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IV - Les frontières symboliques expériences sensibles

Une porte d’entrée vers l’autre

Laurie Hanquinet
Sociologue, Université de York

12-12-2018

Une vidéo, documentaire ou de fiction, peut aider ceux et celles qui la regardent à s’ouvrir à des réalités qui leur sont étrangères, à mieux les comprendre et, peut-être, mieux les accueillir. En choisissant l’exemple du Centre Vidéo de Bruxelles (atelier de production audiovisuelle et association d’éducation) et de trois films d’ateliers réalisés par des citoyens marginalisés – primo-arrivants ou allocataires sociaux –, Laurie Hanquinet rappelle comment le film peut, aussi bien devant que derrière la caméra, ouvrir des espaces de parole et de revendication politique.

La ville est composée de myriades de frontières qui structurent espaces et rapports humains. Au-delà des ségrégations spatiales physiques, ce qui m’intéresse ici sont les « frontières symboliques »n, celles qui définissent les limites entre eux et nous, entre inclus et exclus, entre ceux d’ici et d’ailleurs. Dans son ouvrage ethnographique, Suzy Halln explique la manière dont une même rue londonienne, Walworth Street, est traversée par de multiples frontières créées, entre autres, par divers flux migratoires et le développement historique de la ville et du quartier. Elle démontre que des tensions entre le local et le global façonnent nos interactions de tous les jours. Plus précisément, ces démarcations émergent de la façon dont chacun vit et expérimente la ville au quotidien – ses espaces, ses habitants, ses institutions, ses symboles – et reflètent des réalités différentes pour chacun.

La vidéo, que ce soit par le clip, le court-métrage ou le film, qu’elle se veuille documentaire ou de fiction, offre un extraordinaire outil pour mieux comprendre la vie des autres. Je me concentrerai ici sur le cas de Bruxelles et des migrants qui s’y installent, au travers de l’analyse de trois films produits par le Centre Vidéo de Bruxelles (CVB).

Entre autres projets qu’il soutient, le CVB offre la possibilité à des non-professionnels de prendre part à la réalisation de films autour de thématiques sociales données. Avec l’aide du monde associatif ou encore d’un groupement de citoyens, des individus ordinaires deviennent alors les acteurs (souvent au sens propre) d’une histoire ou d’une trame narrative qui leur est chère et qui leur permet de traduire leur expérience en termes esthétiques et sensoriels dont la charge communicative est forte. En ce sens, le CVB fait de la sociologie pratique. J’explorerai ici le film comme possibilité de se (re)présenter à l’autre mais aussi comme outil d’expression politique.

Représentation de soi et de son rapport à la ville
La première scène de Nous Bruxellonsn montre un homme qui se filme lui-même. Cette scène résume bien l’ambition du film : se (re)présenter à l’autre au travers d’une réflexion sur soi et du rapport à la ville. Ici, nous suivons une série d’individus, tous de nationalité (belgo-)étrangère, liés par leur implication dans l’asbl le Carian. On retrouve des extraits de leurs interactions avec Bruxelles (y compris ses monuments). Le film est une invitation à les rencontrer : les participants parlent en quelques minutes de qui ils sont et d’où ils viennent à l’aide d’une photographie qu’on leur a demandé de sélectionner. Le choix se fait selon une double logique : l’image peut représenter soit des endroits touristiques de la ville, soit des endroits plus locaux liés à la vie de tous les jours. Dans le premier cas, les participants insistent sur l’importance touristique du lieu mais montrent aussi une dynamique d’appropriation et de banalisation. Par exemple, Abdel, Algérien, a choisi la Grand-Place lorsque son pavé est couvert de fleurs parce qu’il y est attaché. Mohammed, qui a choisi une photo de lui devant le Manneken Pis, en savoure une reproduction en chocolat devant la caméra, et Marie, Belgo-congolaise, souligne, amusée, que la petite sculpture est noire. Marwan, Syrien, semble fasciné par l’Atomium qu’il aime décrire. Le film se termine d’ailleurs avec lui, qui chante dans sa langue d’origine sur les escaliers du monument. Ici les participants s’approprient des symboles touristiques majeurs de Bruxelles, indiquant peut-être qu’ils n’y sont pas touristes mais bien résidents.

Lorsque le choix porte sur des éléments du quotidien, il reste dans le registre du symbolique mais semble plus personnel. Birsena, d’origine serbe, montre une photo qu’elle a prise d’une sculpture d’Obélix, qui lui rappelle le premier film qu’elle a vu à Bruxelles. M’Hamed lui, Italien et Marocain, a choisi, une photographie du square Ambiorix tout près de sa maison, et où il passe tous les jours. Ces choix sont le reflet de leur ancrage dans la ville, de leur quotidien, leur histoire et leurs souvenirs dans celle-ci.

