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Dossier

Une langue sans mots ou le geste de la voix

Bernard Massuirn
Comédien, chanteur, metteur en scène, auteur, compositeur et professeur de voix

01-01-2018

« Vous êtes artiste ?
— Oui, je suis acteur et chanteur.
— Ah ! Vous chantez, quel style de chansons ?
— Des chansons sans paroles.
— Ah ? (pause) Comment ça sans paroles ?
— Oui, sans texte, sans mots, juste de la voix.
— Ah oui. (re-pause-plus-longue) Kof kof… hum… euh… comme doubidoubida (tout sourire).
— Oui, c’est ça.
— Ah et… tout seul ?
— Oui souvent.
— Ah et vos spectacles durent combien de temps ?
— Oh... Une heure, une heure et quart parfois plus si l’ambiance est chaleureuse.
— Ah ! Et vous jouez où ?
— Je joue où l’on m’invite. Ici et à l’étranger. Comme il n’y a pas de paroles, je peux me produire un peu partout dans le monde… À Vienne, à Lisbonne, cela fonctionne de la même manière.
— Ah, oui… ah, c’est bien ça. »

J’ai conversé et converse encore de la sorte avec tant de personnes qui n’ont pas eu l’occasion de me découvrir sur scène. Qu’ils soient spectateurs potentiels ou organisateurs, fonctionnaires-fonctionnant, ou encore artistes. Je croise à chaque fois des regards interrogateurs, j’entends des modulations de voix souvent teintées de curiosité parfois de doute et la conversation se termine assez régulièrement sur un : « Ah, ben, hé hé, je suis curieux de voir ça… kof kof… excusez-moi, au plaisir ! J’irai voir les dates de spectacles sur votre site internet. C’est comment encore votre nom ? »

Je pourrais semer plus encore le trouble en répondant à leur première question par un humoristique : « Oui et je suis professeur de voix dans une école de mime. »
Assez drôle, non ? Mais c’est pourtant une vérité vraie. Je suis d’accord, qualifier l’école internationale de théâtre Lassaâd à Bruxelles d’école de mime est très réducteur. Disons que l’école est une école de théâtre où le mouvement est un langage (nous y voilà) et le langage du corps (nous y revoilà) au centre de la pédagogien.

La conversation fictionnelle qui commence cet article reflète la réalité et vous dévoile l’impasse dans laquelle je me trouve lorsque je dois expliquer mes productions artistiques et dans laquelle j’entraîne mes collaborateurs qui ont la tâche délicate et ardue de parler de mes spectacles (et les vendre s’il échoit) à des opérateurs culturels qui ne les ont pas vus.
Nous pourrions continuer en glissant les mots qui suivent dans la bouche de ces derniers ou alors sur un ton plus journalistique :
« Bernard Massuir, on ne peut mettre votre art en boîte ou dans une case : c’est une force ou une faiblesse ? De nos jours, on aime étiqueter, cataloguer. Pas facile avec vous. On a scandé la transversalité et on veut bouger les lignes. Avez-vous parlé à l’oreille des ministres ? Seriez-vous dans l’air du temps ? Dites-nous, Bernard Massuir, que faites-vous ?
— Je chante, donc je suis. Je suis du verbe suivre comme suivre des chemins de traverse à la recherche de mon être, vous me suivez ? Je chante donc je suis : je suis du verbe être comme être ou ne pas être (en scène). »
Affaire à suivre.

Allez, je développe.
Pour être en scène, on se doit de dire quelque chose.
Et dire, communiquer quelque chose nécessite un langage.
Quel langage permet de communiquer au spectateur ?
Dans mes spectacles, il n’en est pas qu’un, ils sont multiples : sonore, visuel et théâtral. Mais comment s’articulent-ils pour parler, communiquer à l’auditeur/spectateur ?

