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Mots-clés

Universel | Humanisme | Colonialité

21-02-2024


  • En quête d’Afrique(s). Universalisme et pensée décoloniale, Souleymane Bachir Diagne et Jean-Loup Amselle, Albin Michel, 2018.

  • Figures de la révolution africaine, Saïd Bouamama, La Découverte, 2014.

  • Décoloniser les esprits, l’œuvre de Frantz Fanon

  • Les discours sur l’Autre, l’œuvre d’Edward Saïd

En quête d’Afrique(s). Universalisme et pensée décoloniale

Souleymane Bachir Diagne et Jean-Loup Amselle, Albin Michel, 2018.

Reconstruire l’universel

En appelant à des politiques culturelles réparatrices, ce « Neuf essentiels » cherche à questionner les modèles culturels en place et leurs dérives au niveau des différentes espèces, êtres humains y compris. Sans prescrire une vision plus adéquate, l’appel vise plutôt à rassembler les perspectives des êtres vivants et composer ensemble un nouveau modèle qui nous rende capables de relever les défis environnementaux d’aujourd’hui. Pour ce faire, nous avons besoin concrètement de réfléchir aux manières d’agir et de penser ensemble. Fondamentalement, cela amène à nous interroger sur ce qui fait cet « ensemble » et le « commun » à l’échelle des espèces. C’est cette interrogation que nous chercherons à éclairer ici en donnant des clés de compréhension, des ressources et des pistes de réflexions pour problématiser ces termes (ensemble/ commun) à travers des notions lourdes de sens et d’histoire que sont celles d’universalisme et d’universel. Ainsi, le livre En quête d’Afrique(s). Universalisme et pensée décoloniale de Souleymane Bachir Diagne et Jean-Loup Amselle aide à dégager les présupposés de l’universalisme et questionner la possibilité de l’universel. Nous resituerons également ici ces termes dans le cadre de champs théoriques des pensées décoloniales et études postcoloniales qui les ont mis à l’épreuve afin de prolonger une dynamique critique visant l’égalité de tou·tes en reconstruisant la notion d’universel.

Présentation

Souleymane Bachir Diagne, né à Dakar en 1955, est un philosophe des sciences et de l’islam africain, professeur à l’Université de Columbia à New York. Il pratique une philosophie de la traduction, c’est-à-dire qu’il mène des recherches visant à comparer et mettre en dialogue différentes cultures. En passant par ce qu’il appelle une « épreuve de traduction », il s’enracine dans des traditions de pensée − qu’elles proviennent des héritages européens, des pratiques philosophiques du monde musulman ou de l’Afrique − pour développer des propositions à travers les cultures et offrir ainsi des pistes de modèles transculturels au carrefour des influences et traditions.

Jean-Loup Amselle, né à Marseille en 1942, est un anthropologue africaniste de terrain, il est aussi directeur d’études à l’école des Hautes études en Sciences Sociales (EHESS) à Paris. Il mène des recherches rigoureuses en anthropologie autour de tout ce qui relève de l’humain. Auteur prolifique, il développe une « anthropologie des branchements » par le biais de travaux portant sur l’ethnicité, le métissage et le multiculturalisme. Il refuse ainsi tout essentialisme et veut dépasser les oppositions binaires et hiérarchies données pour naturelles, ceci, afin de construire une universalité concrète de toutes les cultures par le moyen de leur ouverture aux autres.

Ce livre donne des éléments pour mieux cerner ce que signifient les termes « universel » et « universalisme », ce que recouvrent les pensées décoloniales et postcoloniales, et comment tout cela est lié aux actualités de l’Afrique et de l’Europe, à des modèles culturels et des façons de penser les pratiques culturelles. Concrètement, l’ouvrage est constitué d’échanges entre le philosophe Souleymane Bachir Diagne et l’anthropologue Jean-Loup Amselle autour de ces thématiques. À travers les développements successifs de l’un et l’autre, leurs points de vue respectifs se croisent sous forme de conversations, sans chercher absolument un consensus mais en laissant de la place pour les divergences.

