Louis Pelosse
 - 
Dossier

Urgences à l’hôpital

Entretien avec Emmanuelle Desmet, infirmière-cheffe des soins intensifs du Centre Hospitalier de Wallonie picarde

22-07-2022

La question du temps est centrale à l’hôpital, a fortiori dans un service de soins intensifs. Les logiques gestionnaires de ces institutions permettent-elles aux soignant·es d’être simplement présent·es auprès des patient·es, de les écouter ? Face à l’informatisation à marche forcée des services, quel temps est laissé à la relation avec les patient·es ? La crise sanitaire que nous venons de traverser a-t-elle accéléré ces logiques ?

Emmanuelle Desmet, infirmière-cheffe aux soins intensifs du Centre Hospitalier de Wallonie picarde, revient sur ces questions et leurs impacts sur ses pratiques.

Propos recueillis par Laurent Bouchain, responsable de l’Écheveau, service culturel de l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu – ACIS et Maryline le Corre, coordinatrice à Culture & Démocratie.

Vous êtes infirmière -cheffe dans un service de soins intensifs, le temps a certainement une place primordiale dans votre travail. De manière générale, comment ce rapport au temps structure-t-il le travail à l’hôpital ?
Indépendamment de la pandémie, la question du temps était déjà un sujet à part entière à l’hôpital et a fortiori dans le domaine des soins intensifs, où l’on traite des urgences.
Structurellement, le fonctionnement et le financement de l’hôpital dépendent directement des durées de séjour. Il y a des temps de séjour qui sont déterminés et financés par avance.
Même un service de chirurgie ne peut plus se permettre de garder des patient·es longtemps. Tout est réglementé. Un·e patient·e de chirurgie ou une maman qui accouche doivent être dehors après 2 jours… Si des durées de séjour ne correspondent pas à ce qui est établi au départ, l’hôpital est pénalisé. La logique est purement financière. Ce qu’il faut dans notre secteur c’est être rentables et la question du temps donné aux soignant·es pour faire du lien n’entre pas dans l’équation.

En réanimation, on est un peu à part, les soins sont trop spécifiques et multifactoriels. Ils ne peuvent pas commencer à mettre des gens dans des cases – pas encore en tout cas. On est focalisé·es sur l’urgence de la prise en charge de pathologies critiques. Et à côté de cela, on est face à des êtres humains, qu’on est censé·es traiter comme tels. Mais on est aussi dans une course effrénée à la technique. Alors il y a une ambiguïté pour savoir à quelle partie on donne le plus de place et le plus de temps. C’est une question fondamentale dans l’hôpital aujourd’hui : quel temps prend-on encore pour communiquer, simplement passer du temps auprès des patient·es, écouter, être présent·es ? La technique prend de plus en plus de place dans les hôpitaux. L’informatisation galopante, qui fait que l’on est de plus en plus face à un ordinateur, était déjà en cours avant la pandémien.

Vous travaillez à l’hôpital depuis plus de vingt ans : est-ce que votre pratique a changé avec l’apparition du numérique ?
Oui, on est aujourd’hui dans une époque où il faut tout tracer. Le dossier patient informatisé offre certainement plus de sécurité et de traçabilité que sa version papier mais il est aussi beaucoup plus énergivore. Quand on était exclusivement sur un dossier papier, on pouvait ne rien y indiquer pendant 4 heures et tout écrire à la fin de son poste. Ça avait du bon parce que ça permettait une certaine liberté dans l’organisation des soins, dans la relation avec les patient·es, etc. Mais aujourd’hui on est dans une société où l’on ne peut plus fonctionner comme ça. Et les soignant·es ne voudraient plus fonctionner comme ça non plus.

Ils et elles se sentent fliqué·es, obligé·es de justifier ce qu’ils et elles font. Il faut pouvoir prouver qu’on a réagi, qu’on a fait telle ou telle chose, en temps et en heure. Avant on était beaucoup plus libres dans le temps. Il y avait une espèce de légèreté qu’on a perdu, c’est certain. Et je ne suis pas sûre que la traçabilité actuelle assure une réelle sécurité parce qu’on est dans la justification continue.

C’est une question fondamentale dans l’hôpital aujourd’hui : Quel temps prend-on encore pour communiquer, simplement passer du temps auprès des patient·es, écouter, être présent·es ?

Aujourd’hui, on demande aux soignant·es d’être factuel·les. On ne peut plus, dans ces dossiers, laisser libre cours à autre chose. Par exemple, l’un des points de travail qui est relevé à l’hôpital en ce moment est « la transmission d’information au point de transition ». Derrière cette jolie phrase, se cache un nouveau protocole de standardisation des informations. Sous couvert du fait que chaque patient·e a le droit d’avoir une communication et une transmission d’information de qualité, les transmissions orales doivent être faites de la même façon. On en est arrivé·es à élaborer des check-lists avec tous les types d’informations qui doivent être transmis. On est dans l’ère de la procédure.

