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Dossier

Vivre et rêver avec le conte

Anna Angelopoulos
Anthropologue et psychanalyste

25-04-2020

À la différence des mythes, dont les héros et héroïnes étaient bien réels pour les sociétés anciennes, les contes populaires sont des récits de fiction, ancrés dans un espace-temps imaginaire. Quels liens et rapports de croyance entretenons-nous néanmoins avec eux ? À l’heure du règne de l’écran, notre relation aux images générées par ces récits a-t-elle changé ? Anna Angelopoulos aborde dans cet article les mécanismes et les ressorts symboliques du conte, « théâtre de l’impensable » qui divertit, ment et console, et qui, aujourd’hui encore, semble conserver par-delà les ans une irréductible part de mystère.

Le conte oral se transmet de bouche à oreille, depuis des temps immémoriaux ; cet axiome1 nous renvoie aux origines de la parole, mais aussi de la langue, si l’on accepte que l’humain « se raconte » à partir du moment où il parle.

Dans la langue grecque, pour désigner le conte, le mot que l’on utilise est « para-mythe2 ». Ainsi, dans ma langue, est inscrit un rapport de parenté étroit entre mythe et conte, qui en marque la dimension mythique. Comme nous le savons, le mythe a été un objet de croyance dans les sociétés anciennes. Les dieux et déesses des civilisations antiques étaient réel·les pour les mortel·les, venaient en communication avec eux·elles régulièrement. Il·elles se rencontraient, avaient ensemble des histoires d’amour, de rivalité, de vengeance. Ainsi les divinités faisaient partie d’un système religieux de croyance, tout comme les héros et héroïnes des mythes qui appartenaient à l’épos, à la tragédie. Il ne s’agissait pas de remettre en question leur existence ou leur réalité.

Il en va différemment avec les contes populaires, dont les héros et héroïnes sont des personnages fictifs, qui appartiennent à un espace-temps imaginaire, créés et transmis collectivement depuis des générations. Le conte oral se recrée sans cesse à travers les siècles, les langues et les pays, dans une dialectique incessante entre le conteur ou la conteuse et son assistance qui l’écoute et l’incite à remodeler les récits à son gout3. Mais cela veut-il dire pour autant que le conte de transmission orale n’implique pas la croyance ?

Il en va différemment avec les contes populaires, dont les héros et héroïnes sont des personnages fictifs, qui appartiennent à un espace-temps imaginaire, créés et transmis collectivement depuis des générations. Le conte oral se recrée sans cesse à travers les siècles, les langues et les pays, dans une dialectique incessante entre le conteur ou la conteuse et son assistance qui l’écoute et l’incite à remodeler les récits à son gout3. Mais cela veut-il dire pour autant que le conte de transmission orale n’implique pas la croyance ?

Je pense à cet enfant qui m’avait dit un jour : « Tu l’as rencontré, toi, le Petit Chaperon Rouge ? » C’était à l’époque où je rédigeais le Catalogue du conte merveilleux grec avec une équipe d’amies4. Le ton de sa voix n’était pas interrogateur, mais plutôt confiant et admiratif. Il m’observait, entourée comme j’étais de dossiers remplis de versions de contes manuscrits à l’encre de chine, illisibles quasiment. Autant d’indices révélateurs du fait que je l’avais certainement rencontré autrefois, moi, le Petit Chaperon Rouge. J’étais forcément témoin oculaire de son histoire. J’eus le temps de penser, depuis, que l’on a besoin de croire à sa propre fiction, croyance inévitable et requise dans la constitution du pacte narratif entre conteur·se et audience. Le Petit Chaperon Rouge, dans l’échange cité plus haut, figurait auprès de tous les héros et héroïnes dignes de ce nom, appartenant au panthéon de nos récits, singuliers ou collectifs. La petite fille qui rencontre inopinément le loup dans la forêt est une création de l’imaginaire collectif traditionnel. Il était donc essentiel que quelqu’un l’ait vue, au moins avec les yeux de l’esprit, l’ait visualisée avant de pouvoir en parler et de la rendre présente.

Bien que la parole soit la matière première du conte, elle n’est jamais suffisante pour le·a conteur·se ou l’assistance. Ce sont les images qu’elle fait surgir qui lui donnent sa force. Ces images au contenu manifeste sont métaphorisantes au sens où elles témoignent également d’un contenu latent. Autrement dit, pour entrer dans le conte, il faut emprunter la voie des images, la voie de la métaphore qui exprime ce que le conte recèle souvent en son fond, des aspects sombres et occultés de la psyché humaine dont il envoie, par la figuration, des images.

Pensons à la rencontre entre la fillette vêtue de rouge et le loup, une rencontre surprenante qui voile le surgissement de pulsions nouvelles accompagnant la puberté naissante, ou bien au jeu du miroir magique dans Blanche-Neige, support des desseins meurtriers inconscients d’une mère vieillissante jalouse de sa toute jeune fille.