D’emblée, les échanges s’attaquent aux notions d’universalisme et d’universel qui vont traverser les conversations ultérieures du livre. En problématisant ces notions, les deux chercheurs questionnent tout une série de thématiques connexes : qu’il s’agisse des notions de race, de culture et d’identité ou des enjeux liés à la représentation artistique notamment ; du rôle des langues dans la pratique philosophique ou des usages de cette pratique dans différents territoires culturels ; des diverses conceptions de l’islam et des définitions culturelles de l’Afrique ; de l’émergence et la place des droits humains dans les modèles culturels en Afrique ou encore de questions contemporaines comme le privilège blanc et le racisme anti-blanc, l’intersectionnalité et l’universalisme, l’appropriation culturelle, la non-mixité et le communautarisme, le racisme d’état ou dans l’état. Les conversations explorent donc un ensemble de problématiques assez large liées à l’universalisme et à l’universel.

Plus précisément, les échanges consacrés à l’universalisme et à l’universel constituent de véritables ressources pour développer un nouveau « modèle culturel » en clarifiant les différentes visions auxquelles peuvent renvoyer les deux termes. Selon Jean-Loup Amselle, l’universalisme a été et est encore pensé comme un « universalisme de surplomb », c’est-à-dire un modèle culturel imposé de l’extérieur sur un peuple, comme ce fut le cas à travers les conquêtes et colonisations d’autres cultures par les empires européens au cours des siècles. Il y a surplomb dans la mesure où ces formes d’impérialisme s’imposent de façon hégémonique et violente, où elles exploitent les différentes ressources et populations des territoires tout en présentant ces appropriations comme des étapes nécessaires pour les civilisations et le progrès des peuples. Ces formes d’oppression sont eurocentristes en ce qu’elles imposent des modèles culturels européens aux autres territoires sans aucun débat démocratique. L’anthropologue émet ensuite des réserves quant aux politiques dites universalistes menées au nom des droits humains à l’échelle de la planète, de la défense des féminismes ou de ce qu’il appelle « l’internationale gay » face aux traditions et pratiques ancestrales au sein des territoires. En dépit de ces réserves, Jean-Loup Amselle en appelle à ne pas renoncer à la recherche d’une unité des manifestations culturelles aujourd’hui intrinsèquement liées au modèle capitaliste globalisé, ainsi qu’à la possibilité de communication et de traduction entre différentes cultures.

Dans cette optique, l’anthropologue va opposer à cette posture surplombante d’autres visions de l’universalisme. À partir des écrits du philosophe français Maurice Merleau-Ponty datant du début des années 1960n, il est question d’un « universalisme latéral » au sens où il s’agit d’établir et de construire une communication empirique entre des territoires culturels distincts, de rentrer en contact avec les sociétés exotiques tout en s’arrachant de sa propre société et observer celle-ci avec décentrement. Ainsi, Jean-Loup Amselle souligne l’intérêt du « frottement interculturel » que cette vision de l’universalisme permet. Il reste plus critique sur la conception que cet universalisme donne des cultures comme des entités distinctes et discontinues, ainsi que sur l’altérité dont parle Merleau-Ponty qui est majoritairement concentrée sur l’inde et la Chine de l’époque.

Par contraste, l’anthropologue développe un «universalisme matriciel ». Fondamentalement, celui-ci admet qu’il n’existe pas d’identités purement locales : chaque culture est un mélange de branchements, une composition de différentes connexions et dérivations. Ainsi, il insiste sur la porosité des cultures entre elles, sur la circulation des significations au-delà des communautés de base, sur les manières dont les valeurs et sens sont réappropriés au travers des processus d’identification. Dans cette vision génératrice et dynamique des cultures, l’universalisme revient à une recherche continue du commun au-delà de l’affirmation des différences. À charge de l’anthropologue de souligner les connexions et circulations des significations entre les différentes cultures. Souleymane Bachir Diagne, lui, défend un « universalisme reposant sur la traduction ». C’est à dire qu’il est possible de traduire toutes les cultures les unes dans les autres.

