Michel Clerbois
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Vents d’ici vents d’ailleurs

Une lutte conjointe : le processus d’accompagnement des paysans de Cabrera pour la défense de leur territoire

Angélica María
Nieto Garcían
Traduction Félicie Drouilleau

20-03-2017

En avril 2015, j’ai eu l’opportunité de participer au colloque « Actualités de la sociologie clinique : pensée critique et pratiques d’intervention » qui s’est tenu à l’Université de Paris XII. Cette expérience a été, sans nul doute, une des plus stimulantes que j’aie pu vivre ces dernières années. Elle m’a permis de débattre, autour d’un café, avec de nombreux chercheurs et activistes sociaux provenant du monde entier. À travers leurs travaux, ils m’ont permis d’entrevoir l’important engagement des chercheurs quant au futur de l’humanité, et ce, malgré le développement d’un marché de la connaissance qui avance sans relâche dans les universités.
J’ai pu présenter lors de ce colloque les travaux que nous menions avec un groupe de chercheurs et de membres d’organisations sociales paysannes afin de fortifier les processus de résistance au sein de la Zone de Réserve Paysanne de Cabrera – undinamarca. Notre travail s’inspirait de l’approche de l’IAP – Recherche Action Participative – développée par le sociologue colombien Orlando Fals Borda. Cette approche a pour but de rapprocher université et monde social afin de répondre aux besoins et problèmes fondamentaux des populations locales.
Cet article décrit brièvement les enjeux auxquels doivent faire face les habitants d’une Zone de Réserve Paysanne en évoquant le contexte colombien.
Il présente ensuite de manière succincte quelques résultats du combat mené par les militants et chercheurs.

Le contexte colombien
En Colombie, l’économie extractiviste constitue une menace sérieuse pour la paix sociale. En effet, depuis des décennies, des groupes s’affrontent pour dominer le territoire, alimentant un conflit armé qui a duré plus de cinquante ans. Cette lutte pour l’accès au territoire prend aujourd’hui de nouvelles formes et inclut de nouveaux acteurs économiques.
À la différence de pays voisins comme le Venezuela ou l’Equateur, la Colombie n’a pas basé son économie sur l’exploitation pétrolière. Pendant de nombreuses années, il a en effet été répété que le sous-sol colombien ne contenait que peu de réserves, suffisant à peine pour les besoins nationaux.

Malgré cela, à partir de l’année 2002 – début des deux mandats électoraux du président Alvaro Uribe – le pays s’est engagé dans une politique d’attraction des investissements étrangers. Grâce à ces derniers, Alvaro Uribe pouvait financer une augmentation de la puissance militaire nationale pour s’opposer aux groupes armés illégaux. Par ailleurs, c’était également un moyen de développer une économie colombienne sérieusement grevée par des années de conflits et de corruption.
Ainsi a débuté la mise à disposition d’importantes zones de territoires à des grandes compagnies multinationales d’origine canadienne, sud-africaine, américaine et européenne.
Les luttes paysannes des années 1980 et 1990 ont débouché sur la création d’une figure territoriale spécifique destinée à démocratiser l’usage et la propriété des terres. La répartition des terres en Colombie est en effet une des plus inégalitaires du monde. Les Zones de Réserve Paysanne – ZRC, ainsi que seront nommées ces figures territoriales – ont été créées en 1994 et mises en œuvre à travers la loi 160 de la même année. Ces territoires cherchent à rendre aux paysans un rapport traditionnel à leurs terres – rapport qui leur a été dénié à partir de l’appropriation violente des territoires par les latifundistas. Les ZRC se doivent de favoriser le respect de l’environnement ainsi qu’une production agricole respectueuse des ressources naturelles. Aujourd’hui huit zones ont ce statut : Calamar, Cabrera, El Pato, Sur de Bolívar, Valle del Río Cimitarra, Bajo Cuembí et Comandante.