À part sa fonction bien connue de divertir, le conte oral a toujours eu comme fonction de mentir. « Je ne suis pas payé·e pour dire la vérité », disaient les conteur·ses traditionnel·les d’autrefois, ouvrant ainsi à l’espace fictionnel. Il est intéressant de s’apercevoir que le mot paramythi5, dans la langue grecque courante, a pour deuxième sens « mensonge ».

Par ailleurs, en grec ancien, le terme paramythia6, exprime la consolation. Ce terme fut utilisé pour désigner les discours funèbres, consolateurs, pendant plusieurs siècles. L’idée très répandue et constante du réconfort apporté par le conte traditionnel, concerne surtout l’apaisement des passions subies par les personnages, lors de leur parcours initiatique, dans les contes dits « merveilleux, » ces récits que Vladimir Propp7 dans sa Morphologie du conte, proposait de renommer « contes mythiques ». Or, selon la loi du genre, ces contes ont toujours une fin heureuse, rassurante, prise dans la pulsion de vie.

En effet, après les tribulations mouvementées de ses héros et héroïnes, le conte traditionnel ne se termine-t-il pas toujours par un dénouement heureux ? Le bonheur imaginaire des personnages, loin de la réalité quotidienne de l’assistance, apaise : « Ils vécurent heureux, et nous encore mieux ! » selon la formule consacrée en Grèce.

*

Un autre aspect du conte est sa force fictionnelle qui lui confère des vertus thérapeutiques dans la mesure où il peut être utilisé comme médiateur de la vie psychique8. Il peut ainsi servir d’outil thérapeutique avec des personnes en souffrance dont le monde intérieur n’est pas suffisamment structuré, et qui connaissent d’importantes difficultés de symbolisation9. Dans ce cas, le conte permet de restaurer l’imagination. Il éveille également la figurabilité chez le sujet traumatisé, conduisant son vécu inorganisé sur le chemin des représentations.

Une expérience en milieu psychiatrique10 autour de la création collective d’un conte avec des patient·es, m’a donné la mesure de cette médiation thérapeutique.

Bien que cruauté et violence ne soient pas évitées dans le conte traditionnel, avec les marâtres qui persécutent les jeunes filles, les pères incestueux qui suppriment leurs petits-enfants, ou les filles qui tuent leur mère, on remarque cependant que le conte oral n’explicite pas frontalement l’horreur de ces situations, mais la présentifie par la force des images poétiques. C’est ainsi que se trouve théâtralisé non seulement l’indicible mais aussi l’impensable pour son public.

À l’heure actuelle, l’oralité fonctionne différemment, suivant les règles qui obéissent à une nouvelle réalité sociale, véhiculée par le cinéma, la télévision, la tablette, où l’image stéréotypée est dominante. Le temps mythique semble être compté. Serions-nous au bout du conte ? Est-ce encore possible pour nous d’égrener la chaine intemporelle de récits lus, écoutés, traduits, intériorisés, rêvés, partagés avec d’autres ?

Dit autrement, est-il toujours possible de rêver ou de croire à ces images formatées ? Remarquons néanmoins que les contes merveilleux, depuis la Blanche-Neige de Walt Disney, devenue emblématique, sont de plus en plus investis par le cinéma hollywoodien et, diffusés mondialement, font partie des premiers spectacles auxquels les parents emmènent leurs enfants.

*

Nous savons que, traditionnellement, les contes se racontaient lors des veillées, partage d’un monde imaginaire de rêveries communes à
l’approche de la nuit. Pour les enfants, c’est aussi le soir, avant de s’endormir, qu’on raconte une histoire, au moment où ils craignent d’être englouti·es dans le trou insaisissable de l’inconnu. Alors, les images du conte viennent faire jonction avec celles du rêve.

Patrick Chamoiseau, grand littéraire, poète et connaisseur en profondeur des contes oraux antillais, a témoigné dans ses divers essais de la nécessité du conte dans le contexte esclavagiste11. Il se réfère à une coutume martiniquaise qui interdisait, de manière sévère12, de conter en plein jour, et tous les conteur·ses obéissaient. « Pas de paroles de jour, car la nuit est bien plus propice à modeler de l’invisible […], la nuit, ce n’est pas la Raison qui voit, c’est tout le reste. »

Le contexte des contes populaires dont parle Patrick Chamoiseau est celui de la traite négrière et de l’esclavage en Martinique. « Les conteurs anciens parlaient en face de la nuit », et, poursuit-il, « cette nuit se tenait, elle, en face de la mort. » Ces conteurs étaient convoqués en tant que maitres de l’indicible, lors des veillées mortuaires. Prévenus par les joueurs de conche que dans telle maison quelqu’un venait de mourir, ils s’y rendaient pour y passer la nuit de veille.

« Parler en face ou auprès d’un mort, c’est comme se trouver à l’aplomb d’un abîme, il faut se débrouiller au maximum car on se bat presque pour sa propre vie, et pour la vie tout court ! La tâche du conteur est de dire : Venez du côté de la vie ! […] Devenez des guerriers de l’imaginaire ! » écrit-il, en évoquant l’importance de la fonction des images partageables dans les situations extrêmes.