Le philosophe s’inscrit ainsi dans un registre relativiste comme Merleau-Ponty étant donné que les cultures sont considérées comme entités pouvant communiquer les unes avec les autres. Cette reconnaissance de la diversité culturelle n’empêche pas la recherche d’un universel par le biais de la traduction, ni de trouver des communs à toutes les cultures en partant d’une base empirique. Selon le philosophe, la notion d’universel, qu’il préfère à celle d’universalisme, renvoie au postulat de la pluralité des langues humaines plus qu’à l’incarnation de l’absolu par l’une des langues. Pensons aux cas des langues impériales imposées aux colonisé·es comme les incarnations de la raison, de la civilisation, du progrès et du développement. La pluralité des langues humaines s’ancre dans la croyance en un universel fondé sur une humanité identique et égale partout sur la planète. En même temps, cette pluralité tient aussi compte d’un relativisme entre les différentes langues, par exemple cela admet que des développements et questionnements sont liés aux langues qui les expriment. À charge de la philosophie de jouer le rôle de traductrice et de « penser de langue à langue ». En pratique, cela veut dire voyager et se décentrer. Il s’agit d’une invitation à apprendre d’autres langues, voire à appréhender la pluralité qui existe au sein même de chaque langue. De la sorte, ce que le philosophe appelle « épreuve de traduction » consiste en une incessante mise à l’épreuve de soi par l’autre et de l’autre par soi. Cela peut s’initier sur un fond d’incompréhension mais avec l’optimisme qu’il n’y aura pas de reste intraduisible tant que l’universel se construira dans la mutualité et la réciprocité.

Pour résumer, quand on parle d’universel et d’universalisme, un point essentiel tient à la manière dont on conçoit les cultures et leurs interactions: est-ce qu’on considère que les cultures sont distinctes et qu’elles sont en frottement de façon horizontale ? Ou bien que les unes sont traduisibles par les autres et donc transformables au fur et à mesure des échanges? Ou bien que toutes les cultures sont poreuses et composées de connexions les unes entre les autres ? De ces différentes manières de penser les interactions entre les cultures découlent des pistes pour construire des modèles culturels universels. À ce propos, l’histoire des droits humains et du droit international fournit nombre d’exemples de tentatives de construction de commun à l’échelle de l’humanité. Pensons à la création d’une déclaration universelle des droits humains, de tous les textes qui en découlent ou la remettent en question, ainsi que les différents textes de droit internationaln. Dans En quête d’Afrique(s), les auteurs s’interrogent sur les origines africaines des droits humains, en particulier avec le « Serment des chasseursn » récité de façon rituelle lors des célébrations dans la confrérie ouest-africaine des chasseurs. Si l’anthropologue Jean-Loup Amselle y voit plus la construction d’une mythologie politique à partir d’une généalogie orientée, le texte intéresse le philosophe Souleymane Bachir Diagne non tant pour le fait que cela place en Afrique un texte considéré comme l’ancêtre de la Déclaration des droits humains que pour l’importance que ce texte accorde à la vie individuelle par rapport aux préséances des droits collectifs et communautaires que l’on retrouve plus traditionnellement. Pour le penseur, cela témoigne d’une volonté de construire un vivre-ensemble à partir de l’individu et de la pluralité. Cela ouvre une voie à une autre manière de raconter l’humanité, à un dialogue renouvelé avec les droits humains. Tout ceci est à mettre en résonance avec ce qu’il développe ensuite dans le contexte de l’émergence des droits environnementaux et de la responsabilité de l’être humain: « L’universel n’est pas donné, il s’éprouve dans les luttes multiples et la manière encore à déchiffrer, dont elles convergent et se mènent ensemble, solidairement, dans la visée d’un horizon commun d’émancipation. » (p. 85)

