Dans l’ouvrage collectif The Refugee Reception Crisis in Europe. Polarized Opinions and Mobilizationsn, récemment paru aux éditions de l’Université de Bruxelles, nous avons préféré parler de « crise de l’accueil » plutôt que de « crise migratoire » ou « crise des réfugié·es ». Ces derniers termes sont fréquemment utilisés dans la rhétorique politique et constituent des paradigmes rarement questionnés ou critiqués également dans la recherche scientifique, à quelques exceptions près.
Nous avons choisi de parler de crise de l’accueil car ce n’est pas le nombre d’arrivant·es qui est devenu critique, mais bien les modalités de leur accueil. Même lors de la « crise migratoire » de 2015, le nombre d’arrivées en Belgique et en Europe n’a jamais dépassé celui des années 1999 et 2000. De plus, comme le remarque le directeur de Fedasil dans son rapport général de 2018, la situation de 2015 était malheureusement prévisiblen, car les tendances en matière de demandes d’asile suivent des schémas cycliques.
Les deux principes généraux qui ont guidé la Belgique et d’autres États européens dans leurs choix en matière d’accueil collectif, sont à contextualiser dans cet état d’urgence et de crise de l’accueil. Il s’agit d’une part d’un effort logistique et financier pour augmenter les places d’accueil dans chaque pays, et d’autre part de mesures visant à la diminution des arrivées, qui ne sera cependant pas abordée ici. En Belgique, la stratégie d’augmentation des places s’est principalement concrétisée dans le renforcement du réseau d’accueil collectif, comprend notamment l’ouverture de nouveaux centres d’accueil et la réactivation de ceux qui existaient déjà, bien avant 2015. L’accueil collectif répond à un besoin d’adaptation aux fluctuations du nombre d’arrivées et de demandes d’asile, en alliant une logique opérationnelle à une logique purement budgétaire.
Les centres d’accueil collectifs post-2015 ont constitué la majorité de nos terrains de recherche en Belgique, bien que nous ayons également abordé la question de ce que nous appelons « sites de mobilisation » dans la partie plus qualitative de l’étuden. C’est-à-dire tout ce qui concerne l’accueil non-formalisé relevant de pratiques et dynamiques d’accueil et soutien aux demandeur·ses d’asile développées sans l’appui de structures institutionnalisées. En Belgique, peut être notamment citée la mobilisation autour du parc Maximilien, parmi d’autres cas plus circonscrits et moins médiatisés en Flandre et en Wallonie.
Notre recherche représente l’effort collectif d’une équipe pluri-universitaire composée de chercheur·ses de l’ULB, de l’ULiège et de la KULeuven, intégrée par des expert·es internationaux·ales d’Italie, de Grèce, d’Allemagne, de Suède et de Hongrie. Pendant deux ans d’immersion durant lesquels ont été collectés près de 400 entretiens avec des acteur·rices individuel·les, nous nous sommes focalisé·es sur les centres d’accueil collectif tout en observant des populations au sens large, composées de migrant·es et non-migrant·es : les résident·es des centres, les opérateur·rices (Fedasil, Croix-Rouge, etc. en Belgique) mais aussi la population locale autour des centres.
Nous avons notamment été amené·es à observer les nombreuses difficultés soulevées par la mise en place de cette stratégie d’augmentation des places face à l’état d’urgence. Celle-ci semble avoir eu davantage de conséquences négatives que positives. Une conclusion assez générale remarque la précarité grandissante des conditions d’accueil, que ce soit dans les services mis à disposition des migrant·es, la qualité des structures ou la vie des personnes concernées, qu’elles soient migrantes ou non-migrantes. Les conditions de l’accueil sont fortement affectées par plusieurs dynamiques liées à la nature précaire et temporaire des solutions adoptées par le gouvernement. Une circonstance exemplaire dans ce sens dont nous avons été témoins au cours de notre étude a été l’annonce de la fermeture de certains centres due à la réduction des places en 2018 (même si, finalement, celle-ci n’a jamais été exécutée). Les opérateur·rices des centres, souvent engagé·es pour des durées très courtes sans certitude de prolongation de leur contrat, ont souffert d’une perte totale de finalité au sein de leur vie professionnelle. Quant aux personnes en exil, elles ont vu leur propre situation changer de manière rapide et imprévisiblen. Les possibilités d’exercer leurs droits et de s’intégrer se sont considérablement réduites, notamment à partir du moment où certaines structures des centres d’accueil ont été physiquement démontées suite à l’annonce de leur fermeture. Cette situation a donc provoqué non seulement une perte de capital humain et un gaspillage économique certain, mais a également représenté une perte d’objectifs et de finalités dans les parcours de vie des migrant·es.
