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Dossier

Une maison des arts qui donne la parole à tout le monde

Elisabeth Ida Mulyani et Els Rochette,
en collaboration avec des artistes tels que Hana Miletic, Jozef Wouters, Niko Hafkenscheid, Simon Allemeersch, Roel Kerkhofs

07-03-2019

Traduit du néerlandais par Sophian Bourire

Globe Aroma œuvre pour une société donnant aux primo-arrivants une place à part entière en tant qu’artistes, public, participant·e·s à des productions artistiques, critiques d’art et/ou collaborateurs dans une institution artistique ou culturelle. Notre maison des arts est un lieu de travail et de rencontres : nous mettons l’espace à disposition des artistes primo-arrivants qui ont besoin d’un atelier ou d’un lieu de répétition et organisons avec eux des projets de co-création. Nous faisons aussi découvrir aux amateurs d’art la riche offre culturelle de Bruxelles.

Ceux qui fréquentent Globe Aroma le considèrent comme un havre de paix et un foyer. Ces personnes viennent de partout dans le monde : demandeurs d’asile, réfugiés reconnus et non reconnus, personnes avec et sans historique de migration. Les âges, les profils, l’expertise, les genres et les intérêts sont très divers. Nous nous concentrons principalement sur les primo-arrivants, mais en collaborant avec diverses instances sociales, culturelles, artistiques et d’enseignement, et grâce à un réseau constitué de l’ensemble de nos visiteurs et de nos partenaires, la population de Globe Aroma revêt une forme très hybride et intersectorielle. Dans notre société très normative, de nombreuses personnes exclues ailleurs ont chez nous la possibilité de découvrir et/ou de développer leurs talents.

Tous les primo-arrivants qui s’adressent à Globe Aroma ont la volonté d’avancer et se mobilisent pour construire un avenir dans notre pays ou ailleurs. Ils souhaitent apporter quelque chose aux autres, à notre organisation et à la société, tout en poursuivant un objectif personnel. Ils cherchent à être reconnus en tant qu’artistes mais en premier lieu, tout simplement, en tant qu’individus. Leur histoire, leur parcours et leurs chemins avant l’arrivée en Belgique sont très différents, et il est crucial d’en tenir compte au sein du secteur artistique et culturel.

Un lieu ouvert et chaleureux, un espace de répit
Douba travaille sa calebasse pour fabriquer une kora après avoir assemblé quelques djembés pour enfants construits avec des morceaux de tuyaux et de cuir. Dans un coin, Gueladio fait chanter avec dextérité sa guitare électrique branchée à un petit amplificateur, tandis que Marie-Ange danse en ondulant. Octavio se concentre sur l’aiguille de sa machine à coudre : il coud un morceau de pagne sur une chemise. Issouf, Barry, Ifrah, Larissa, Wisam… Une odeur exquise d’omelette se dégage de la cuisine. Des jeunes hommes cuisinent un repas – peut-être un repas de midi, ou le repas unique du jour. Leurs yeux sont fatigués mais un sourire éclaire leur visage. Abdel, 23 ans, est venu à pied du Koweït (si tout va bien, sans s’arrêter, cela prend 825 heures selon Google Maps, mais il a mis plusieurs mois à gagner Bruxelles). Il souhaite se rendre en Angleterre, où vit son oncle ; il cherche à se rapprocher de sa famille. Saidou, originaire de Mauritanie, peint pour canaliser sa colère ; cette activité le calme. Des dizaines de ses toiles sont conservées dans l’atelier de Globe Aroma. Il écrit également des textes superbes, confrontants et critiques sur la migration, l’esclavage et sa vie, dont certains ont déjà été publiés.

Chez Globe Aroma, des artistes travaillent tous les jours à leur projet, seuls ou en collaboration. Mais pour d’autres, il s’agit d’un lieu de repos. Yazid, 27 ans, originaire du Nigéria, parle peu mais n’est pas isolé des autres. Il ne quitte pas son sac à dos et salue tout le monde d’un très poli « Monsieur » ou « Madame ». Il s’est passé plusieurs mois avant qu’il n’accepte de manger avec les autres. En effet, la confiance n’est pas facile à donner pour les personnes en situation irrégulière, pour ceux qui ont bravé le désert pendant des mois, qui ont souffert le martyre dans les prisons libyennes ou encore vécu la traversée traumatisante de l’océan. Globe Aroma veille à être facilement accessible. La maison se veut un foyer sûr pour celles et ceux qui ne peuvent trouver cela ailleurs.  Un lieu de rencontres, de partage d’opinions, de travail artistique, et de cuisine !