Commentaire

Depuis mon point de vue d’observateur des droits culturels dans le contexte de l’éducation permanente, je tiens d’abord à souligner la qualité des échanges autour de l’universel et les thématiques connexes qui nourrissent mes réflexions sur les notions d’identité et de diversité culturelles, d’appartenance et de communauté. L’intérêt de l’ouvrage est qu’il offre une « double vue » entre le philosophe et l’anthropologue. Le format dialogique, avec des textes successifs et sous forme d’interpellation et de réponse donne un caractère dynamique, à mi-chemin entre l’oralité et le développement écrit. On reste dans le mouvement du dialogue en tant qu’il s’agit d’échange de propositions, que la critique et la contestation sont possibles de part et d’autre sans chercher à aboutir à un consensus mais plutôt à préciser les choses avec nuance. Cela permet d’appréhender la complexité de la problématique de l’universel et de donner des clés de compréhension pour nourrir son point de vue de façon nuancée à partir d’échanges argumentés, à la croisée des pensées décoloniales et des études postcoloniales. Pour autant, les développements tendent parfois à être très référentiels ou jargonnants. Cela rend certains propos peu explicites et peu accessibles pour un lectorat moins aguerri. Mais ces échanges se veulent les prémisses d’autres discussions à venir étant donné que les sujets traités ne sont pas destinés à être clos. Tant dans sa forme que dans son contenu, l’ouvrage ouvre au dialogue et à la pluralité des pistes de réponse possibles.

Dans le cadre d’un repérage de lectures capables de nous outiller pour faire face à l’urgence climatique et nous accompagner dans les transitions sociales et environnementales, l’ouvrage En quête d’Afrique(s) est une ressource pertinente pour comprendre les notions d’universel et d’universalisme, pour tâcher ensuite d’en questionner les présupposés et de les problématiser. In fine, la lecture nous donne des pistes pour reconstruiren un « modèle culturel » qui soit capable de respecter les cultures et les identités dans leur diversité, tout en ne faisant pas l’économie de construire du commun et fabriquer de l’universel de façon réellement égalitaire et en résonance avec des perspectives écologistes et intersectionnelles. À cet effet, un apport précieux du livre est qu’au-delà d’échanger sur les deux notions et d’exposer différentes thématiques, les conversations resituent la problématique générale de l’universel au sein de l’histoire des idées, en particulier dans le cadre des pensées décoloniales et des études postcoloniales, proposant ainsi une géohistoire de la problématique de l’universel. Cela donne matière à imaginer et façonner un modèle culturel profondément égalitariste. Reprenons quelques points abordés que je prolongerai avec quelques références des mouvements décoloniaux et post-coloniaux. De façon schématique et caricaturale, les pensées décoloniales et les études postcoloniales peuvent être distinguées dans l’approche qu’elles ont de la domination des modèles culturels occidentaux sur le reste du monde et ce, derrière le paravent d’un universalisme de surplomb imposé de façon hégémonique.

Les Pensées décoloniales

Dans la construction d’un modèle culturel, les pensées décoloniales cherchent à prendre en compte les points de vue des colonisé·es ou des personnes minorées par les discours occidentaux, tant dans les idées et productions scientifiques que dans les fictions et représentations artistiques. Il s’agit de rendre visibles et accessibles les discours des « subalternesn », de faire remonter ces récits et d’en saisir la charge politique et contestatrice du système établi, des dominations et des inégalités. Ce mouvement voit ainsi une collusion dans les philosophies des Lumières notamment entre les rationalités modernes, les divers dualismes qu’elles instaurent, et la raison coloniale qui a relégué les non-européen·nes aux statuts d’animaux et de corps-machines pouvant être exploité·es. L’ordre du monde capitaliste a dès lors été organisé au seul profit de l’Europe et des autres puissances depuis l’histoire des conquêtes du Nouveau Monde et des colonies jusqu’aux phénomènes racistes d’aujourd’hui. Le point de vue de l’homme blanc occidental est celui qui prime comme forme d’autorité, il reste la seule mesure de la connaissance possible et de l’universel. Ceci se fait au prix d’un rejet des traditions intellectuelles et des formes de connaissance non-occidentales dans la catégorie des croyances, de la pensée magique ou primitive, du folklore. Face à ces constats, les pensées décoloniales proposent une décolonisation radicale en cherchant à réhabiliter les formes anciennes et non-occidentales d’organisation économique et sociale, en tissant de nouvelles solidarités entre pays du Sud à travers des logiques de non-alignement, en faisant dissidence et sécession avec l’esprit européen des Lumières et sa prétention à incarner seul la scientificité et l’universalité. Ainsi, il ne s’agit pas juste d’admettre la pluralité épistémique − qui reconnaitrait la pluralité des visions du monde, des cosmologies et épistémologies traditionnelles − mais de montrer aussi comment ces autres manières de raconter le monde sont aujourd’hui convoitées et confisquées par les puissances économiques et industrielles occidentales (p. 17). Pour poursuivre les réflexions, je propose ici deux références qui peuvent constituer des ressources pour continuer la réflexion décoloniale autour de l’universel et, sur cette base, imaginer la reconstruction d’un modèle culturel égalitaire.