L’accueil collectif apparait à la lumière de cette étude comme traversé par des dynamiques complexes, qui peuvent se révéler aléatoires et contradictoires. Nos recherches ont montré que la décision d’ouvrir un centre d’accueil a souvent été prise sans consulter les tendances locales, qu’elles soient positives ou négatives, ou considérer le contexte démographique et géographique. L’arrivée et la circulation de petites masses de migrant·es dans un endroit spécifique, par exemple en milieu rural ou dans un contexte où les citoyen·nes n’étaient pas favorables, pose des questions en termes d’égalité des chances et de démocratie touchant à la fois les migrant·es et les non-migrant·es. D’une part, les populations locales peuvent se sentir abandonnées par le gouvernement et soumises à une décision autoritaire. Ces circonstances peuvent entrainer des réactions d’opposition également dans des localités où la population n’est pas caractérisée par une opinion négative envers les migrations. D’autre part, quelles possibilités d’intégration ce choix laisse-t-il aux demandeur·ses d’asile se retrouvant dans un contexte défavorable ? Quel accès peuvent-il·elles avoir aux services de base ? Quelles possibilités peuvent-il·elles avoir de recevoir une aide citoyenne dans des contextes ruraux ou des petites agglomérations ? Certaines actions citoyennes mises en place sans l’aide de l’État sont impressionnantes tant du point de vue de la qualité que de la quantité. Ces pratiques sont considérées comme fondamentales par tous les participant·es à l’étude, y compris les travailleur·ses de la Croix-Rouge et de Fedasil, qui reconnaissent que l’accueil des migrant·es n’est simplement pas possible sans les collectifs et organisations de la société civile.
Il faut alors se demander pourquoi l’État ne développe pas de politiques d’accueil spécifiques qui suivraient les directions proposées par les populations. Cela reste une question ouverte à nos yeux.
DISCUSSION I
Martine Vandemeulebroucke : D’après vos témoignages les hébergeurs et hébergeuses expriment souvent leur volonté de développer une véritable relation avec les personnes qu’il·elles hébergent, qui dépasserait la simple aide ponctuelle. Cette volonté de rencontre se retrouve dans certains centres Fedasil et même dans des petits villages, où des citoyen·nes développent des activités avec les personnes en migration. Cependant, ces attentes issues des collectifs citoyens, des opérateur·rices d’accueil et des populations locales ne sont pas forcément en adéquation avec celles des migrant·es, engagé·es dans un projet migratoire. Qu’en pensez-vous ?
Edgar Szoc : Parfois les relations se soudent davantage après la réussite du projet migratoire. Celles-ci deviennent souvent plus profondes, mais aussi plus agréables car plus égalitaires. Ce n’est pas de notoriété publique, mais énormément d’hébergeurs et d’hébergeuses font le trajet jusqu’en Angleterre et maintiennent des liens avec les personnes qu’il·elles ont hébergées. C’est extrêmement gratifiant. La relation d’hébergement est une relation totalement inégalitaire qui peut se révéler embarrassante à bien des égards, d’un côté comme de l’autre. Les personnes en migration souhaitent rendre ce qui leur est offert tandis que nous sommes gêné·es, de peur d’entrer dans une dynamique d’exploitation.
