est plus proche de la « nôtre » – intellectuel·les, acteur·rices associatif·ves, militant·es ou curieux·ses qui nous intéressons à la problématique. La démarche de l’aide s’accompagne d’une forme d’évidence universelle. En tant qu’anthropologue, il me semble intéressant de comprendre comment l’espace-camp se construit, pas uniquement comme un lieu sociologique uni mais aussi dans une approche perspectiviste : si on questionne la « nature » des réfugié·es, alors on doit également questionner celle des travailleur·ses humanitaires.

On peut très clairement parler d’une « culture humanitaire », avec ses codes, son histoire, ses rituels de passages et ses formes d’organisation. Les parcours de vie des travailleur·ses humanitaires sont tout aussi complexes que ceux des réfugié·ses. Une chose que l’on peut souligner d’emblée c’est que ces acteur·rices sont à l’opposé de la figure du·de la réfugié·e : il·elles font partie d’une élite globalisée et cosmopolite, ultra mobile et puissante. Si on prend l’exemple des travailleur·ses du UNHCR : une fois les grandes universités finies, entrer et parvenir à rester aux Nations unies est un parcours du combattant. Il faut être prêt à beaucoup de sacrifices pour y arriver. La philosophie interne est de mettre en place un grand turnover des travailleur·ses, qui sont généralement amené·es à changer de pays (et donc de contexte) fréquemment, pour des questions de sécurité et de santé mentale (les contextes peuvent être extrêmement durs), mais aussi pour garder une cohérence d’action globale (le UNHCR ne se pense pas localement en fonction des contextes). Les agent·es du UNHCR sont donc fort occupé·es à penser à leur évolution au sein de la structure. Les postes ont des niveaux (P1, P2, P3, etc.) et en fonction des âges et des contextes, on peut accéder à l’un ou à l’autre. Les stratégies et les jeux de pouvoir interpersonnels au sein de la structure sont constamment présents. Il y a donc un « faire politique » en interne à un niveau micro qui impacte inévitablement le travail.

Malgré ce contexte de milieu professionnel ultra compétitif parce qu’élitiste, la plupart des jeunes travailleur·ses que j’ai rencontré·es sont là pour ce que vous nommez des « bonnes intentions ». Ils et elles ont a minima une passion pour les enjeux de politique internationale, voire une vocation pour l’aide. Je pense notamment à cet agent américain qui rêvait de travailler pour le UNHCR depuis que sa famille s’était liée d’amitié avec des réfugié·es réinstallé·es aux États-Unis après avoir elles·eux-mêmes vécu dans des camps. Il voulait être celui qui permettrait aux réfugié·es de partir aux États-Unis. Je pense à cette travailleuse australienne qui défendait les droits LGBT, combat qu’elle menait aussi dans sa vie personnelle. Je pense à cette travailleuse qui me disait ne pas avoir de raison de vivre ou de se lever le matin si elle ne croyait pas en Dieu et ne pouvait pas « œuvrer pour le Bien ». Tous ces aspects font que le métier fait souvent charnellement partie de qui ils et elles sont.

Au fond, il ne me semble pas que la formulation « bonnes intentions » soit juste puisqu’elle a une dimension péjorative : le UNHCR aurait de bonnes intentions, mais serait à côté de la plaque. Or les actions de l’institution sont plus complexes qu’une « bonne intention », elles sont empreintes d’une histoire, de parcours de vie singuliers, d’inégalités globales inéluctables, et surtout d’une sociologie des organisations complexes.

Comment faire entendre les raisons des réfugié·es au UNHCR et inversement ? Une négociation entre les différentes façons de voir et de vivre le camp est-elle possible ?
En prenant l’angle de compréhension perspectiviste (travailleur·ses humanitaires vs. réfugié·es), on risque de tomber dans un biais qui placerait sur un pied d’égalité chacun des points de vue. Or on ne peut pas penser un camp de réfugié·es sans la notion intrinsèque de l’inégalité entre les travailleur·ses humanitaires et les réfugié·es.

On l’a vu, les réfugié·es doivent s’adapter aux cadres de pensée des institutions pour savoir comment évoluer dans leur milieu précaire. Leur survie, du moins leur confort et leur avenir en dépendent, ce qui n’est pas vrai à l’inverse. C’est donc à travers ce rappel des postures inégalitaires (les un·es « gouvernent » les autres) que je peux répondre à votre question. Lorsque les réfugié·es parlent du UNHCR, il·elles parlent du « gouvernement ». C’est un gouvernement un peu particulier, puisqu’il impose institutionnellement un certain cadre discursif : il doit voir en face de lui des réfugié·es. Je pense notamment à une conversation avec un consultant qui m’a un jour dit, après être allé dans un camp de réfugié·es congolais·es au Burundi : « Entre nous, je trouve que ces réfugié·es sont bien portant·es, je les vois avec des pagnes et de beaux habits. » L’augmentation des rations alimentaires dépendait de sa visite. Le camp n’en était pas moins un espace très précaire, mais pas suffisamment à ses yeux, lui qui voulait voir une figure du·de la réfugié·e souillée et avec ses vêtements en lambeaux. Les réfugié·es n’ont que trop conscience de ce type de prisme.

Parallèlement, l’espace du camp est un lieu propice à la naissance de théories conspirationnistes. Le UNHCR et les travailleur·ses humanitaires sont décrits de manières très manichéennes, voire paranoïaques. Quand on y pense, les travailleur·ses humanitaires, pour des raisons de sécurité inscrites dans leur contrat de travail, sont obligé·es de se déplacer dans des Jeep, vivent dans des compounds ultra-sécurisés, ont des « check sécurité » par talkie-walkie tous les soirs. C’est la première vision que les réfugié·es ont de cette organisation : une organisation qui prend le camp pour un lieu de tous les dangers. Dangers qui existent bien évidemment : non seulement entre les réfugié·es (tous types de profils s’y retrouvent, des plus traumatisés aux plus esseulés, des victimes des mouvements armés aux rebelles eux-mêmes), mais aussi face à des instances de pouvoir (de nombreux camps à travers le monde sont sujets aux violences policières structurelles). Mais le danger est certainement moins grand que la mise en scène quotidienne des mesures de précaution de l’instance humanitaire pourrait nous le faire croire.

Avec l’arrivée massive des smartphones, il est désormais plus facile de faire des études de ces théories conspirationnistes. Les rumeurs sur le UNHCR se mélangent aux rumeurs des mouvements rebelles, des crises politiques, des puissances régionales : on voit se dessiner une vision impérialiste des puissances occidentales, le UNHCR étant l’une d’entre elles. Non-intervention pour sauver les crises ou intérêts à laisser le Congo plongé dans une guerre perpétuelle afin de pouvoir piller ses ressources sont les descriptions qu’on peut y trouver. Dans les camps, toute action prise par le UNHCR aura des résonances amplifiées et déformées. Chaque catégorie (réfugié·es et agent·es) est globalement prisonnière de l’image déformée qu’elle a de l’autre (victimisante et conspirationniste).

 

Image : ©Valerie Baeriswyl

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Elle a notamment déjà présenté ses travaux dans l’ouvrage collectif Après les camps. Traces, mémoires et mutations des camps de réfugiés, dirigé par Jean-Frédéric de Hasque et Clara Lecadet, Éditions Académia, Louvain-la-Neuve, 2019 (dans un chapitre intitulé « La politique de réinstallation massive du HCR : une stratégie globale de sortie des camps ? », et dans une série d’émissions radio à la RCF « Une anthropologue dans un camp de réfugiés congolais ».)

PDF
Journal HS 2019
Hors-série 2019 ‒ « Camps »
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