Saïd Bouamama, Figures de la révolution africaine, La Découverte, 2014.

Ce livre propose un récit des pensées de la décolonisation à travers dix portraits de personnalités masculines marquantes de la période allant de 1940 à 1970. Sociologue, Saïd Bouamama, considère que ces personnalités, parmi lesquelles Jomo Kenyatta, Aimé Césaire, Patrice Lumumba, Malcolm X ou Amílcar Cabral, ont activement participé à ce qu’il appelle la « révolution africaine ». Ce n’est pas tant que ces hommes ont été des révolutionnaires − certains ayant pactisé avec les adversaires ou dérivé vers des comportements contraires à leurs idéaux. C’est plutôt par leurs actes, leurs pensées et les collectifs qui les ont soutenus qu’ils ont participé à l’évolution des modèles culturels pour faire infléchir les systèmes coloniaux. Saïd Bouamama revient sur cette période de décolonisation pour montrer à quel point celle-ci est riche d’enseignements pour tou·tes celles et ceux qui veulent un avenir différent. L’intérêt est qu’il ne fait pas l’économie des difficultés qu’ont rencontrées ces personnalités dans leurs pensées en action et dans leur mobilisation. Il ne cherche pas à glorifier les récits en niant les contradictions et les incohérences, il vise plus à ce que ces portraits puissent décrire les difficultés d’à la fois agir et comprendre, contester et inventer, résister et offrir des alternatives. Ces pensées de l’action politique sont à rapprocher des nouvelles problématisations et manières de faire dont nous avons besoin, à partir, par exemple, de la pratique cartographique de Baptiste Morizot. Une lecture riche et foisonnante à mettre entre toutes les mains. Celle-ci a le mérite de resituer historiquement les pensées décoloniales, voire d’en élargir le spectre avec d’autres figures moins consacrées, bien qu’exclusivement masculines malgré le fait que beaucoup de femmes aient aussi contribué au développement de cette pensée (on pense entre autres à bell hooks, Angela Davis, Audre Lorde, Elsa Dorlin, Nadia Yala Kisukidi, Françoise Vergès, Gloria Wekker,…). Malgré ce manque, ce livre reste une ressource précieuse qui donne matière à prolonger les réflexions sur l’universel.

