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Dossier

Vers une utopie inclusive et tolérante

Entretien avec Gia Abrassart
Journaliste indépendante, membre de BAMKO asbl

09-03-2019

Gia Abrassart, membre de l’asbl Bamko, a fait paraitre en 2016, avec Sarah Demart, l’ouvrage Créer en postcolonie 2010-2015. Voix et dissidences belgo-congolaises. Elle nous parle ici de son engagement dans l’activisme décolonial, des changements qu’elle perçoit quant à la réception dans l’espace public de ces questions mais aussi du pouvoir de l’art sur la construction de nos imaginaires.

Propos recueillis par Maryline le Corre, chargée de projets à Culture & Démocratie

Pouvez-vous nous parler de votre engagement au sein de Bamko ?
Je suis arrivée dans le militantisme et l’activisme décolonial avec une volonté de déconstruire nos imaginaires et d’élaborer une vision beaucoup plus inclusive de la réalité de terrain où – surtout
à Bruxelles – il y a une très grande diversité de population. Toutefois, cette diversité n’est pas directement visible ou retranscrite dans les espaces de pouvoir : l’espace public ou l’espace politique mais aussi les institutions culturelles, leurs directions et les institutions étatiques. Qui a le pouvoir ? Qui peut défendre ceux qui sont concernés par cette diversité ? On parle actuellement beaucoup de diversité, le « décolonial » se décline à toutes les sauces, mais comment est-ce que ça se traduit de manière empirique ? C’est très bien que le théâtre flamand ou le Bozar disent : « On est décolonial. » Mais concrètement, ça veut dire quoi ? Qui reçoit l’argent ? Qui est rémunéré ? Comment déconstruire ou décoloniser les pratiques des institutions culturelles qui prônent la diversité, dans un idéal gauchiste, alors que les Conseils d’Administration sont blancs et que ceux qui sont engagés avec des CDI, ce sont des personnes blanches ?

Donc chez Bamko on écrit, on réfléchit, on est impliquées dans ces réflexions postcoloniales, décoloniales, transculturelles. Comment inclure beaucoup plus les personnes issues des diversités, dont les afro-descendants des anciennes colonies belges (Burundi, Rwanda et Congo), qui ont co-construit l’identité européenne par leur richesse ? Comment est-ce que ça se traduit dans les relations actuelles, dans l’inclusion des personnalités ou des artistes et dans la reconnaissance de visibilité ? Pour cela on revient aux bases, on réexplique la colonisation et ses dégâts. Il faut aussi revenir sur l’esclavage lié au capitalisme et au projet colonial de Léopold II.

Voyez-vous une évolution dans la réception de ces questions, une forme de prise de conscience de la nécessité de cette déconstruction ?
Oui, il y a quelque chose dans l’air du temps qui fait qu’on ne peut plus éluder la question postcoloniale et la déconstruction décoloniale nécessaire. Ce « quelque chose », c’est une volonté collective et diffuse de mettre ces sujets à l’agenda médiatico-politique, culturel et institutionnel belge. C’est un travail qui tourne toujours autour de la même question : être entendus, être reconnus. On ne le fait pas que pour nous, on le fait en réparation de ce qui a été mal fait, pas fait ou dénié mais aussi pour les jeunes générations qui doivent porter le flambeau d’une identité multiple. Plus on sera, mieux ce sera, mais c’est avant tout une question de prise de conscience personnelle, de déconstruction mentale et non de Blanc ou de Noir.

Depuis 2015, il y a eu trois jeudis de l’hémicycle au parlement francophone bruxellois : un, sur le passé colonial de la Belgique ; un autre sur la question des métis ; et un dernier en octobre 2018 sur la restitution des biens culturels africains. Prochainement, il y aura une séance sur la question de « comment décoloniser l’espace public ? » Donc oui, on est de plus en plus entendus mais c’est un travail qui va prendre dix ou vingt ans.

il y a quelque chose dans l’air du temps qui fait qu’on ne peut plus éluder la question postcoloniale et la déconstruction décoloniale nécessaire. Ce « quelque chose », c’est une volonté collective et diffuse de mettre ces sujets à l’agenda médiatico-politique, culturel et institutionnel belge. C’est un travail qui tourne toujours autour de la même question : être entendus, être reconnus. On ne le fait pas que pour nous, on le fait en réparation de ce qui a été mal fait, pas fait ou dénié mais aussi pour les jeunes générations qui doivent porter le flambeau d’une identité multiple.

La réouverture du musée de Tervuren à Bruxelles, la question de la restitution des biens culturels au niveau international sont des sujets très présents dans le débat public aujourd’hui.
Oui, c’est quelque chose que les anciennes générations demandent déjà depuis longtemps. Aujourd’hui, avec la presse qui s’empare de ces questions, avec le support des alliés, des complices, avec une réelle réflexion sur ce qu’est le postcolonial, le décolonial, le travail va vraiment devoir être fait.

