Michel Clerbois
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Dossier

Visiter le passé, le présent et l’avenir

Entretien avec Michel Clerbois
Propos recueillis par Anne Pollet, chargée de projets à Culture & Démocratie

13-06-2017

Nous avons rencontré l’artiste plasticien Michel Clerbois. Aujourd’hui dans son atelier à L’Usine, il n’a jamais vraiment quitté les friches. Michel Clerbois entretient une réflexion sur la mémoire et affectionne les traces du passé : la photographie exploitée à l’extrême et les empreintes pour conserver les dimensions et les matières des prélèvements.

Vivre et travailler dans des sites en friche

Créer des opportunités
« Il fallait définir pourquoi les artistes se tournaient vers ce genre de lieux. Le cas le plus connu c’était Warhol avec sa Factory dans les années 1960. Ensuite en Europe, les expériences furent nombreuses ; certains artistes se sont pris d’intérêt pour les friches, des lieux aux opportunités multiples et économiquement intéressants, en dehors du temps. Des associations, des groupes de théâtre, de musique, de danse, des plasticiens qui relevaient aussi la création d’une certaine esthétique et de modes de vie underground. Puis beaucoup d’artistes ont commencé à s’en soucier, on n’était plus dans la même mentalité que celle des premières générations. Des projets spéculatifs immobiliers étaient en attente et il fallait convaincre les propriétaires de donner ou de louer des espaces pour des moments éphémères.
Le souci, à l’époque, c’était de trouver des lieux grands et bons marchés. Nous voulions de l’espace et du recul pour travailler autrement. Les friches n’intéressaient personne, c’était avant tout des espaces vides, disponibles, mais aussi difficiles à gérer, insécurisants voire sinistres. Il n’y avait pas forcément de dimension anarchique, mais la liberté que procuraient ces lieux était immense. Dans une édition récente de Rois de la forêtn on peut lire le parcours d’un groupe de cette époque, l’association Le Frigo à Lyon : on y parle notamment d’une expérience avec des artistes actionnistes qui, lors du vernissage de leur exposition, déversent de l’huile partout, et les gens ne savent plus par où sortir. On ne pourrait pas faire ça n’importe où. »

Vivre à L’Usine à Ucclen
« J’étais avec ma compagne, plasticienne aussi, en recherche d’un espace d’atelier à Bruxelles. Nous habitions déjà précédemment dans une ancienne gare en province. Quand nous sommes arrivés à L’Usine en 1984, tout était vide, juste quelques objets par-ci par-là. C’était un espace à possibilités multiples qui correspondait à nos désirs, à notre travail et à notre mode de vie. À l’origine, il s’agissait d’une entreprise familiale fabriquant des objets en plastique depuis les années 1950. Les affectations ont peu à peu changé et cela s’est terminé dans les années 1970. Notre arrivée a fait naître diverses activités artistiques, surtout liées aux arts plastiques et au théâtre. Depuis 2015, le projet a pris de nouvelles orientations sous l’impulsion d’une équipe dynamique. L’installation d’une épicerie coopérative, la création d’une quinzaine d’ateliers, de salles de cours, d’appartements, etc. J’y suis toujours mais plus dans le même espace. »


Investir, exposer et s’inspirer des friches pour créer

Le projet Antichambre à Gand en 1986, une expérience de terrain parmi d’autresn
« L’exposition de Jan Hoet Chambres d’amis était un nouveau concept à l’époque. Il proposait d’investir des maisons particulières, dans la ville de Gand, en collaboration avec les propriétaires, et d’y inviter des artistes de renommée internationale pour y faire des interventions. Pendant plusieurs mois, le public visitait l’exposition et la ville, d’une maison à l’autre.
La proposition off Antichambre est née dans ce contexte. Une réaction anarchique, ouverte et complémentaire ! De nombreux artistes ont investi une usine désaffectée de 22 hectares et tout le monde s’est engagé à travailler sur ce lieu. Une ancienne usine saturée d’artistes et de leurs installations. Tout était permis. Il y a eu des sculptures de 5 mètres de haut, construites de choses qui traînaient dans l’usine, tandis que d’autres artistes amenaient des choses minimalistes. On a tout chamboulé et bien utilisé le site, parce que tout pouvait être utilisé, utilisable et transformable (sans financement ou aide officielle, en autofinancement et système d !). Cela donne un aperçu de ce qui pouvait se passer à l’époque. »

Photographier l’architecture industrielle, les friches et prélever des éléments
« Déambuler sur des lieux industriels, m’a toujours fasciné, je me suis beaucoup promené dans les friches ou dans les ports par exemple. Découvrir des objets comme des hélices de paquebot, qui faisaient 4 mètres de diamètre, c’était extraordinaire ; ce sont des sculptures, des ready-made…
Vagabonder, glaner, prendre des photos. C’est un peu visiter le passé, le présent et l’avenir ! La photographie est une technique très présente dans ma vie et dans mon travail depuis toujours. Dans les années 1980, j’ai travaillé les empreintes (technique de frottage avec du graphite) de parties de sols, de morceaux communs, sans caractère exceptionnel. Ce qui m’intéressait c’était le rapport à la mémoire et à la notion de la transcription de la réalité à la dimension 1/1.
Pour faire une empreinte, je choisis un lieu, un morceau de sol par exemple. Il y a différents niveaux de lecture des empreintes, ce sont des prélèvements, des morceaux d’architecture, de mémoire. L’objet se représente par lui-même dans sa texture et dans ses dimensions. C’est une pratique archéologique mais contrairement aux scientifiques, j’utilise l’empreinte à travers une réflexion plasticienne.