Décoloniser les esprits, l’œuvre de Frantz Fanon

Aborder l’œuvre de Frantz Fanon, brillant psychiatre emporté par la maladie à l’âge de 36 ans en 1961, c’est suivre la trajectoire d’une pensée profondément égalitariste. À l’aide de la psychiatrie, Fanon a cherché dans Peau noire, masques blancs à fissurer les masques sociaux qu’ont forgé les systèmes coloniaux et racistes entre les colons et les colonisé·es. Si les recherches datent, ses propos restent actuels et pertinents pour penser les dominations et atteindre une égalité réelle. Souvent taxé d’apologiste de la violence, du fait de son soutien au front de Libération National lors de la lutte pour l’indépendance de l’Algérie au tournant des années 1960 et de son ouvrage Les damnés de la Terre, sa pensée est pourtant subtile et exigeante. La description qu’il donne de la violence au plus proche de l’expérience des colonisé·es montre à quel point la colonisation reste un phénomène aliénant et déshumanisant tant pour les opprimé·es que pour les oppresseur·ses. La seule réponse possible à cette violence ne peut être que l’expression d’une violence politique et physique, ceci dans le but de retourner toute la violence initiale sur elle-même, faire s’effondrer les systèmes coloniaux et permettre un positionnement non-aligné sur les impérialismes de l’époque – capitaliste aux États-Unis et soviétique. Aujourd’hui, cette démarche décoloniale égalitariste fait écho aux développements d’Achille Mbembe, en particulier sur la nécessité de constituer un patrimoine commun à travers des alliances et sans préséance d’une culture sur les autres. L’œuvre de Frantz Fanon constitue une piste dissidente pour ne pas ignorer les mécanismes violents qui s’imposent et peuvent se développer à travers les modèles culturels jusque dans nos subjectivités. Si la lecture de ses ouvrages n’est pas évidente, nombre de ressources existent pour faciliter l’approche de cette pensée sensible et fondamentalement humaine. Pensons au roman graphique Frantz Fanon de Frédéric Ciriez et Romain Lamy, ou bien aux très instructifs podcasts « Frantz Fanon, l’indocile » de l’émission Les Grandes Traversées (Séverine Cassar et Anaïs Kien, France Culture, 2020).

Les études Postcoloniales

Dans l’optique de construire un nouveau modèle culturel, les études postcoloniales cherchent à comprendre comment les discours sur l’Autre se sont élaborés dans la littérature et les sciences humaines pendant les différentes phases de l’impérialisme et de la colonisation européennes. Le geste postcolonial vise à imaginer des modèles culturels débarrassés des formes de relations et de conceptions sociales dominantes. Une série de questions se posent alors: comment opérer un véritable décentrement vis-à-vis de la pensée occidentale, pour revenir à des pensées autonomes, voire autochtones ? Dans quelle mesure un tel décentrement est-il possible au sein de la pensée occidentale elle-même ? Est-ce qu’on peut faire de l’Europe un pôle de pensée parmi d’autres, sans plus de préséance ni prééminence ? L’œuvre d’Edward Saïd est une référence emblématique qui pourra illustrer la manière dont peut procéder ce mouvement de pensée.

Les discours sur l’Autre, l’œuvre d’Edward Saïd

L’ouvrage L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident (trad. Catherine Malamoud, Points, 2015 [1978]) du chercheur palestinien en exil Edward Saïd est un des titres majeurs du mouvement postcolonial, qui contribue à problématiser les conséquences de la relation de domination coloniale à travers une diversité de champs des sciences littéraires et humaines. En s’attachant à la notion de discours qu’il reprend de Michel Foucault, Edward Saïd montre comment l’« Orient » a été inventé tout au long de l’histoire européenne, sans que les habitant·es de cette zone géographique aient eu leur mot à dire sur ces représentations. De façon engagée, Saïd dénonce un privilège de représentation qui a été soutenu par des institutions, des imageries, des savoirs, etc. Toute cette organisation du savoir et du pouvoir de représenter a abouti à une distinction ontologique et épistémologie entre l’Europe et l’Orient. À travers toute son œuvre, Saïd s’efforce de montrer que ces discours sur l’Orient ne sont pas fondés en nature mais qu’ils sont datés historiquement et marqués politiquement. Il importe d’étudier les idées, les cultures et les historiographies selon le pouvoir qu’elles exercent. Ainsi, la création de l’Orient en dit finalement plus sur « notre monde », sur l’Europe et son universel que sur les cultures et les populations se développant sur ces territoires. Les travaux d’Edward Saïd sont autant de points d’appui pour s’interroger sur le pouvoir de l’humanisme et les savoirs hérités des Lumières, en résonance avec les développements de Pierre Hemptinne  en introduction de ce « Neuf essentiels », autour des récits que l’on donne de l’humanité. La pensée d’Edward Saïd n’est pas des plus accessibles et mobilise nombre de références littéraires et philosophiques. Pour autant plusieurs de ses derniers écrits abordent des thématiques proches de l’actualité et donnent un accès plus aisé à ses recherches, comme les essais L’Islam dans les médias, Humanisme et démocratie, les entretiens traduits dans l’ouvrage Dans l’ombre de l’Occident ou encore son récit autobiographique d’exil traduit en français sous le titre À contre-voien.