Mais ce n’est pas simple. Au musée de Tervuren par exemple, même s’il y a des changements, les questions vraiment de fond, telles que : « Qu’est-ce qu’on va faire des anciennes statues coloniales ? Comment cet ancien musée colonial va-t-il être formellement déconstruit ? Comment cette déconstruction totale transpirera-t-elle ? » ne sont pas réellement posées, et les experts issus de la diaspora africaine qui ont été réunis pour penser ces questions n’ont pas été associés à part entière à la réflexion autour du nouveau musée. Il y a une réelle résistance au changement.

Au niveau international, effectivement, les choses bougent aussi. On s’auto-stimule, on est en réseau avec d’autres collectifs décoloniaux artistiques répartis dans toute l’Europe. C’est ça qui est intéressant finalement : tous les chemins se regroupent. Ce réseau international nous donne plus de poids et le rapport de force est en train de changer.

L’artivisme est-il un moyen de déconstruction de ces imaginaires ?
Le médium artistique est puissant. En 2013 par exemple, nous avons interpellé les citoyens ixellois pour la création d’une place Lumumba à Matongé. Notre appel ainsi que ceux d’autres collectifs ont longtemps été refusés par les politiques au prétexte que Lumumba n’était pas un personnage assez consensuel. Finalement, le 21 janvier 2018, Bamko a organisé une présentation de la statue itinérante de Lumumba créée par l’artiste Rhode Bath-Schéba Makoumbu, à la galerie Ravenstein. Cette inauguration était suivie du concert Rumba Lumumba au Bozar qui était complet. La presse s’est emparée de l’évènement, d’autres associations et collectifs ont mené des actions. Et c’est cette conjugaison de talents artistiques, d’une certaine couverture médiatique et de la volonté collective qui a fait que le bourgmestre de la ville de Bruxelles a finalement cédé.

Un autre très bon exemple, c’est celui de Laura Nsengiyumva, artiste belge d’origine rwandaise qui a étudié à la Cambre et est désormais doctorante à l’Université de Gand. Elle a proposé une œuvre qui s’appelle PeoPL – quasi-anagramme de Léopold – pour déconstruire le symbole de Léopold II par rapport à l’État indépendant du Congo. Elle a reconstitué la statue équestre de Léopold II que l’on voit place du Trône, grandeur nature, dans 300 kilos de glace. Léopold et son cheval sont placés sous un piédestal renversé où se trouve une lampe chauffante qui fait fondre ce mythe colonial. Une œuvre radicalement magnifique. Un évènement éphémère et ponctuel, une idée complètement dingue. Cette œuvre fut exposée lors de la Nuit Blanche 2018, dans le grand hall de 400m² d’une école primaire néerlandophone, située rue Haute. L’artiste avait en amont donné quelques cours aux élèves sur la décolonisation belge. Cet évènement est celui qui a accueilli le plus de monde. Il y a eu 2800 visiteur·se·s entre 19 heures et 3 heures du matin. Je trouve ça magnifique : une artiste, belge, noire, bilingue, qui finalement allie le Rwanda, le Congo, la Belgique et la Flandre et qui dénonce, par son talent, une histoire qui doit être connue.

Il y a aussi des filles d’Amsterdam qui sont venues au MAS, le musée d’Anvers, pour décoloniser le musée. Il y a Rachida Aziz du Space. Il y a Gloria Wekker, universitaire en Hollande qui a écrit White Innocence et qui a fait salle comble au Kaaitheater.

Vous évoquez beaucoup de femmes à travers vos exemples. Bamko se considère-t-elle comme un comité féministe ?
Quand on est dans un groupe mixte, c’est très difficile d’avoir nos places, d’être entendues et ce rien que dans les luttes que l’on mène pourtant ensemble. Ce n’est pas nouveau, Angela Davis avait quitté les Black Panthers à l’époque parce que s’ils étaient un front de libération à l’extérieur, en interne il y avait des rapports sexistes, misogynes voire homophobes – et ce n’est pas la seule à l’avoir dénoncé. Nous on ne veut plus accepter ça, il y a cette volonté d’avoir notre propre espace, sans hiérarchie, sans l’influence du patriarcat.

Néanmoins, et bien que les femmes soient les moteurs, Bamko ne souhaite pas être étiqueté comme un comité féministe. Féminin plutôt car on intègre aussi les femmes qui ne se sentent pas ou pas encore féministes. Ce qui n’empêche pas à d’autres de l’être. On accepte la diversité.