On remarque que dans leur manière de se présenter, leurs choix de photos ou de mots pour décrire Bruxelles lors d’un atelier au Caria, l’emphase semble être sur le banal et la culture quotidienne. Pour Marie, « la Belgique, c’est bien, parce qu’on mange les frites belges, les salades… La Belgique, c’est ça ». Si, pour certains, ces pratiques de consommation ne reflètent que des interactions superficielles avec l’« Autre »n, pour d’autres, elles peuvent avoir une grande force dans l’acceptation de la diversité et des différencesn. Elles permettent aussi de renforcer son attachement à un endroit et d’encourager un cosmopolitisme pratique ancré dans la vie journalière.

Ici se jouent des dynamiques identitaires intéressantes : les participants à la vidéo sont des primo-arrivants, leur pays d’origine mais aussi leur trajectoire migratoire constituent une partie de leur identité. Et ils sont Bruxellois dans leur quotidien. Le film nous rappelle que la ville n’est pas seulement composée de groupes qui coexistent mais aussi de subjectivités qui peuvent interagir et franchir des barrières sociales et symboliques.

Le film-fiction comme outil politique
Les deux autres films analysés ici ont une dimension politique plus importante. Dans le premier, Revenez demainn, des apprenants en alphabétisation de l’Université populaire d’Anderlecht se mettent en scène pour parler de leur difficulté à intégrer le monde du travail sans parler la langue française. Le film est l’occasion pour la grande majorité des participants d’exprimer leur volonté de trouver un travail. Voici quelques extraits illustrant la valeur qu’ils accordent au travail : « La vie sans travail, c’est rien du tout. Si tu n’as pas de travail, tu es perdante mais si tu as un travail, tu as ta vie. La personne qui travaille sent qu’elle a une valeur dans la vie. Le chômage pour moi, c’est fatigue, paresse, déprime, tristesse. » Le film entend lutter contre les stéréotypes ou les représentations simplistes dont les migrants font souvent l’objet dans le climat politique actueln. Dans une certaine mesure, il se rapproche du « migrant cinema » étudié par Mariagiulia Grassilli, qui cherche à « se poser contre les injustices sociales et l’exploitation globale, pour un activisme culturel et politique et pour illustrer des luttes contemporaines et des formes de déplacements »n. Au-delà de la dénonciation de préjugés, Revenez demain montre les attentes, complexités et barrières procédurales qui entravent le dialogue des primo-arrivants avec le CPAS (Centre Public d’Action Sociale) où on leur demande souvent de « revenir demain ». Pour ce faire, ils inversent les rôles et deviennent les employés d’un CPAS surchargé pour traduire autrement leurs propres expériences de relégation et, pour certains, de stigmatisation.

Le second film, Le Parti du Rêve du logementn, est un long métrage qui part d’une action citoyenne du Groupe ALARM, créé il y a plus de 15 ans dans le but de défendre l’accès à un logement convenable et abordable pour tous. Il s’agit d’une fiction écrite et jouée par les membres du groupe, en partenariat avec le CVB. Le dossier de presse précise que « le choix de la fiction a permis de relier, entre elles, les histoires inventées ; les comédiens ne jouent pas leur propre histoire, mais chaque histoire est fidèle à une réalité ou aux expériences vécues par les membres du groupe ». On y suit différents personnages se faisant arnaquer par une propriétaire malhonnête, se faisant expulser ou en quête de solutions alternatives pour trouver un toit et régulariser leur situation. Ces personnages progressivement se rapprochent et décident, plutôt que de trouver des solutions ad hoc, de créer un parti politique le « Parti du rêve du logement ». Le parallèle avec la réalité est clair puisque, en 2014, ALARM créa réellement ce parti à l’occasion des élections régionales.

Dans le film, le message est clair : « Se mettre ensemble pour être plus forts. » L’art, ici, se transforme en une forme d’expression politique dont l’ambition est double. Premièrement, l’art rassemble. Le sociologue Ron Eyerman a souligné dans quelle mesure les formes d’expression culturelle pouvaient cimenter un groupe ensemble, offrant à ces membres un sentiment d’appartenance et une identité collective mais aussi la force de résister à des situations répressivesn. Et cela d’autant plus que cette forme expressive nait d’une action spontanée. Eyerman parle de l’importance du do-it-yourself facilité par les nouvelles technologies dans le développement de mouvements sociaux.

