- 
Dossier

Une fenêtre de papier

Émilie Bender, comédienne

27-08-2024

Un bâtiment de briques rouges s’élève tout au fond du site hospitalier : Le Mesniln. Entouré de gazon, il possède au premier étage une double-porte fermée à clé. Une clé bienveillante, une frontière rassurante entre le connu et l’inconnu. Il n’y a pas d’histoires de Barbe bleue derrière ces portes, ni de petits cochons qui tremblent à l’arrivée du loup. Non, la porte est simplement verrouillée. Un petit signe de la main à travers la vitre en guise de mot de passe suffit à ouvrir le sésame et derrière les battants, un nouvel espace-temps se déploie.

Une zone extrêmement sonore et mouvementée composée de nombreuses petites bulles indépendantes. Parfois elles s’entrechoquent avec douceur, parfois avec un peu plus d’énergie, mais la plupart du temps elles voguent les unes à côté des autres. Là, un chanteur fait ses vocalises toute langue dehors, plus loin un coureur de fond s’entraîne à genoux, à quelques centimètres de mon nez une énorme peluche me stoppe par sa logorrhée onomatopesque.
Dans ce couloir aux odeurs d’hôpital, les résidents éphémères ont des allures de comédiens en plein échauffement. Tous récitent leur texte simultanément. Les mots se superposent, se chevauchent parfois. Une mécanique huilée qui cliquette, ronronne et maugrée sans s’écouter.
Mon rôle est de me glisser entre ces multiples individualités pour proposer des quarts d’heure de lecture vivante. « Pour ouvrir des portes dans notre service », disait l’équipe. La nostalgie d’une époque où elle avait encore le temps de s’asseoir avec les personnes hospitalisées et de lire flotte indéniablement dans ce sourire pensif. « Maintenant, les actions sont calculées, chronométrées, rationnées. Il devient compliqué de trouver des instants de suspension pour l’ailleurs. » Qu’à cela ne tienne, on va l’inviter dans l’ici cet ailleurs. Pour ce faire, on nous met à disposition une petite salle carrée avec une fenêtre. C’est important les fenêtres, elles permettent aux idées de s’envoler, d’aller chercher plus loin, de sortir de soi et d’amener de la lumière.
Essentielle à la lecture, la lumière !
Le premier jour, le personnel soignant a diffusé des huiles essentielles dans « notre » local. Un accueil sensoriel qui ouvre déjà des portes. Cette odeur deviendra notre bibliothèque imaginaire pour les deux mois à venir.

Lire.

Mais comment amener des gens aux lettres quand on ne sait pas qui est analphabète et qui ne l’est pas ? Qui a 3 ans et qui en a 52 ? Et puis, derrière chaque bulle, il y a une problématique différente qui ne se lit pas directement – blablablabla – mon cerveau tournicote. Me remontent alors en mémoire les histoires de Barbe bleue, de petits cochons, de princesses et de loup terrifiant. Tous ces personnages ne s’évaporent pas, ils doivent être là, quelque part, nous avons tous été enfant… le voilà, notre alphabet !
Nous l’égrenons durant la première séance : « moi-personne » versus « moi et les personnages qui sommeillent quelque part dans mon corps ». Nous les déposons dans un livre d’images pour qu’ils vivent par eux-mêmes, qu’ils continuent leur chemin. Nous, nous reviendrons la semaine prochaine.

Par la suite, les séances commenceront toujours de la même manière. Un petit échauffement pour réveiller les personnages qui somnolent encore, se mettre à l’aise, enfiler nos habits invisibles qu’importe la saison et accorder nos diapasons qui battent à des rythmes différents. Vient ensuite le plongeon dans l’histoire autour d’un album choisi en amont. Afin de trouver la pépite d’évasion, j’épluche les sections jeunesse de nombreuses bibliothèques en quête de livres évocateurs d’une thématique sur laquelle nous pourrons broder nos points de vue. Malgré tout, les premières séances me semblent laborieuses. Peu habituée à un public aussi « passif », je cherche le fil de notre communication. L’insatisfaction se glisse lentement entre mes pages.
Pourtant, au fil du vent égrainé par les éoliennes dans notre dos, quelque chose naît. Tout d’abord : leur envie de revenir. Chaque fois le même rituel, chaque rituel qui invente une histoire différente. Le livre s’ouvre, je le lis, on l’invente de plus en plus. Parfois l’histoire est celle des mots collés sur la page, mais certains jours… elle nous emmène ailleurs. Elle raconte d’autres histoires. On invente des passages, on se demande ce que ressentent les personnages, on en ajoute même parfois. On utilise des gestes, des sons, des phrases, c’est selon.