Donc sans porter l ’étiquette de féministes, nous le sommes dans l’action en faisant la promotion de toutes les valeurs du féminisme. L’étiquetage n’est pas primordial. Pour être plus complète, je dirais que nous faisons la promotion d’un féminisme par l’action qui se concrétise de 5 façons dans l’institution. Tout d’abord, Bamko prône (1) un féminisme « implémenté » : autrement dit, nos projets visent à accompagner des femmes pour défendre leurs droits face à des situations de racisme ou en vue d’une création d’entreprise. Le projet « Afrosyndic », par exemple, a pour but de négocier les contrats de prestations des femmes et/ou de dénoncer le travail gratuit ou sous-payé par rapport aux hommes ou femmes blanches. (2) Un féminisme structurel et décisionnel, c’est à dire que la politique globale est pensée et mise en œuvre par les femmes qui dirigent sans les hommes. L’exercice effectif du pouvoir est en soi du féminisme. Les hommes sont intégrés dans un second temps.
(3) Un féminisme filial africain, d’héritage historique africain qui considère le fait que les femmes africaines étaient déjà féministes par l’action avant que les féministes européennes ne se lancent. Elles avaient leurs propres modalités et c’est ça qui nous inspire aussi. Nous sommes héritières d’une longue lignée d’afroféministes, de féministes africaines et de féminisme noir. Bien avant nous, des femmes comme Kimpa Vita (Angola, 1684-1706), Harriet Tubman (USA, 1820-1913), la Nanny des Marrons (Jamaïque, 1686-1733), ou Funmilayo Ransome-Kuti (Nigéria, 1900-1978), ont résisté aux puissances esclavagistes, colonialistes et machistes. En Belgique, Monique Mbeka (réalisatrice), Clémentine Faik-Nzuji (première afro-descendante professeure émérite à l’université) ou encore Suzanne Monkassa (milieu associatif) défendent un afroféminisme inscrit dans leur vie et dans leurs œuvres, et ce, sans publicité. (4) Un féminisme sans label. En effet, imprégnées par cet héritage, nous estimons qu’il est moins important de s’afficher comme féministes que d’agir comme telles ; nul besoin d’un label pour être pleinement et activement féministes. (5) Enfin, il y a aussi un féminisme par visibilisation positive et qualitative de femmes noires dans l’espace des débats publics.

On travaille toutefois avec beaucoup d’hommes qui sont d’un grand soutien mais ils sont plus dans l’ombre, ce sont les sœurs qui sont devant. Il était temps de prendre cet espace-là. Toutefois je pense qu’il n’y a pas de volonté aigrie d’inversion, ce n’est pas du tout exclusif.

Pensez-vous que la non-mixité puisse être un outil politique ?
Je crois en effet que la non-mixité peut être nécessaire. On est tous confrontés à nos constructions et parfois la non-mixité est intéressante ou naturelle parce qu’on crée des safe space qui rendent la parole beaucoup plus fluide, où on se sent beaucoup plus à l’aise, entendu·e·s, reconnu·e·s mais ça ne peut pas être la réponse ultime. Je crois aussi à ce mélange – je suis moi-même mélangée. Dans les plus belles soirées que j’ai vues, il y avait une diversité d’âges, de classes, de musique, d’orientation religieuse, sexuelle, etc. Mais quand on doit réfléchir à comment créer une utopie de société, la non-mixité est parfois nécessaire, quitte à créer des poupées russes (femmes de couleur uniquement, puis hommes et femmes de couleur, puis femmes uniquement, etc.). C’est primordial à un certain moment, de passer par là, surtout quand il y a eu des blessures, des traumas, des cicatrices émotionnelles, relationnelles de l’Histoire. Je pense que ça fait partie du parcours de réparation psychique personnel. Et une fois qu’on est passé par là, on est revigoré, recimenté pour pouvoir partager. Parce que sinon on est tout le temps confronté à des rapports de pouvoir insidieux où on doit se justifier, où quelque part c’est la victime – femme violée, femme dite de couleur ou quel que soit le trauma – qui doit justifier au dominant – qui n’a peut-être pas conscience d’être dominant et à qui on doit faire prendre conscience de cela. Alors c’est une perte d’énergie, ça ravive le trauma sans permettre la reconnaissance.

Ces espaces-là permettraient selon vous de faire commun ensuite ?
Bien sûr. Je crois qu’il faut d’abord se renforcer soi, sur le plan individuel, en fonction des traumas, des dissociations psychiques que l’on a traversées, pour ensuite s’ouvrir. Donc ces poches de résistance non-mixtes sont nécessaires. C’est comme si vous vouliez faire une thérapie de couple sans passer d’abord par une thérapie individuelle. C’est sauter les étapes. Et vu les stigmates et les traumas que laissent une expérience ou des expériences successives de racisme implicite, il faut vraiment faire un travail de lien social pour faire comprendre aux gens qu’on peut déconstruire ça. On peut aussi être afro-descendant et complètement raciste. Donc, comme disait Frantz Fanon, il faut sortir de cette binarité Blanc et Noir dans laquelle on est enfermé pour pouvoir travailler sur cette utopie inclusive et tolérante.