Ensuite, toujours selon Eyerman, l’art n’est pas seulement un outil de visibilité pour soi mais aussi auprès des autres, permettant une plus grande représentation de groupes marginalisés. Le film appelle à la prise de conscience de destins tragiques qui restent souvent invisibles. Ensemble, au travers de l’art, ces destins sont exposés et mis à jour dans le but de ne plus être ignorés. Dans une interview, le réalisateur Peter Snowdon explique que le film « sert de véhicule pour parler de questions qui sont profondément politiques dans un sens qui dépasse les simples enjeux électoraux »n. Ces deux films rappellent la dimension politique des formes esthétiques : de par leur dimension sensorielle et émotionnelle, ils nous perturbent, nous poussent à réfléchir et ressentir.

Mieux qu’un long discours
Ces trois films montrent comment la vidéo peut nous aider à franchir des frontières symboliques et créer des ponts entre les individus, les groupes sociaux, entre citoyens et politiques. Chacun de ces films, même fictionnels, est une plongée dans le vécu des autres et un espace de rencontres. Ils rappellent la manière dont certains sociologues ont utilisé l’art comme outil pour capter les expériences de vie mais aussi faire ressentir la force des inégalités. O’Neill, par exemple, a encouragé des participants à un atelier à traduire la complexité de leur vie de migrants et réfugiés par l’expression artistiquen. En permettant aux citoyens, y compris ceux socialement fragilisés, de s’exprimer par la vidéo, le CVB les fait activement participer à une plus grande compréhension de soi et de l’autre. Non seulement ils deviennent acteurs de changements mais leur film, lui-même, le devient aussi.

Nous Bruxellons ouvre indirectement des possibilités d’interactions pour des gens d’origines diverses. Même sous forme fictionnelle, Revenez demain et Le Parti du Rêve du Logement permettent de prendre le pouls de la ville en reflétant les préoccupations de citoyens qui n’ont pas toujours les ressources pour s’exprimer et se faire entendre par des voies politiques plus traditionnelles.

Les images poussent à l’empathie : l’expérience esthétique donne des clés pour pouvoir mieux comprendre l’autre et, potentiellement, mieux vivre ensemble dans la différence. La vidéo a un pouvoir communicatif : elle perturbe notre vision du quotidien et de l’ordre établi et nous fait connaitre une diversité d’expériences et de subjectivités alternatives dans la ville. Elle est, en ce sens, toujours politique.

 

Image : ©Élisa Larvego, Johan Billy, Calais. Série Chemin des Dunes, 2016

1

Michèle Lamont et Virág Molnár, « The Study of Boundaries in the Social Sciences », in Annual Review of Sociology 28(1): 167-95, 2002.

2

Susy Hall, City, Street and Citizen : The Measure of the Ordinary, Routledge, 2012.

3

Nous Bruxellons [DVD], film d’atelier 17’, CVB/ CARIA, 2017.

4

Centre d’Accueil et d’Éducation Permanente de Cohésion Sociale et de Lutte contre l’Échec Scolaire

5

Craig Calhoun, « The Class Consciousness of Frequent Travelers : Toward a Critique of Actually Existing Cosmopolitanism. » in The South Atlantic Quarterly 101(4):869–97, 2002.

6

Gavin Kendall, Ian Woodward et Zlatko Skrbis, The Sociology of Cosmopolitanism. Globalization, Identity, Culture and Government, Palgrave Macmillan, 2009.


Ian Woodward, Zlatko Skrbis et Clive Bean, « Attitudes towards Globalization and Cosmopolitanism: Cultural Diversity, Personal Consumption and the National Economy » in The British Journal of Sociology 59(2):207–26, 2008.

7

Revenez demain, atelier vidéo 20’, Le Clech, M./ Université Populaire d’Anderlecht, 2016.

8

Par exemple, Bart de Wever, le leader du parti nationaliste flamand N-VA, a suggéré que les migrants pourraient mettre en difficulté la sécurité belge au début de l’année 2018.

9

Mariagiulia Grassilli, « Migrant Cinema : Transnational and Guerrilla Practices of Film Production and Representation » in Journal of Ethnic & Migration Studies 34(8):1237–55, 2008. (Traduction de l’extrait par Laurie Hanquinet)

10

Peter Snowdon, Groupe ALARM, Le Parti du Rêve du logement, 65’, CVB/ Maison de Quartier Bonnevie. – 2016.

11

Ron Eyerman, « Music in Movement : Cultural Politics and Old and New Social Movements » 25(3):443–58, 2002, p.447.

12

Maryline le Corre, « Le parti du rêve de logement. Entretien avec Mohamed Hindawi, Peter Snowdon, Victoria Uzor et Aurélia Van Gucht » in Le Journal de Culture & Démocratie n°45, 2017.

13

Maggie O’Neill, « Participatory Methods and Critical Models : Arts, Migration and Diaspora », in Crossings: Journal of Migration and Culture 2:13–37, 2011.