Conclusion

Le bref parcours de références proposé ici n’a certainement pas épuisé la richesse des réflexions autour de l’universel et de l’universalisme, elles sont tout au moins une piste pour ouvrir la discussion. Car celle-ci doit être mise sur la table en matière de politiques culturelles si l’on veut s’assurer que les valeurs défendues et les moyens mis en place puissent cultiver et nourrir le patrimoine commun dans un horizon profondément égalitaire pour toutes les espèces terrestres. Il s’agit plutôt de donner des clés de compréhension pour questionner les présupposés de l’universalisme et problématiser l’universel, tout en allant chercher des ressources pouvant outiller les réflexions et les pratiques des travailleuses et travailleurs socio-culturels, des populations et des instances décisionnaires. Ces ressources visent à amorcer et prolonger une dynamique critique au sens noble du terme, qui rende capable de préciser les inégalités et leurs mécanismes en vue d’une plus grande puissance d’agir et d’un dialogue vivace entre les espèces.

Je terminerai cette présentation en offrant un passage du merveilleux ouvrage Aimer s’apprend aussi de Sébastien Charbonnier (Vrin, 2019), qui propose des pistes pour penser l’apprentissage et l’échange dans la joie et l’amour. Il s’agit d’un recueil accessible de méditations inspirées par la philosophie éthique de Baruch Spinoza, pouvant être lu par fragments et de façon non-linéaire. « Apprendre à aimer, un autre comme soi-même, c’est continuer d’apprendre auprès de chacun, rencontrer ce qui diffère de nous, pour ne jamais devenir, malgré soi, un dominant du savoir. » En écho à la dynamique amorcée ici, l’ouvrage s’interroge sur les conditions pour faire mieux ensemble, pour qu’ensemble nous soyons plus fort·es et plus libres dans nos gestes communs.

Thibault Galland, chargé de recherche et d’animation pour la Plateforme d’Observation des Droits Culturels de Culture & Démocratie

1

Maurice Merleau-Ponty, « De Mauss à Claude Lévi-Strauss », in Signes, Gallimard, 1960.

2

Voir notamment : De Salamanque à Guantanamo : Une histoire du droit international de Gérard Bédoret, Olivier Corten et Pierre Klein. Cette bande-dessinée instruit sur une histoire critique du droit international qui, pour les auteurs, s’est développé dans une quête de l’universel qui, à toutes les époques, a été tiraillée entre une dimension éthique (le droit comme vecteur de progrès et de civilisation) et une dimension politique (le droit comme instrument du pouvoir entre les États).

3

NDLR : Ce « Serment des Chasseurs » avec les « Chartes du Mandé » sont des textes transcrits et reconstitués à partir des mémoires de griots de l’Ouest africain. Ces textes rassemblés par des chercheur·ses du Centre d’Etudes Linguistiques et historiques par Tradition Orale (CELHTO) basé à Niamey (Niger) constitueraient un document reprenant les principes et interdits de la coexistence harmonieuse au sein de l’empire Mandé.

4

J’emprunte ce geste de « reconstruction » au philosophe américain John Dewey, dans Reconstruction en philosophie, trad. Patrick Di Mascio, Gallimard, 2014 (1919).

5

Gayatri Chakravorty Spivak est une des figures majeures des études postcoloniales et du féminisme, notamment avec son essai Les subalternes peuvent-elles parler ? Par ce terme, la penseuse désigne les personnes rejetées des systèmes de représentation dominant.

6

L’islam dans les médias, trad. Charlotte Woillez, Actes Sud, 2011 (1997) ; Humanisme et démocratie, trad. Christian Calliyannis, Fayard, 2005 (2004) ; Dans l’ombre de l’Occident, trad. Léa Gauthier, Payot, 2014 ; À contre-voie, trad. Brigitte Caland et Isabelle Genet, Le Serpent à Plumes, 2002 (2000).