Est-ce un frein à la relation avec les patient·es ?
Oui c’est un frein. On a régulièrement des patient·es – ceux et celles qui peuvent s’exprimer – qui nous font remarquer leur surprise de voir le nombre d’heures que l’on passe devant cet ordinateur. Ils et elles sont dans leur lit et nous voient assis·es face à cet écran en train de cliquer. Donc oui c’est un frein à la relation mais en même temps, on ne peut pas faire autrement. La seule façon de pouvoir récupérer du temps pour la relation c’est d’encadrer plus. C’est-à-dire que le staff infirmier doit être augmenté. On a le droit à un nombre d’infirmier·es en fonction du nombre de lits. J’ai douze lits de réanimation, j’ai le droit à vingt-quatre équivalents temps plein. C’est une norme légale mais qui date et qui n’est absolument plus adaptée au développement des techniques, à la lourdeur des pathologies, aux besoins des patient·es. Je pense que l’on peut faire les deux : avoir à la fois un dossier qui est complet – donc très lourd – et accorder du temps à la relation. Mais on a la possibilité d’accorder du temps à cette relation uniquement si on a un nombre suffisant de soignant·es dans des services comme ceux-là. Le problème fondamental, c’est que la relation aux patient·es n’est pas reconnue dans le travail. On fait parfois des calculs de la charge de travail – il y a des échelles, des outils qui existent pour la mesurer. On va demander combien de fois on a injecté un médicament, combien de fois on a pris des paramètres, combien de scanners, combien d’actes… Mais à aucun moment on n’évalue la qualité de la relation aux patient·es. C’est exclusivement quantitatif. Or la majorité des soignant·es souhaiteraient pouvoir prendre le temps de s’occuper correctement de leurs patient·es, de pouvoir échanger. Aux soins intensifs, il est vrai que les trois-quarts des patient·es ne communiquent pas mais il est quand même possible d’avoir une relation. Si ce n’est pas avec les patient·es c’est avec les familles. Les soignant·es ont besoin de ce temps-là pour établir du lien avec les patient·es et pour s’y retrouver elles et eux.

Je pense que si aujourd’hui on devait replonger dans une situation comme celle d’il y a deux ans, il n’y aurait plus personne dans les services de soins intensifs et même à l’hôpital en général.

Est-ce que la pandémie a changé ces logiques ?
La crise sanitaire s’est répercutée chez nous évidemment. On s’est retrouvé·es avec des patient·es dans des situations d’urgences extrêmes avec une pathologie que l’on ne connaissait pas, du moins au début. C’était une course folle pour absorber et soigner au mieux tou·tes ces patient·es qui arrivaient. Quand on n’y arrivait pas, il fallait les
« évacuer », les mettre dans une housse mortuaire et accepter les suivant·es. Tout cela dans un contexte où les familles ne pouvaient plus du tout entrer dans les hôpitaux, où nous étions les seuls relais auprès de ces personnes et les seuls liens avec les familles, dans des contextes critiques de décès. Avec le recul on se dit : « Comment on a travaillé ? Comment on a pu gérer ce genre de chose ? » Mais on ne s’est pas posé la question de : « Quel temps on a accordé à ces gens ? » On a fait ce qu’on a pu. On a soigné. Certain·es sont mort·es, d’autres sont sorti·es, et nous on les remplaçait.

On s’est aussi très vite rendu compte que l’on n’arriverait jamais à traiter le dossier comme on le gérait avant, que ça prenait une place beaucoup trop importante. On l’a simplifié en divisant par deux le nombre de clics que l’on avait à faire. On a choisi les items que l’on devait absolument garder : les paramètres vitaux et tout ce qui était absolument fondamental, dont on avait vraiment besoin pour s’assurer que le ou la patient.e reste en vie. S’occuper d’un·e patient·e Covid en réanimation, cela représente énormément de temps différents. Avant de rentrer dans une chambre, il y a toute une procédure pour s’habiller. Une fois dans la chambre, il faut faire attention à tous les gestes que l’on peut poser pour ne pas se mettre nous en danger. Après il faut sortir de la chambre et là il y au une autre procédure pour se déshabiller sans se contaminer. Ce n’est pas notre quotidien. On passait du temps à faire des choses que l’on n’avait pas l’habitude de faire. Et c’est pour récupérer ce temps-là que l’on a « sabré » dans le dossier.

Et à côté de cela, il y avait le confinement que personnellement je n’ai pas l’impression d’avoir vécu car j’allais à l’hôpital tous les jours. Mais une fois que l’on sortait de cet hôpital, on se retrouvait dans des rues désertes, où le temps s’était arrêté. Il y avait un gros paradoxe entre l’hôpital qui était une énorme fourmilière et l’extérieur où il n’y avait plus personne. C’était perturbant de voir tous les jours à la TV des gens qui s’occupaient comme ils pouvaient alors que nous, on courrait, on courrait, on courrait….