Sécurité, création et repos : une illusion !
Le 9 février 2018, la police fédérale appuyée de la police de Bruxelles effectue un contrôle au siège de Globe aroma : 7 sans-papiers sont arrêtés.

« Tais-toi ! Les mains sur la tête ! Dépose ton GSM ! Reste assis ! NON, tu ne peux pas aller aux toilettes ! Non, tu ne peux pas téléphoner au président de Globe Aroma ! Vous êtes ici chez nous !… Ce sont des illégaux ici ! Vous pouvez partir madame, votre carte d’identité est en ordre.
– Je ne partirai pas, je suis responsable de l’organisation et je veux rester ! »
Mais rien à faire : ils m’interdisent de rester. Très vite, ils brandissent les menottes. On me conduit dehors. On me met face à un choix : rester calme et ne plus entrer, ou bien on me conduit au commissariat. J’ai besoin de réfléchir. Quel est le bon choix ?
Je décide d’obéir, dans la mesure où dans une cellule, je ne pourrai rien entreprendre.

J’ai vécu une expérience terrible pendant plus d’une heure : on m’a refusé le droit de m’exprimer ! Un fort sentiment d’impuissance m’a submergé. Je voulais faire quelque chose pour ceux qui attendaient dans l’angoisse de connaitre leur sort. Ils se sont montrés coopératifs face à l’agression de quelques policiers. Ils n’ont pas réagi aux provocations et ont docilement suivi les ordres, comme s’ils étaient déjà habitués à l’humiliation, comme si ça n’avait rien d’anormal. Et c’est bien là le pire ! Pour des centaines de milliers de personnes dans notre pays, vivre l’humiliation est tout à fait ordinaire. Ils ont tous été confrontés à des contrôles de police aléatoires.

Globe Aroma est une association subsidiée qui organise chaque année 200 activités artistiques et culturelles au cours desquelles les personnes se rassemblent pacifiquement. Cette intervention policière fut un douloureux rappel du caractère répressif de nos politiques et de l’état de la protection des droits humains fondamentaux dans notre pays.

Réduits au silence
Après l’opération policière du 9 février 2018, l’indignation et la colère furent immenses et entrainèrent une importante vague de solidarité, mobilisant plus de 200 organisations à travers plusieurs secteurs, dont une forte représentation du secteur artistique et culturel. Cette mobilisation fut un signal réconfortant et porteur d’espoir. Cela donna notamment à notre organisation et à beaucoup d’artistes du courage et l’énergie de continuer à travailler, à agir pour ceux qui sont réduits au silence par la politique, pour ceux qui ne sont jamais entendus : les primo-arrivants, artistes ou non, avec ou sans papiers, reconnus ou non en tant que réfugiés, etc. Leur voix et leur message sont cruciaux et ne doivent pas être passés sous silence. Le secteur artistique et culturel a un rôle important à jouer en la matière.

N’est-ce pas le rôle des arts que de donner la parole ? Le rôle des artistes que de porter un regard critique sur le monde, nous confronter, permettre une prise de conscience ?

Les artistes primo-arrivants sont encore à ce jour sous-représentés et sous-valorisés dans le secteur, et l’inversion de cette tendance est un grand défi sociétal. Il ne s’agit pas seulement d’un enjeu de démocratie, il s’agit pour le domaine artistique de continuer à refléter la richesse et l’hybridité d’une culture en constante évolution.

Il est possible que des artistes et/ou leur travail ne correspondent pas à une certaine image ou vision de l’institution artistique. Mais alors pourquoi ne pas remettre ces dernières en question ? Comment est-il possible qu’aujourd’hui, dans une ville aussi cosmopolite que Bruxelles, plus de la moitié des habitants ne soient pas représentés sur nos scènes et dans les salles ?

Il nous faut adopter une approche des arts fondamentalement démocratique, prendre conscience que l’art n’est pas une donnée objective, mais un bien collectif. Mais il faut aller plus loin que la prise de conscience, il faut joindre l’acte à la parole. Les arts évoluent à mesure que notre société change… Les acteurs du secteur artistique doivent chercher activement des manières de donner une place à ces « autres » artistes, entrer en dialogue avec ces personnes dont les cadres de référence et les profils sont différents, s’emparer de la question de la légitimité d’une œuvre, de ses motivations et de la réception de l’art en fonction du public. Les artistes primo-arrivants méritent une place dans nos institutions, et non en marge.

 

Image: © Emine Karali