C’est en effet en inventant de toute pièce des gestes, des récits pour railler les maitres esclavagistes, pour dire l’impensable de leur propre histoire, de leurs souffrances communes, que peut renaitre la vie psychique détruite.

L’écrivain fait état de cette fonction essentielle des contes à redonner vie aux psychismes détruits par l’épreuve dévastatrice des traversées forcées dans les cales des bateaux négriers. Patrick Chamoiseau fait état de la disparition totale de l’imaginaire, de son effondrement, « dans la cale, où survient la mort de tout ». Pour lui, ce sont alors, successivement, « les musiques et les contes qui peuvent prendre la relève, qui ont le pouvoir de régénérer la créativité de nos humanités », à partir du manque fondateur, créé par les situations extrêmes.
C’est en effet en inventant de toute pièce des gestes, des récits pour railler les maitres esclavagistes, pour dire l’impensable de leur propre histoire, de leurs souffrances communes, que peut renaitre la vie psychique détruite.

Ce resurgissement de l’imaginaire que les esclaves exprimaient en différentes musiques, langues et dialectes, a conduit le conte oral martiniquais à sa créolisation, notion développée par Édouard Glissant13.

Intéressante notion évoquée aussi dans la note d’intention, proposée par la rédaction pour le présent numéro, concernant en effet l’état du conte à l’heure actuelle qui s’inscrit à grande échelle, dans la « créolisation du conte dans le village planétaire ».

L’apport de Patrick Chamoiseau m’a renvoyée au texte fondateur de Vladimir Propp, dans sa Morphologie du conte, où il formalise la fonction du manque dans la situation initiale du conte. Il est d’ailleurs le premier à en faire état dans son ouvrage daté de 1928. En exposant les trente et une fonctions du conte merveilleux (ou mythique), il en souligne deux parmi d’autres comme étant essentielles pour la fabrication d’un conte : ce sont le manque suivi du voyage du héros. Le héros doit absolument partir, car il souffre d’un manque. S’il n’en souffre pas, le conteur doit lui en créer un, afin de le faire partir, selon Propp14.

Ainsi ces deux auteurs, écrivant autour du conte populaire dans des époques et des pays éloignés, ont discerné l’importance du manque fondateur. Pour l’écrivain martiniquais, c’est le manque lié aux situations extrêmes à partir duquel il faudra régénérer l’imaginaire effondré.

Et, pour le chercheur formaliste russe qui a connu le totalitarisme soviétique, il s’agit aussi de mettre en exergue la fonction dynamisante et structurante du manque, nécessaire comme incitation au départ du héros et donc du conte.

*

Le conte, théâtre de l’impensable, divertit, ment et console. Aujourd’hui, après quatre décennies de renouveau, il contient toujours pour son public un message imprévisible, énigmatique, qu’il nous faut déchiffrer par-delà le temps.

Tissé de mots et d’images, il est en mesure de faire du manque un élan créateur et, par la force de l’imaginaire dont il est porteur, de soigner et vivifier la vie psychique figée. Le conte n’a pas fini de nous étonner.

1

Extrait de la note d’intention envoyée aux contributeur·rices de ce dossier. À retrouver dans la suite du dossier.

2

À côté du mythe, le conte (paramythe) est considéré comme un genre mineur, un dérivé ; d’autres exemples de mots composites avec la préposition « para » : paralittérature, parapharmacie, paratonnerre.

3

Nicole Belmont, Poétique du conte, Gallimard, 1999, p. 13-14.

4

Anna Angelopoulos, Aigli Brouskou, Marianthi Kaplanoglou & Emmanouela Katrinaki , Georgios A. Megas, Catalogue of Greek Magic Folktales (ATU 300-749, version abrégée, en langue anglaise, des 5 volumes publiés en grec). Folklore Fellows Communications n° 303, Academia Scientiarum Fennica.

5

Par exemple, l’expression « raconter des contes » à une jeune femme désigne le fait de la tromper.

6

Paramythia, voir les discours funèbres d’éloge et de consolation dans l’antiquité.

7

« Les contes merveilleux […] méritent le nom ancien, maintenant abandonné, de contes mythiques », Vladimir Propp, Morphologie du conte, Points/Seuil, 1970, p. 122.

8

René Kaës, Contes et divans, « Médiation du conte dans la vie psychique », Dunod, 3e éd., 2004, p. III-VIII.

9

Pierre Lafforgue, Petit Poucet deviendra grand : soigner avec le conte, pbp, 2002.

10

Il s’agit d’une expérience clinique avec un groupe de patient·es du centre Artaud à Reims de 2017-2018. Anna Angelopoulos, « À la recherche de l’homme normal », in Le Coq Héron, n°234, 2018, Érès, p.10-16.

11

Voir notamment : Patrick Chamoiseau, La Matière de l’absence, Seuil, 2016, p. 28-33.

12

Sous peine de devenir… un panier : Patrick Chamoiseau, op.cit., p. 27.

13

Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, « La créolisation est la mise en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de cultures distinctes, dans un endroit du monde, avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments ».

14

Vladimir Propp, op.cit., p. 117-118.

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