La lecture devient théâtre.
La lecture est vivante.

Chacun raconte à sa manière. Qu’elle soit en chaise roulante avec des problèmes d’élocution, qu’il se focalise sur le flocon et sa fractale ou la consistance du ciel, qu’elle chante pour ponctuer les pages, qu’il regarde par la fenêtre en écoutant, qu’elle joue l’héroïne ou qu’il mime les gestes de sa voisine, chacun lit. Au fur et à mesure des semaines, un langage se développe. Des refrains gestuels et sonores viennent ponctuer les histoires. Des ambiances différentes se créent selon le livre. On part vers des pays lointains, on en revient. La petite salle carrée se transforme en radeau.

La lecture devient voyage.
La lecture est vivante.

Pourtant ce qui est le plus vivant, c’est l’après. Cette qualité du silence quand l’histoire se termine. Comme si pendant un instant, la mécanique huilée de l’extérieur s’arrêtait, étonnée de l’écoute qui reste en suspens. Oh ! ça ne dure jamais très longtemps… Quelques fractions de seconde peut-être, tout juste le temps d’une respiration. Mais durant cette suspension les bulles disparaissent et une interaction existe vraiment : tout le monde est là. Qu’il soit patient, personnel ou de passage, chacun est présent. C’est dans cet interstice que se cultive la levure de l’imaginaire. Dans ce silence collectif que s’est ouvert notre ailleurs.
La magie de cet instant est fragile, elle ne vient pas à chaque fois et disparaît presque instantanément. Elle nourrit surtout une envie d’y revenir. n

Leuze-en-Hainaut
Hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu
novembre 2015

1

Le Mesnil est un service de réhabilitation pour personnes présentant des affections psycho-organiques, avec séjour de moyen à plus long terme. Suite à une nouvelle politique, il commence à accueillir également des personnes dites à « double-diagnostic », on entend par cette notion la coexistence d’une déficience intellectuelle avec un ou plusieurs diagnostics psychiatriques.

PDF
Journal 41
Ce que la lecture cultive
Édito

Sabine de Ville, présidente de Culture & Démocratie

Le livre comme outil de démocratie

Propos de Joëlle Baumerder recueillis par Baptiste De Reymaeker, coordinateur de Culture & Démocratie

Le mille-feuille de la lecture. Corps lecteur, corps transmetteur

Pierre Hemptinne, écrivain, directeur de la médiation culturelle à PointCulture, membre de l’AG de Culture & Démocratie

Apport des neurosciences à la problématique de la lecture

Marc Crommelinck, professeur émérite, faculté de médecine, UCL

L’alphabétisation : une question sociale avant tout

Sylvie Pinchart, directrice de l’asbl Lire et Écrire

Un livre c’est une évasion

Gérard de Sélys, ex-journaliste, ex-animateur d’ateliers d’écriture et accessoirement, écrivain

Une fenêtre de papier

Émilie Bender, comédienne

Lire à l’école en Fédération Wallonie-Bruxelles

Hélène Hiessler, chargée de projets de Culture & Démocratie

Oralité et poésie, survivance ou mutation ?

Maryline le Corre, chargée de projets de Culture & Démocratie

Ceux qui lisent. Et ceux qui ne lisent pas

Pascale Tison, écrivaine et réalisatrice radio

Le jackpot* sécuritaire

Roland de Bodt, chercheur et écrivain, membre de l’AG de Culture & Démocratie.

De la géopolitique en 7e professionnelle à l’Institut Sainte-Marie ? Le projet « Next generation please » au palais des Beaux-Arts

Sébastien Marandon, professeur de français
Vincent Cartuyvels, historien de l’art

Petrus De Man

Sabine de Ville, présidente de Culture & Démocratie