La question des attentes mutuelles de chacun·e est très complexe. Les « transmigrant·es » qui ne sont que de passage en Belgique, n’ont généralement pas de demandes d’attache. Il·elles sont tourné·es en même temps vers leur pays d’origine et vers leur objectif. Par ailleurs, la relation entre hébergeur·ses et hébergé·es peut se développer bien au-delà du simple hébergement. Certaines familles vont jusqu’à faire transiter vers l’Angleterre des personnes en migration dans le coffre de leur voiture. C’est une pratique (parmi d’autres) qui sort complètement du cadre légal, contrairement à l’hébergement, et peut exposer à des peines de prison. Elle demeure par contre dans un certain cadre moral, du moins tel que je le conçois.
Alessandro Mazzola : Dans le cadre d’un accueil informel, les relations interpersonnelles revêtent énormément d’importance et peuvent avoir une action positive. Au niveau de l’accueil formel au sein de structures collectives, la situation se révèle un peu différente.
Le cas du centre d’accueil de Namur, que j’ai pu observer, est intéressant. Les relations interpersonnelles y ont été le moteur de conflits à plusieurs niveaux. D’une part entre les membres du collectif Citoyens solidaires et les opérateur·rices de la Croix-Rouge et d’autre part entre les bénévoles du collectif et les résident·es du centre. Les relations développées au fil des activités mises en place par le collectif ont eu pour effet de générer des inégalités entre les résident·es du centre. Celles et ceux qui participaient aux ateliers et activités se sont retrouvé·es privilégié·es par rapport à d’autres, peut-être moins à l’aise dans les interactions avec la population belge ou disposant simplement de moins de temps, du fait qu’il·elles travaillaient par exemple.
Martine Vandemeulebroucke : Je me pose également la question du smartphone, indispensable à l’exilé·e pour rester en contact avec sa famille, ses ami·es, ainsi qu’éventuellement celles et ceux qui ont réussi à passer en Angleterre – ce qui peut créer des tensions. Est-ce une manière d’être dans un pays d’accueil sans y être tout à fait, car la relation avec l’extérieur est maintenue constamment ?
Isabelle Coutant : Il s’agit d’un accessoire plus que vital pour les personnes en migration, afin de savoir où elles vont, mais aussi pour maintenir un lien avec la famille et être capable de réajuster un projet migratoire. Je pense que les jeunes générations le comprennent. Par contre, c’est parfois plus compliqué pour les populations plus âgées de comprendre pourquoi les migrant·es ont des téléphones et quels usages il·elles en font. Il est arrivé que de jeunes hommes qui passent une bonne partie de la journée sur leur smartphone, avec de belles baskets aux pieds de surcroit, soient soupçonnés de ne pas être de « vrais réfugiés ». Dans l’exemple que je vous ai présenté et dans ce quartier en particulier, il s’agissait véritablement d’un enjeu de génération.
Alessandro Mazzola : Personnellement, si je devais entreprendre un voyage de 10 000 kilomètres, un smartphone est probablement la première chose, voire la seule, que j’achèterais.
Marco Martiniello, Alessandro Mazzola, Bart Meuleman et Andrea Rea (dir.), The Refugee Reception Crisis in Europe. Polarized Opinions and Mobilizations, Éditions de l’Université de Bruxelles, Études européennes, Bruxelles, 2019. Disponible en libre accès ici.
Jean-Pierre Luxen (éd.), Bilan 2018 : Accueil – Réinsertion – Retour volontaire, Agence fédérale pour l’accueil des demandeurs d’asile, Bruxelles, 2019. Disponible en libre accès ici.
Alessandro Mazzola, « Forms and outcomes of citizens’ mobilisations during Europe’s refugee reception crisis », The Conversation, Octobre 2019 ( lien ).
Alessandro Mazzola et Antoine Roblain, « Ce que les demandeurs d’asile pensent du système d’accueil d’urgence belge », The Conversation, Octobre 2019 ( lien ).