Le souci, à l’époque, c’était de trouver des lieux grands et bons marchés. Nous voulions de l’espace et du recul pour travailler autrement. Les friches n’intéressaient personne, c’était avant tout des espaces vides, disponibles, mais aussi difficiles à gérer, insécurisants voire sinistres. Il n’y avait pas forcément de dimension anarchique, mais la liberté que procuraient ces lieux était immense.

Des traces sur le sol où il y avait eu une activité humaine. C’est l’histoire du bâtiment, du lieu ; une histoire banale, quelconque, certes, mais qui dit que quelque chose s’est passé à un moment.
L’empreinte est proche d’une réalité concrète alors que la photo passe par de nombreux paramètres mécaniques et techniques. La photographie donne des impressions de réalité. J’ai assemblé des empreintes avec des photographies, les deux perceptions se sont combinées. Deux définitions d’un lieu qui en deviennent une troisième. C’est une projection intellectuelle et conceptuelle dans la perception de la personne qui regarde. »


Les friches, métaphores modernistes ; des installations qui revisitent le passé

« Les évolutions historiques liées au communisme et au capitalisme dans les années 1990, ont changé la notion de modernité. J’ai entamé dans ces années-là, des réflexions métaphoriques et plasticiennes sur ces notions, à partir des friches industrielles et sociales, de leurs histoires, de leur avenir.

Deux exemples :
– Le site ferroviaire de « Hirson-Buire » (Nord de la Francen)
« Je m’intéressais à l’architecture industrielle,
spécifique, fonctionnelle, pensée en rapport à l’efficacité et non à l’esthétique. Le site de Hirson-Buire est lié à l’histoire du chemin de fer français. À l’époque, la France ferroviaire était divisée en quatre secteurs. Quatre sociétés différentes pour gérer le trafic national avec des intersections à certains endroits. Le site de Hirson-Buire était l’un d’eux. À partir d’un même espace rural fut créé deux nouvelles cités, avec des outils spécifiques et des architectures singulières. Deux cités, avec deux piscines, deux hôtels, etc., et le point d’intersection de deux compagnies, la gare de tri. Au début du XXe siècle, un million de wagons transitaient par là. C’était l’époque des trains à vapeur et puis il y a eu la réunification et l’électrification du réseau, et le site n’a plus eu de raison d’être.
Lorsque je découvre celui-ci en 1994, il y avait encore une rotonde, (ce lieu où on entretenait les locomotives), une florentine (tour de contrôle), quelques bâtiments et les cités cheminotes. Le site était devenu un archétype de la friche dont on ne sait que faire ! Marcel Bouleau, un ancien cheminot passionnén, se battait pour sa réaffectation et son classement. Il rassemblait des documents, des photos, des cartes postales, vestiges historiques de ces moments passés et voulait faire classer la florentine (elle l’est aujourd’hui). Quand je l’ai rencontré, j’avais un projet d’exposition sur la thématique du train et nous avons donc décidé de travailler ensemble. J’ai réalisé des photos du site, revisité le paysage en faisant des clichés à partir de cartes postales anciennes.
L’exposition a été montrée en 1995 au Musée du Grand-Hornun. Il s’agissait pour moi de confronter le passé et le présent du site d’Hirson-Buire et de le faire dialoguer avec delui du Grand-Hornu. Celui-ci, quelques années auparavant, fut sauvé par l’audace d’un architecte, Henri Guchez, avant de devenir le Mac’s, musée d’art contemporain en 2002 et un fleuron du patrimoine officiel (classé à l’Unesco en 2012). »

– Le charbonnage de Heudsen-Zolder, Steenkoolmijn Zolder 26.01.1907 – 16.05.1997n
« Quand je suis arrivé à Zolder, j’ai compris que le charbonnage était le point névralgique de la région et qu’il était fermé depuis 5 ans. Nous l’avons visité et j’ai trouvé l’endroit incroyable. Des machines et des outils y étaient toujours, abandonnés. C’est dans ce contexte que j’ai découvert l’infirmerie du site dans laquelle j’ai trouvé et récupéré des documents, des radiographies, des armoires et divers objets qui serviraient par la suite pour faire mon installation dans le centre culturel.
Lors des prises de vue, on démolissait les infrastructures et les ouvriers ont un peu ralenti les travaux pour que je puisse faire le mien. J’avais sollicité la commissaire d’exposition pour rencontrer d’anciens mineurs et j’ai pu les photographier. Leurs portraits étaient la trace de cette rencontre dans l’exposition.
Prendre des photos du lieu, prélever des éléments et créer une installation. Puis, grâce aux rencontres, avec les mineurs s’est aussi développé un côté social, ces personnes étaient toujours très liées à leur lieu de travail, même si elles y ont souffert, la démolition du site les touchait profondément.
Dans l’installation du centre culturel de Zolder, j’ai créé une métaphore autour de cette parenthèse industrielle : l’œuvre s’appelait Steenkoolmijn Zolder 26.01.1907 – 16.05.1997. Nonante ans d’activité et puis… ! L’exposition a été un succès auprès de la population locale.
La proposition de l’exposition était de sortir l’art du centre culturel et moi j’y ai ramené le charbonnage. »

 

Image: © Michel Clerbois. Site Hirson-Buire, Florentine, 1994-1995

1

GARLAN A., Rois de la Forêt. Mythologie et rites d’une tribu de l’underground des années 1980, Lyon, Éditions Hippocampe, 2017.

2

L’Usine, 40 rue du Doyenné –1180 Bruxelles.

3

Antichambre, Gand, 1986.

4

Sur l’histoire d’Hirson-Buire, voir : https://www.youtube.com/watch?v=upSuHk2BZ0o

5

Marcel Bouleau, Hirson et le rail, 2011.

6

Train et création, Musée du Grand Hornu, 1995.

7

Buiten-Gewoon, Cultureel Centrum Heusden Zolder, 1997.

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