Du point de vue sonore, d’abord il y a de la voix, sans texte donc, de l’art vocal dénué de mots, mais pas, je l’espère, dénué de sens. C’est un langage qui use de la voix certes, un langage articulé, mais qui n’a pas le sens dicté par des phrases permettant d’énoncer une idée. Un langage lyrique, chanté, murmuré, expiré, rythmé, inspiré, susurré parfois doucement crié. C’est la voix comme un instrument de musique, instrument primal, primordial. La voix tellement intime — il y a autant de voix que d’humains sur terre — qui en vibrant s’en va colorer l’espace de son timbre sombre ou lumineux. Cette voix qui au fil du flux du temps tisse la trame d’une musique. Cette voix qui compose une langue prébabélienne et qui stimule l’imaginaire personnel de chaque auditeur — il y a autant d’ouïes que d’humains sur terre.
Laissez-moi vous narrer cette anecdote : un soir, après un spectacle en France, un très vieil homme marche tout lentement à ma rencontre. Il a le regard vif. Ses yeux brillent et il se présente d’une voix chevrotante : « Je suis originaire d’Algérie et suis venu ici quand j’avais 20 ans. Je ne suis jamais retourné dans mon village, mais ce soir, pendant une de vos chansons, j’y étais. » Son émotion est palpable et il me la communique : ce moment est immarcescible* pour moi. Il avait voyagé jusqu’à son village d’enfance durant Sing Hé, un titre de mon spectacle La Voix est libre.
Voyager : voilà souvent un mot que j’entends après un spectacle : vous nous faites voyager. Comme si cette langue affranchie des mots invitait le spectateur à partir, à lâcher prise, à embarquer vers une destination onirique. Comme si de ma voix je titillais l’imaginaire – il y a autant d’imaginaires que d’êtres humains sur terre – comme si mon langage permettait à l’auditeur de se créer son décor dessiné par son vécu, sa culture, son éducation, son expérience. J’aurais tendance à évoquer ici l’impressionnisme qui nous fait découvrir des moments fugitifs, éphémères et nous entraîne à l’écart des choses stables. Tout est mouvement, la voix aussi, y compris dans son sens le plus physique du terme : à dire vrai, il ne s’agit que d’un peu d’air qui se meut. La voix en mouvement : le geste de la voix.

Du point de vue visuel, le langage entre en scène en même temps que le corps. Corps disponible, délié, en déséquilibre permanent, tendu à souhait par cet état de jeu éveillé, caisse de résonnance déraisonnable, car est-il vraiment raisonnable de se jouer de soi, de se livrer tout entier, corps et âme. Corps dont le cœur tambourine chargé d’adrénaline, prêt à se mouvoir, à s’émouvoir, extraverti à outrance pour donner et donner encore cette énergie contenue dans un regard, dans un mouvement de main, dans une inspiration/expiration, corps qui communique, dialogue, communie avec le public. Corps qui se tend, qui s’affaisse, qui ondule aquatique ou explose enflammé. Corps engagé totalement dans le jeu, dans l’ici, le maintenant. Corps de la tête au pied, instrument de travail, générateur d’images, d’attitudes, d’expressions, de mimiques et encore et encore de mouvements.

Enfin, laissons ce corps se détendre un temps en coulisse pour entrevoir le troisième niveau de langage de mes créations : le style théâtral. J’ai pour mes spectacles toujours avec moi le nez rouge qui m’a accompagné de longues années. Quand je dis que je l’ai toujours avec moi, je devrais dire que je l’ai en moi. Je ne porte plus le nez, mais il est là, apparaissant de temps à autre au moment où j’ai envie ou quand je sens que je peux en jouer.
Je mets la musique au-devant et le clown en embuscade prêt à sortir tel un petit diable de sa boîte. Ce masque invite immanquablement l’autodérision sur le plateau de jeu. Le spectateur rit du clown. Le comédien porte alors le plus petit masque du monde derrière lequel il peut se cacher. Mais le masque est si petit…

« Dites, en régie, pourriez-vous pointer à nouveau de la lumière sur ma voix ? Merci. » Une voix communicatrice, génératrice d’émotions, reflet de l’âme, révélatrice sonore de l’intime. Dénuée de mots, elle me mène sur la voie d’un échange dense et coloré avec le public. Sous sa forme théâtralement musicale, incarnée dans un corps en mouvement, elle invite l’individu qui l’entend à explorer l’universel. Je l’imagine au creux de mes spectacles avoir le pouvoir de transformer imperceptiblement le spectateur qui s’en trouve charmé. « OK en régie pour la lumière : noir plateau. »

Allons dans ma loge, je vais vous mettre dans la confidence : d’accord une voix, un corps et un style permettent de partager la vie et l’émotion l’espace d’un spectacle. Ceci dit, je pense que quels que soient les langages utilisés, l’acte théâtral est un moment de partage magique et sacré. Entrer en vibration, en phase avec un public reste un phénomène mystérieux et extrêmement fragile. Communier intensément avec lui est une quête à renouveler à chaque représentation. Je pense que mon langage, au fil des années et des tournées, émeut le spectateur intimement, quelle que soit sa langue, sa culture ou son origine et que j’éveille peut-être l’humain du bout de mes voix ? Moi, je m’éveille à chaque fois.

Un sacré métier.

 

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Pour les curieux : www.lassaad.com

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