Quand on est dans une situation de crise, ce qui permet de tenir, c’est la projection, c’est la fin de la crise. Quand on est dedans mais qu’il n’y a aucune perspective, comment on tient ?
Au début, on ne croyait pas que ça allait arriver. Puis on a accueilli le premier patient Covid et là c’est devenu réel. Ensuite ils et elles se sont enchainé·es les un.es après les autres. En tant que cheffe d’unité, il fallait d’une part me gérer moi, et il fallait aussi gérer les équipes qui étaient, pour certaines, terrorisées. J’ai eu affaire à des gens complètement paniqués, et aussi des familles de soignant·es très angoissées à l’idée que ces dernier·es ramènent le Covid à la maison. C’était une gestion de crise sur plusieurs fronts (personnel, d’équipe et bien sûr les patient·es qui arrivaient). Donc, il n’y avait pas vraiment de place pour penser à quand on allait sortir de là. On n’avait même pas le temps d’élaborer nos stratégies, nos plans d’actions. On était dans l’instant présent tout le temps. Il nous arrivait quelque chose et il fallait réagir.

À un moment on s’est rendu compte que l’on n’arriverait pas à absorber tou·tes les patient·es et on a dû ouvrir, en un week-end, une quatrième réanimation. À ce moment-là, on s’est dit qu’on allait avoir un peu de temps pour se retourner mais on n’avait pas le personnel. C’est bien beau d’avoir des lits, des machines, des respirateurs si on n’a pas des gens compétents à mettre derrière. Dans tous les hôpitaux des unités ont fermé pour récupérer du personnel, sauf que ce personnel ne venait pas en soins intensifs car il n’était pas compétent pour cela. Après il a fallu s’adapter aux traitements, parce qu’on ne connaissait pas la maladie.

Il y a aussi eu des périodes d’accalmie. On a pu faire partir des patient·es sans que leur place ne soit immédiatement réattribuée. Il a fallu gérer cette diminution de pression mais parallèlement une autre pression s’est ajoutée très rapidement : soigner les autres patient·es, reprendre toutes les opérations qui avaient été mises en suspens, tout ce qui avait été postposé, tous ces gens qui n’osaient plus venir à l’hôpital et qui ont déclaré d’autres problèmes parce qu’ils n’ont pas été soignés pendant près de deux ans. Ça a été très marqué au niveau cardiaque et au niveau des pathologies oncologiques. Il y a eu une explosion de cancers. Alors ça ne se voit pas forcément dans mon service mais dans les soins en général ça se remarque. Dans le milieu de la psychiatrie, il y a eu aussi des gens qui n’étaient pas bien et dont la situation a empiré pendant cette période. On continue à le voir, ce n’est pas fini.

Je suis incapable de resituer toute cette période dans un contexte temporel. On était sous pression en permanence. Je rentrais chez moi à 20 heures, j’en rêvais la nuit. Et le matin j’étais repartie. On était dans cette boucle infernale et on ne savait pas se projeter, ni programmer. On ne savait même pas de quoi la journée allait être faite. C’est toujours un peu le cas en service de soins intensifs, on est flexibles. Mais là, c’était inimaginable. Je pense que si aujourd’hui on devait replonger dans une situation comme celle d’il y a deux ans, il n’y aurait plus personne dans les services de soins intensifs et même à l’hôpital en général. Les gens ne seront plus capables de gérer ce qu’on a géré à ce moment-là. Et je parle aussi pour moi, je ne pense pas que je pourrais refaire ça.

Il y a eu un manque de reconnaissance de ce travail selon vous ?
Oui. Les soignant·es attendaient une réelle reconnaissance qui n’est finalement pas arrivée. Souvenez-vous, au début il y avait des applaudissements aux balcons tous les soirs. À partir de la deuxième vague, on se faisait quasiment insulter, car c’était « à cause » de nous que l’on était restreint·es dans nos libertés. La population ne s’est pas rendu compte que les gens qui l’ont soignée n’étaient pas chez eux, n’avaient pas congé le week-end, qu’ils étaient au travail en permanence ! Et beaucoup l’ont fait de façon volontaire parce qu’ils voulaient être là.

Plus généralement, ces soignant·es veulent une reconnaissance de la technicité de leur métier. On attend d’eux et elles d’être hyper compétent·es dans les techniques et l’interprétation de ces techniques mais sans leur donner la reconnaissance liée à cela. Ça me parait normal qu’ils et elles la demandent. Aujourd’hui les jeunes ne restent pas à l’hôpital. En soins intensifs par exemple, il y a beaucoup de jeunes. Mais ce sont des gens qui travaillent là dix ans maximum puis ils s’en vont. Alors qu’est-ce que l’on garde dans notre service comme expérience, comme personne de référence ? Les « vieux », ceux et celles qui ont plus de dix ans d’ancienneté, ont un réel acquis, un réel bagage et plein de choses à apprendre aux jeunes qui arrivent. Mais sans véritable reconnaissance salariale et symbolique, ces gens-là, il n’y en aura plus !

Image : © Louis Pelosse

1

Pour aller plus loin, lire en ligne l’article de Guillermo Kozlowski, « Numérisation à l’hôpital, un gain de temps ? »