Les arguments des Cabreunos pour s’opposer à ce projet sont très divers mais ils peuvent se résumer en cette formule : « Quand l’eau destinée à la vie est mise au service d’intérêts privés les conflits apparaissent. »

Le cas de Cabrera, zone de réserve paysanne
La ZRC de Cabrera a été créée en 2000. Elle a une étendue de 449 kilomètres carrés et deux systèmes écologiques y prédominent : le páramo et le bosque Alto Andinon. Une partie de ce territoire est partie prenante du páramo de Sumapaz, páramo le plus grand du monde.
L’importance de ce système écologique est qu’il transforme la brume en eau et alimente les lacs et fleuves environnants. Sa préservation est vitale.
Cependant, avec la politique d’« attraction des investissements étrangers » initiée par les deux gouvernements d’Alvaro Uribe et développée lors des deux mandats suivants de Juan Manuel Santos, des titres miniers ont été cédés et des projets de centrales hydroélectriques ont été approuvés. Ces projets menacent l’équilibre écologique du pays.
C’est dans ce contexte que la multinationale espagnole EMGESA a proposé la création de huit mini-centrales hydroélectriques tout au long du fleuve Sumapaz qui prend sa source dans le páramo du même nom par où vivent les habitants de ZRC de Cabrera. Selon les témoignages des habitants de la région, ils se sont opposés à la réalisation de ce projet dès le début des travaux d’études. Les arguments des Cabreunos pour s’opposer à ce projet sont très divers mais ils peuvent se résumer en cette formule : « Quand l’eau destinée à la vie est mise au service d’intérêts privés les conflits apparaissent. »
Dans le même temps, le groupe de chercheurs universitaires cité précédemment a développé des réflexions sur les obstacles à une paix durable dans le pays. Ces obstacles ont été définis autour de deux axes. Le premier affirme que l’extractivisme est un risque pour la population colombienne, principalement dans les zones rurales ; le second, que la démocratisation de l’accès et de la propriété des terres ne pourra se mettre en place que si se développent et se renforcent les ZRC.

Considérations finales – bonnes nouvelles
Pour contenir le projet de centrales hydroélectriques plusieurs stratégies ont été développées : le montage d’une vidéo d’information ainsi que la proposition d’un référendum populaire, entre autres exemples.
Ces différentes actions ont été mises en place avec l’appui des chercheurs. Le référendum, présenté dans le documentaire, était une proposition du Comité de Défense de la ZRC. Pour ce comité, ce sont les populations qui vivent dans les territoires qui doivent définir les politiques de développement des industries extractivistes dans ces lieux. Les ZRC se doivent en effet de défendre la préservation de l’environnement, spécificité qui contredit l’hégémonie de l’État dans les décisions d’attribution des marchés extractivistes.
En 2013, le projet de recherche s’est terminé et il est resté entre les mains de la communauté qui devait proposer des suites. Le Comité de la ZRC a continué son travail de sensibilisation politique dans la région en se présentant aux élections locales de 2015 avec un candidat pour la mairie, et plusieurs en tant que conseillers municipaux. Le candidat à la mairie perdit de 15 voix, mais deux membres du Comité furent élus conseillers. Ces conseillers ont alors proposé le référendum sur le projet « El Paso » de micro-centrales.
Le 26 février 2017, la question suivante a été posée aux 1506 électeurs de Cabrera :« Êtes-vous d’accord que dans le territoire de Cabrera, en
Cundinamarca et dans les ZRC se développent des projets miniers et/ou de centrales hydroélectriques qui transforment et affectent les sols, l’eau et la vocation d’élevage et d’agriculture de la région ? »
Le résultat a été sans appel. Sur 1506 habitants, 97% (1465) ont voté NON et seulement 1,5 % OUI. Ce jour-là David a gagné contre Goliath et ce fut un moment important pour les luttes populaires de récupération des territoires en Colombie.

Aujourd’hui, il est nécessaire qu’en Colombie les universités soient des lieux privilégiés d’une réflexion cherchant des solutions aux défis de la « post-négociation » qui fait suite aux accords de paix. Pour que cette recherche soit fructueuse, il faut sortir des salles de classes pour construire un savoir en vue d’un meilleur futur, main dans la main avec les personnes et des territoires touchés par la guerre.

 

Image: © Michel Clerbois. Colonne 5, 1995

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Politologue, Angélica Maria Nieto est titulaire d’une Maestria en Études Politiques. Elle est professeure à la Faculté de Sciences de la Communication à l’Université Minuto de Dios en Colombie. L’article est issu de la recherche « Territoire, mémoire et développement : les zones de réserves paysannes (ZRC) » financée par le troisième appel d’offre pour le développement de la recherche à Uniminuto ouverte par la direction générale de la recherche en 2014.

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